mercredi 31 décembre 2014

Le 31 décembre, nous sommes déjà en 2015

La distribution des nouveautés chez les libraires, c’est une logistique lourde et complexe destinée à mettre en place les « offices », c’est-à-dire l’ensemble des volumes publiés en même temps, le jour de leur parution. Le client fidèle à son libraire voit donc arriver, chaque mercredi et jeudi pour le gros de la troupe, les volumes fraîchement imprimés dans lesquels il attendait de se plonger. Quand les choses se passent normalement.
Car les jours fériés bouleversent parfois ce bel ordonnancement. Parmi eux, le premier de l’année tombe, la prochaine fois, et donc presque tout de suite, un jeudi. Impossible, en pratique, de fournir le 1er janvier votre enseigne préférée : elle sera probablement fermée. Donc, ce sera le lendemain ou, dans un accès de prudence, la semaine suivante. Sauf pour quelques cas, et non des moindres : des nouveautés de 2015 devraient être en librairie dès aujourd'hui. Gallimard, plusieurs éditeurs du groupe et d’autres distribués par ses équipes ont donc choisi de gagner un jour sur le calendrier plutôt que d’en perdre un.
De sorte que la traduction du roman avec lequel Eleanor Catton a reçu l’année dernière le Man Booker Prize, Les luminaires (Buchet-Chastel), devrait être disponible pour celles et ceux qui, solitaires au réveillon de Nouvel An, désirent l’occuper à la lecture. Avec 992 pages, il y a de quoi traverser une nuit blanche, et même plusieurs. Americanah, de Chimamanda Ngozi Adichie (Gallimard), arrivera en même temps. Et, du côté des écrivains français, Jérôme Garcin (Le voyant, Gallimard), Gilles Leroy (Le monde selon Billy Boy, Mercure de France) ou Jean Rolin (Les événements, P.O.L.), pour ne citer que les plus attendus, se présenteront eux aussi avant l’heure.
Ensuite, ce bref moment d’agitation passé, la vie du livre reprendra son cours normal. Avec, bien sûr, d’autres occasions de se précipiter sur, par exemple, dès le 7 janvier, Vernon Subutex, 1, de Virginie Despentes (Grasset), Soumission, de Michel Houellebecq (Flammarion, mais une copie du livre circule déjà sur Internet depuis deux ou trois jours), ou Danser les ombres, de Laurent Gaudé (Actes Sud). Et tous les autres. Le programme est copieux avec 549 ouvrages de fiction annoncés par Livres Hebdo jusqu’au 28 février. La rentrée d’hiver n’est pas frileuse.

P.-S. Je vous souhaite, quelle que soit la date où vous l'ouvrirez, une excellente année de lectures.

samedi 27 décembre 2014

Bilan 2014 : bof ! ou presque

© Frankie Fouganthin
Avouons-le : quand on lit en français, on se sent plus proche d’un écrivain qui utilise la même langue et le sacre d’un Patrick Modiano (notre photo) par le Nobel, comme celui d’un Le Clézio il y a huit ans, a tout pour nous réjouir. Surtout quand l’œuvre est à la hauteur de la récompense, comme c’est le cas pour l’un et l’autre. Modiano, c’est un univers romanesque construit dans le brouillard, dans lequel on se perd parfois, mais avec délices. De nombreux détails concrets rendent le Paris des années d’occupation aussi proche que si nous y avions vécu, en même temps que les pistes ouvertes dans les fausses enquêtes constituant souvent la trame romanesque se dissolvent. Toute l’ambiguïté de son art est dans la distance qu’il place entre des narrateurs, qui lui ressemblent sans être vraiment lui-même, et d’autres personnages dont les silhouettes se précisent et s’estompent dans un seul mouvement. L’écriture est souveraine, elle est la valeur suprême sans laquelle il n’y a pas de création littéraire. Le succès public du nouveau roman de Modiano, Pour que tu ne te perdes pas dans le quartier, est donc très réjouissant.
Pourtant, les fausses valeurs dominent, et de loin, les classements des meilleures ventes. L’année a commencé avec un élan d’enthousiasme, dont on se demande encore ce qui le justifiait, pour le premier roman d’Edouard Louis, En finir avec Eddy Bellegueule. Ou comment réussir à affirmer son homosexualité dans un milieu provincial qui n’est pas prêt à l’accepter. Le sujet et les prises de position fracassantes de l’auteur ont fait oublier la facture médiocre de l’ouvrage, porté aux nues et devenu emblématique. Un sujet d’étonnement, au moins.
Moins étonnant est le succès, devenu habituel, des auteurs qui publient, comme des métronomes, un nouveau livre au printemps, leur assurant une vie confortable jusqu’aux migrations d’été vers les plages. Il s’agit de Guillaume Musso (Central Park) et de Marc Levy (Une autre idée du bonheur), abonnés aux gros tirages. Mais ils ont été, cette année, rejoints, parfois même dépassés, par les trois volumes dans lesquels Katherine Pancol a étiré Muchachas, roman dont nous aurions pu nous passer aussi facilement que ceux de Musso ou Levy.
L’été septentrional passé, nous allions, pensions-nous, renouer avec des ouvrages plus proches de l’idéal littéraire que chacun nourrit, plus ou moins consciemment, au plus profond de soi. D’ailleurs, la rentrée avait bien commencé, avec le volumineux et ambitieux roman d’Emmanuel Carrère, Le Royaume, où la fondation du christianisme était évoquée de manière bien plus fine et intelligente que dans des productions à grand spectacle dont Hollywood a le secret.
Mais personne, ou presque, n’avait vu venir Valérie Trierweiler et son livre en forme de règlement de comptes avec un président infidèle. Merci pour ce moment est devenu un incompréhensible phénomène de société. Quoique, en réfléchissant un peu, il est aisé de constater que le livre prolonge, selon la même logique du voyeurisme à succès, la ruée vers Closer quand ce magazine à la réputation construite sur les « paparazzades » avait publié, en janvier, les premières photos de François Hollande et de Julie Gayet.
On n’avait pas trop vu venir non plus l’emballement autour du nouvel essai d’Eric Zemmour, Le suicide français. Quoique, même sans réfléchir, il est aisé de voir quelle direction l’opinion publique a prise dans ce pays.
Faut-il pour autant désespérer ? Non. La littérature, à laquelle n’appartiennent pas les derniers livres cités, n’est pas morte. Le Goncourt à Lydie Salvayre pour Pas pleurer redonne foi dans la lecture de qualité.

mercredi 24 décembre 2014

14-18, Albert Londres et la reine aux joues roses




Trois nuits et deux jours de bataille
Une reine qui passe

[De l’envoyé spécial du « Matin »]
Furnes, 20 décembre.
La tour des Templiers et celle en loques de l’église – du cadavre de l’église – prient sur Nieuport. Marcher la nuit, après dix heures, entre l’une et l’autre, c’est s’apparaître comme un fantôme. Nous avons été ce fantôme.
Si à Lombaertzyde et à Saint-Georges des Allemands ont dormi, c’est du dernier sommeil. En arrière de la ville, les batteries franco-belges à tour de bras battaient les deux villages. Bras infatigables ! Ça tombait avec une régularité d’horloge. L’ennemi qui voulait mourir n’avait qu’à choisir sa minute. Il y en avait pour tout le monde. Qui veut de la mort ? Qui veut de la mort ?
Nous marchions le moins possible. Nous étions dans l’une de ces heures où l’on préfère ne pas entendre son pas. Puis ce n’est pas la ville qui nous intéressait. Nous l’avions vue. Nous étions venu respirer la guerre à l’angle même d’une fourche de bataille : de Nieuport partent deux routes, et à quatre kilomètres de chacune on trouve Saint-Georges et Lombaertzyde.
Depuis quarante-huit heures, l’offensive est reprise. Les alliés la mènent dure. L’après-midi, entre Nieuport-ville et Nieuport-bains, dans ce couloir désertique, les dunes ont vu rougir leurs oyats. Les bataillons français et belges ont piqué dans l’ennemi, ils se sont assurés de l’entrée de Lombaertzyde, de l’entrée seulement. Les bataillons attendent là. Cette nuit, on leur prépare la besogne. Cette nuit, le fer est pour rien.
C’est sans arrêt, c’est régulier, c’est positif. On ne leur envoie pas des obus par intermittence. Pour les amuser, on leur déverse froidement le massacre, et chaque coup hurle en tombant : Mourez, mourez, mourez.
Ils occupent encore un bout de Lombaertzyde et tout Saint-Georges. Beaucoup devaient dormir. Ça leur vient sans avertissement. Il est onze heures de la nuit. Ils sont écrasés sous les maisons ou écrasés dans la rue. S’ils tâtonnent, ils ne trouvent plus le camarade, ils le sentent sous le pied, ayant roulé. La fonte ne dit pas où elle éclate. S’ils restent là, s’ils fuient, c’est le même sort. Ils fuient parce que c’est le mouvement d’instinct. C’est le même sort. Saint-Georges ! Lombaertzyde ! Il est plus de minuit. La chair doit traîner dans la boue, la cervelle coller au casque. Il est une heure. Les obus passent froidement : Mourez, mourez.
Quand vers trois heures après minuit le feu cessa, l’effroi, effet du silence, recouvrit Nieuport. Des ruines, une sentinelle, des ruines. Ces poutres, ces pans, ces toitures qui n’ont que leurs lattes prennent dans l’ombre des positions provocantes. En traversant un bois, la nuit, les arbres semblent des voleurs embusqués. Ces moignons de maisons sont autant de spectres gesticulant. Se donnant la main tout le long des rues, ils font une sarabande abattue en plein échevèlement. Qu’est-ce qui vous guette-là ? Ce n’est pas un homme, c’est un mur en équilibre. La proximité du sang qui vient de gicler, le fracas apaisé dans l’air, mais persistant dans l’oreille, l’appréhension du bruit de son pas, la nuit, ah ! que le cœur désirerait de la chaleur !
*
* *
Ce matin, le lendemain, la mer est opale et dans le fond gansée de bleu. Sur la ganse dix-sept navires sont posés. Nous sommes à Oost-Dunkerque.
Cette nuit le feu actif s’arrêta vers trois heures. Jusqu’au jour, quelques coups leur rappelèrent qu’on était toujours là ; au jour, le feu actif reprit. C’étaient les dons de la terre. À neuf heures, la mer commença de distribuer les siens. Les dix-sept navires s’en chargèrent. Ils étaient tous alignés. Deux petits, un gros, trois petits, un gros, deux petits, un gros et des petits. Ils crachaient presque ensemble et de l’un à l’autre les yeux ne couraient pas assez vite pour en saisir tous les éclairs. Les yeux cillaient. On enfermait l’ennemi dans un angle de feu. L’angle dura jusqu’à onze heures et se reforma l’après-midi. À onze heures, treize vaisseaux passèrent la ligne d’horizon. Il resta quatre contre-torpilleurs. Ils se mirent à glisser. Nous les suivîmes. À un moment ils pétaradèrent en filant à toute fumée. Ils ne tiraient pas sur la côte. Aucun éclair. Ces coups n’étaient pas du même son que ceux que nous venions d’entendre. Ils paraissaient sortis d’une mitrailleuse sourde. Ces contre-torpilleurs se gardaient d’un sous-marin.
Cette poursuite nous conduisit à une autre plage. Sur le sable, un régiment belge était figé, tête fixe, fusil au port. Une dame passait devant. Cette dame avait sur la tête un bonnet de laine blanche ; autour du cou, un cache-nez blanc, et l’une de ses mains était abritée dans la poche de son manteau noir. Chaque soldat, se croyant regardé, se raidissait davantage à la seconde du passage. Aux endroits où le sable était mou, la dame faisait de gracieux efforts de pas. Ces soldats allaient partir. Ils étaient tous pareils. On ne distinguait pas ceux qui devaient mourir. Ils prenaient ce regard qui leur servirait à l’heure écrite. Que la patrie avait une jolie figure ! Le vent piquait. La reine les regardait. Les joues de Sa Majesté avaient la grâce d’être roses…
*
* *
L’après-midi, à trois heures, nous prenons par Wilpen. Nous allons à Ramscappelle. Nous revoyons en route la tour des Templiers et celle de l’église. Les obus filent toujours par-dessus Nieuport. Les pièces qui les envoient sont de toutes sortes. Les belges et les françaises se touchent. Il y en a d’ancien modèle qui reculent. L’artilleur se met de côté pour tirer le coup et, quand il le lâche, fait un entrechat. Après l’éclair, après le départ, cinq secondes plus tard ; la bouche du canon se met à fumer, comme un homme, se gargarise encore, la cigarette retirée des lèvres. Toutes tirent. C’est l’offensive. On ne ménage rien.
Nous sommes dans les pierres de Ramscappelle. Le bruit incessant de tant de canons recouvre la ruine. Un commandant belge demande à la sentinelle :
— Tout est calme ?
— Oui, mon commandant.
— Rien de particulier ?
— Non, mon commandant.
Tout est calme ! Il faut parler fort pour s’entendre. Les témoins d’un carnage sont sur chaque pierre de cet ancien village. Tout est calme !
Pour que tout ne soit pas calme, il faut que les shrapnells s’abattent, déchiquettent les hommes, que les hommes soient sanglants dans les chemins, sous le fer qui tombe. Mais passez une heure après, les morts enlevés, la boue ayant bu le sang, et restez près de la sentinelle. Le commandant arrivera ; il dira :
— Tout est calme ?
— Oui, mon commandant.
— Rien de particulier ?
— Non, mon commandant.
Voici la ligne de chemin de fer. Il y a d’humbles choses qui ne se doutaient pas de la gloire qui les attendait. Voyez l’Yser, c’est par endroit un petit cours d’eau que le nain d’Hégésippe Moreau aurait bu comme l’autre, d’une haleine. Cette ligne de chemin de fer est une pauvre petite ligne à voie simple ; elle n’a jamais vu passer de rapide. C’était la modestie en personne. Elle s’en allait toute étroite de Nieuport à Dixmude. C’est sur elle que s’est buté l’ennemi. Il ne l’a franchie qu’un moment, à cet endroit même. Maintenant elle est le contrefort des Belges. L’inondation s’étale devant.
Un fauteuil nous attend, un fauteuil, une table et des cartes à jouer. Il nous attend dans une des tranchées-abris que sur des kilomètres et des kilomètres habitent les Belges. Ces tranchées sont des maisons lépreuses toutes de la hauteur d’un homme et accotées, à un remblai. Elles ont de l’eau devant, elles en ont derrière, elles en ont dedans. On n’y pénètre que sur le centre. Mais lorsque l’on y est il y a un fauteuil, une table et des cartes à jouer – dans celle où l’on reçoit le visiteur. Nous avons calomnié, il n’y a pas d’eau dedans. Il semble du dehors que puisqu’il y en a devant et derrière, il doit y en avoir à l’intérieur. Il y a de la paille et de la fumée de pipe.
C’est bientôt quatre heures et demie. C’est le moment de jouer aux cartes. Depuis deux jours l’heure de rentrer chez soi, de ne plus prendre l’air par l’ouverture, c’est quatre heures et demie. À quatre heures et demie on shrapnellise.
Les Allemands ont appris de prisonniers que c’était l’heure de la relève. L’heure est changée, ça ne fait rien, ils arrosent de confiance.
— C’est à qui de donner ?
— C’est à toi.
Nos amis belges sont vexés. Il est quatre heures et demie. Ils avaient dit : « Vous verrez à quatre heures et demie juste ». Il est quatre heures quarante. Ils sont honteux.
— C’est quand ça tombe dans l’eau, disent-ils, que c’est joli.
Ils veulent au moins nous en donner l’idée, puisqu’ils ne peuvent nous en offrir la vue.
À quatre heures quarante-cinq, ils sont vengés. Ça arrive.
— C’est dans l’eau, c’est dans l’eau qu’il faut voir ça.
Ils ont fait des judas dans le mur qui regarde « le lac ». Nous y collons notre œil.
— Ils n’ont pas encore éventré les vaches.
L’inondation a surpris du bétail dans les champs. Une dizaine de vaches ballonnées surnagent sur le flanc.
Il fait nuit. Nous ne voyons rien. Mais ils crient :
— Vous voyez ? Vous voyez ?
Nous ne voyons rien. Nous crions tout de même :
— Je vois ! Je vois !
Ils seraient si désolés que nous n’eussions rien vu !
— Eh bien, ça va durer trois quarts d’heure, trois quarts d’heure sans résultat. À qui de faire ?
Les trois quarts d’heure passèrent. Il n’y eut aucun résultat.
*
* *
Si nous sommes resté par ici cette nuit, c’est qu’un grand spectacle silencieux devait être donné à la patrie. Sur l’eau sale des inondations, vingt barques allaient emporter à la rame des jeunes hommes habitués à un horizon plus pur. Ils étaient partis pour d’immenses voyages ; celui-ci, borné par la vue, serait peut-être leur plus lointain.
Onze heures du soir. Les vingt barques sont encore sur la terre. Deux cents fusiliers marins arrivent sans un bruit. Les fusiliers marins sont plus jeunes que tous les autres soldats. Ils ont porté dès vingt ans le ciel sur leur col. Ça leur a fait de belles épaules. Ils ont l’aspect inébranlable. Ils sont devant la mort sans un recul ; c’est qu’ils la regardent d’un regard fait à l’immensité. Ils ont sous leur béret le courage du vrai fils et le don du croyant. Il est des hommes qui meurent ; les fusiliers marins se donnent.
Ils mirent les barques à l’eau. Ils ne parlaient pas. Ils montèrent dix dans chacune. L’un se plaçait à la petite proue ; ses yeux allaient servir de phare. Pendant qu’ils embarquaient, aucun bruit que le clapotement. Elles partaient l’une après l’autre. La rame était doucement maniée. Le ciel était boueux comme la mare qui cette nuit leur remplaçait la mer. On les vit quitter la rive – la rive ! – diminuer, se fondre. Ils étaient partis l’arme bien en main, l’âme prête à quitter le corps. On ne les vit plus. Longtemps après, longtemps on entendit des coups de fusil. Une barque était-elle déjà un cercueil ? On entendait des coups de fusil…
*
* *
Au matin, on rendit compte que :
1° L’expédition des fusiliers marins a réussi dans l’une de ses parties ;
2° Il n’y eut que des blessés.
L’eau devant nous, si sale pourtant, nous parut moins affreuse.
On nous permit d’aller à Oost-Hof.
Oost-Hof est une ruine de ferme en avant-poste. Il faut passer les tranchées et marcher dans l’eau jusqu’à la cheville. Si la ferme Oost-Hof était un but si convoité par nous, c’est qu’elle regarde en face les deux seules fermes que les Allemands possèdent encore de ce côté de l’Yser : Groote-Hemme et Kleine-Hemme. Avec de l’acrobatie on parvient au grenier. Voici le spectacle. Quatre clochers de quatre villages occupés par l’ennemi : Westende, Lombaertzyde, Saint-Georges, Mannekensevere. À gauche d’Oost-Hof, l’eau ; devant, une patrouille belge. La patrouille est dispersée. Elle marche en guettant. Deux de ses hommes s’arrêtent, ils font un moment le travail du bêcheur. Ils continuent après. Les hommes se couchent. Ils tirent cinq coups de fusil. Pas de réponse. Ils se soulèvent, on ne voit avancer que leur dos. Ils tirent encore deux coups de fusil. La veille, en trois patrouilles vingt-deux des leurs restèrent sur le champ. Ce matin on ne répond pas. Ils reviennent. Un éclair agrippe notre vue. Il sort de la ferme Kleine-Hemme un tout petit obus avec un petit son, une petite fumée éclate cinquante mètres devant la ferme. On répond à la patrouille. Deux autres suivent. La patrouille ne va pas d’un pas plus vite. Elle rentre indifférente. Elle contourne Oost-Hof, dépasse la maison, nous la suivons.
À l’arrivée, le chef de poste interroge le caporal :
— Qu’as-tu vu ?
— Une tranchée. Nous avons tiré sept coups. On ne nous a pas répondu.
— Est-elle occupée ?
— Je ne sais pas.
— Pourquoi n’avez-vous pas avancé ?
— Parce que nous enfoncions de plus en plus dans la boue.
— Qu’ont fait les deux hommes qui ont creusé ?
—  Ils en ont enterré un d’hier.
— Sais-tu son nom ?
— Non.
La patrouille rentre dans sa tranchée.
Deux nouvelles torches brûlent sur la droite de l’Yser. Une pièce française vient d’allumer l’une ; une pièce belge, l’autre. Ces deux fermes avaient des mitrailleuses.
Une pièce belge vient d’allumer une ferme belge. C’est ainsi. Ils arrachent leur mère du viol du soudard. Quand ils l’auront enfin à eux, elle sera morte, mais ils posséderont son cadavre pour pleurer dessus.
*
* *
Cette nuit à Coxyde un phare immense fouille la mer au ras des vagues, mettant sur chacune de resplendissantes écailles.


mardi 23 décembre 2014

La mort de Jean-François Vilar

Pour l'essentiel, Jean-François Vilar aura eu une courte carrière d'auteur de romans noirs: sept romans noirs (et quelques autres écrits) de C'est toujours les autres qui meurent, en 1982, à Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués, en 1993 - et réédité en poche il y a un mois. Pour entendre à nouveau parler de lui, il a fallu que ce soit par une mauvaise nouvelle puisqu'on vient d'apprendre sa mort, à l'âge de 67 ans. Il n'empêche, beaucoup le tiennent pour un grand écrivain et la lecture de ses deux derniers livres (je n'avais pas lu les précédents) tendait à me faire rejoindre le camp de ses admirateurs.

Les exagérés (1989)

Jean-François Vilar a trouvé un moyen habile de parler de la Révolution tout en situant son roman dans le Paris de fin 1986, celui des manifestations d’étudiants : il a imaginé le tournage d’un film consacré à la princesse de Lamballe, une proche amie de Marie-Antoinette.
Le narrateur, un photographe, est imprégné de la mémoire des lieux et on en est parfois à se demander si les repérages qu’il effectue en pensant au film ne sont pas plutôt une quête personnelle des lieux de la Révolution.
Toujours est-il qu’il se trouve mêlé à une sombre histoire au centre géographique de laquelle se trouve le musée Grévin et qui, pour une vengeance, ira jusqu’à l’assassinat. Ce n’est pas une enquête policière, le narrateur se refuse en tout cas à chercher des preuves. Il n’empêche que les indices s’accumulent et que le climat est bien lourd. Auteur de romans noirs, Jean-François Vilar fait froid dans le dos avec ses têtes de cire...


Rien de ce qui nous arrive aujourd’hui n’est étranger au passé. Cette évidence pour l’histoire du monde, Jean-François Vilar la vérifie pour les individus. Nous cheminons entourés de fantômes aux fronts troués superpose des événements de 1989 à d’autres de 1938, les uns et les autres entraînant le photographe Victor B. dans un tourbillon.
Victor B. sort d’une immobilité prolongée : otage dans un pays étranger pendant trois ans, situation très ironique pour un photographe qui détestait quitter Paris, il retrouve le monde avec le sentiment d’un certain vertige. Fin 1989, bien des certitudes s’écroulent, ou du moins les derniers signes matériels de ce qui n’était déjà plus guère certitudes... Le temps paraît s’être accéléré, et Victor découvre que sa libération n’a pas marqué la fin d’une histoire qu’il préférerait oublier. Son compagnon de captivité, Alex Katz, meurt dans un étrange accident sur les lieux d’un rendez-vous qu’ils s’étaient fixé. Un policier entêté surveille ses moindres mouvements. Un réalisateur de télévision en fin de carrière s’intéresse à lui. Le journal qui l’employait souhaite recueillir son récit exclusif. La maîtresse de Katz se rapproche de Victor. Et aussi Solveig, qui vient de Prague où se joue une autre actualité brûlante...
Tout cela pourrait être sans liens. La vie est un chaos dans lequel se croisent des personnes sans rapports entre elles et que seul le hasard fait se rencontrer provisoirement. Mais Victor est doté d’une mémoire singulière, presque étouffante par instants pour le lecteur : il est un véritable almanach vivant, ayant gravé une fois pour toutes dans son esprit quantité de dates anniversaires. Pas un jour, ou presque, ne se passe sans évoquer des faits plus ou moins lointains, anecdotiques ou essentiels.
Reste ce mystérieux carnet vert, une année d’un journal tenu par le père de Katz en 1938, dont Victor a hérité. Il le lit à petites doses, en parallèle avec ce qu’il vit lui-même, et page après page des échos s’éveillent. Tout n’est pas toujours plus clair pour autant...
1938 est une année capitale dans bien des domaines : pendant qu’Hitler s’installe de mieux en mieux au pouvoir, trotskystes et communistes orthodoxes se livrent une guerre qui n’est pas seulement idéologique et dans laquelle ils sont quelques-uns à laisser au moins des os, parfois davantage. Katz, s’il faut en croire son carnet vert, appartient à ce milieu ainsi qu’à celui des surréalistes, avec leur cortège d’adhésions et d’exclusions. Pendant ce temps, Breton prend le bateau pour visiter Trotsky au Mexique et Man Ray photographie Mila, maîtresse à la fois de Katz et d’un mystérieux Louis (qui n’est pas, précisons-le quand même, Aragon).
Le mystère est digne d’un roman noir. Jean-François Vilar lui donne une épaisseur à la fois humaine et historique sans négliger les interrogations qu’il fait naître et qui trouveront toutes leurs réponses, bien que parfois inattendues. C’est passionnant !

lundi 22 décembre 2014

San-Antonio, prince du calembour

On se demande parfois où Frédéric Dard, alias San-Antonio (du nom du héros qui a phagocyté l’auteur), allait chercher ses jeux de mots. Il en sort, certes, de pourris, de vaseux, et il était le premier à le reconnaître volontiers dans des notes adressées au lecteur comme des clins d’œil.
Un exemple, tiré du fraîchement réédité Fleur de nave vinaigrette, vous éclairera si vous n’avez pas été mis au parfum par des lectures précédentes. Il est question de Mongolie, pays dont Bérurier, fidèle acolyte du commissaire San-Antonio prétend, pour les besoins du récit, être originaire. Et l’écriture pousse-au-calembour de l’auteur lâche, comme un pet sur une toile cirée : « C’est fête au village pour le Mongol extérieur. Ce n’est pas un Mongol fier. » Voilà qui méritait bien une note : « C’est très mauvais, mais je m’inflige le bas calembour pour m’obliger à demeurer humble. C’est une bonne discipline. »
Le célèbre couple de flics français se trouve au Japon, pays vers lequel ils se sont envolés sans avoir eu le temps de s’y préparer, ce qui de toute manière n’aurait pas changé grand-chose à la proverbiale inculture de Bérurier dont on encadrera un savoureux bout de dialogue avec son supérieur hiérarchique :
« — Dis voir, San-A., le Japon, c’est bien à gauche de Madagascar ?
— A gauche en descendant de la gare, précisé-je. »
S’ils sont au Japon, c’est qu’il y a une enquête à conduire. Bien que, chemin faisant, les occasions de se dissiper ne manquent pas. On n’oubliera pas leur passage chaud-bouillant dans une école de geishas. Et la révélation de ce que signifie le nom de Bérurier, à condition de le prononcer comme l’entend la population locale, « Bé-Rhû-Rié » : en toute simplicité, Fleur de nave vinaigrette, d’où le titre dont on aurait pu, là aussi, se demander d’où il était sorti. La traduction du japonais au français est moins garantie encore que si Frédéric Dard avait connu Google Translate, dont il n’avait évidemment pas besoin pour laisser galoper son imagination langagière.
Et l’enquête ? et l’enquête ? nous demandent les amateurs de polars. Vous pensez bien qu’on s’en moque, de l’enquête, prétexte futile au regard du plaisir toujours neuf de retrouver San-Antonio et Béru dans leurs œuvres, tendance catastrophe.

mardi 16 décembre 2014

Un cortège d’amour et de mort

Vieille dame pleine d’énergie, Rose a presque 105 ans. Née arménienne en 1907, elle a traversé un siècle d’horreurs, à commencer par le génocide de son peuple. L’Histoire lui a enseigné la violence des hommes, ce qui ne l’a pas empêchée d’en aimer certains. Pas Himmler, quant même. Lui, elle a fait semblant de l’aimer parce qu’elle espérait sauver Gabriel et leurs enfants, raflés et déportés avec d’autres Juifs. Bien que Gabriel, plus familier de l’extrême-droite que de la synagogue, puisse être rangé parmi les ennemis de son peuple. La mort a souvent frappé autour de Rose avant qu’elle décide de se venger et de l’administrer elle-même. Telle est La cuisinière d'Himmler.
Savoureux, le roman de Franz-Olivier Giesbert épouse les soubresauts politiques et culturels du vingtième siècle. Les collaborateurs en tous genres en prennent plein la figure, de Jean-Paul Sartre – Rose préfère Simone de Beauvoir et son amant américain, dans les bras duquel elle est tombée aussi – aux maoïstes de Saint-Germain-des-Prés. Une succession de scènes fortes.

dimanche 14 décembre 2014

4000 fois le journal de Spirou



Pour un hebdomadaire de bande dessinée, il s’agit d’une exceptionnelle longévité : Spirou, qui a plusieurs fois légèrement modifié son titre, a sorti cette semaine un numéro 4000 « collector » très particulier, ainsi que très drôle. On vous en parle dans le détail, ainsi que d’une aventure commencée en 1938. 
On doit commencer la lecture par la dernière page, comme lorsqu’on saisit, sur un présentoir, n’importe quel livre ou magazine, qu’on retourne après avoir jeté un coup d’œil à la couverture. C’est de la folie. En slip, Fantasio, debout sur l’escalier métallique de ce qui ressemble à un hangar d’usine, avec à ses côtés Prunelle (rédacteur chez Spirou selon la version gaffeuse imposée par Franquin dans Gaston), gueule : « Attendez ! Rien n’est prêt, ne… N’ouvrez surtout pas le rideau ! » Trop tard, un vent sournois a déstabilisé nombre de personnages historiques du magazine et a même importé, dans cette dernière page, un Tintin à qui quelqu’un demande : « Qu’est-ce que vous fichez là, vous ? »
Il faut savoir, en effet, que Spirou et Tintin, dans leurs versions de magazines hebdomadaires, ont longtemps joué sur le même terrain et se sont livrés à une féroce concurrence, procédant d’ailleurs, à la manière de clubs de foot, à des transferts entre l’un et l’autre – parfois aussi l’autre et l’un. Tintin, ou Le Journal de Tintin, est né en 1946. Le Journal de Spirou était publié depuis huit ans déjà. L’un et l’autre ont connu des hauts et des bas. Mais Tintin a disparu en 1993 tandis que Spirou, en même temps que sort son numéro 4000, peut annoncer un spécial Noël pour la semaine prochaine. Deux destins paradoxaux pour des piliers de la presse magazine, puisque Tintin reposait sur le succès, toujours d’actualité, d’un héros de bande dessinée présent dans le monde entier. Même si Tintin au Congo, l’album, ne cesse d’être mis en cause par des groupes antiracistes.
Revenons donc à nos moutons, et à Spirou, qui a vu naître et grandir une foultitude de personnages. N’en citons que quelques-uns : Jean Valhardi en 1941, L’Epervier bleu l’année suivante, Lucky Luke en 1947, puis Tif et Tondu, l’Oncle Paul et ses belles histoires didactiques, Johan, Pirlouit et les Schtroumpfs, Buck Danny, Gaston Lagaffe, Benoît Brisefer, etc. Le vivier de dessinateurs et de scénaristes semble inépuisable : Jijé, André Franquin (un authentique génie), Eddy Paape, Peyo, Derib, Morris, Raoul Cauvin, Maurice Tillieux, Marc Wasterlain, Lewis Trondheim… La liste semble sans fin et on peut même y inclure, grâce à l’audacieux supplément déjanté Le Trombone illustré, Gotlib, F’murr, Jean-Claude Mézières, Jacques Tardi ou Enki Bilal – mais tous les lecteurs ne s’y sont pas retrouvés, dommage pour eux.
La succession des rédacteurs en chef, qui ont tous un jour ou l’autre été caricaturés dans Spirou, correspond à des virages plus ou moins heureux. Mais le bateau vogue toujours et Frédéric Niffle, qui tient le gouvernail depuis une demi-douzaine d’années, se retrouve assez logiquement en personnage de bande dessinée dans ce numéro 4000.
Numéro présenté, donc, comme une catastrophe éditoriale pour rire, c’est-à-dire que les créateurs ont laissé libre cours à leur fantaisie pour reprendre, notamment, quelques héros emblématiques et leur offrir, très provisoirement, une nouvelle vie. Double, même, pour Buck Danny qui se retrouve face à lui-même à deux époques différentes. Le petit Spirou regrette d’avoir grandi, cherche une potion magique pour rajeunir, et c’est le contraire qui lui arrive. Marie Tombal, la sœur de Pierre Tombal, sévit dans un cimetière avec l’aide d’assistants parfois inattendus. Les Tuniques bleues sont méconnaissables. Un scénariste croit pouvoir se passer de son dessinateur. Un autre dessinateur finit à la main ce qu’il avait commencé sur un ordinateur, et la différence est sensible. Boule et Bill adoptent plusieurs styles. Spirou n’est plus chez lui dans Spirou, et on comprend son coup de déprime…
Mais le but, toujours le même (faire rire, parfois aux éclats) est atteint, surtout bien sûr si on a été nourri au lait de cette bande dessinée dite belge (mais aussi américaine, italienne ou française) qui a donné tant de chefs-d’œuvre et dont la vitalité n’est pas éteinte. Ce numéro le prouve, et tient même une promesse faite en 1976 dans le numéro 2000 avec une double page reprenant les couvertures qui ont fait l’histoire du journal : fournir la suite, à raison d’une couverture par millésime. Rendez-vous dans une petite quarantaine d’année, au numéro 6000, pour une nouvelle livraison de ce poster.

vendredi 12 décembre 2014

14-18, Albert Londres dans la bataille des Flandres



La bataille des Flandres

[De l’envoyé spécial du « Matin »]
Furnes, 7 décembre.
En haut la mer, en bas la Lys. Entre, deux armées qui se dévorent.
Elles s’aperçoivent au travers de grandes fenêtres : Nieuport, Dixmude, Ypres, et de lucarnes : Ramscappelle, Pervyse, Bixschoote. Elles sans repos et, quand vient l’heure, se rentrent l’une dans l’autre, s’arrachent les membres, s’écorchent vives. Cinquante jours qu’il saigne ici.
L’une descendait d’une conquête. Anvers avait été son coup d’alcool. Encore cinq ou six places et Dunkerque lui servirait à dîner. Que le littoral était beau !
L’autre montait à tour de roues.
Une troisième, la petite, les yeux battus, le souffle surmené, accrochée tout de même à son dernier cours d’eau, guettait la masse.
Nous sommes le 16 octobre. La bataille des Flandres commence.
Les Allemands découvrent l’Yser. Ils tâtent. Il y a des gens devant. On va les arroser.
Le 17 ils préparent le terrain. Ils crachent des tonnes de mort. On les empêche de passer ? On ose ?
Le 18 jugeant la route prête, ils avancent. C’était entre Nieuport et Dixmude. L’Allemand était très fort. Il défonce la poitrine de la petite armée. La petite armée reprend ses sens, bombe les côtes et de nouveau toute droite revient à la ligne dont on l’avait chassée.
De loin, celle qui montait, la française, lui faisait de grands signes :
— Tiens bon, lui disait-elle, j’arrive.
— Je tiens, je tiens, répondait la petite.
De Gand, les Allemands avaient lâché un second flot. Il coulait sur Ypres.
À la même heure, tout en mangeant, fumant et envoyant des baisers aux filles de France, par rames incessantes venant de l’Aisne, les Anglais s’assuraient sur Ypres.
Un trou restait : l’espace Ypres-Menin. Par une nuit de ces mêmes temps, un général français, quittant le gouvernement de sa ville, y partit avec deux divisions territoriales.
La cuirasse avait sa première trempe. Messieurs du pas de l’oie, vous pouvez y aller.
Ce n’est pas l’intention qui leur manque. Ils sont sept cent mille.
Le 19, le 20, jusqu’au 23, ils s’abattent sur l’armée belge et sur nos fusiliers. Ils prennent la ferme Bamburg, s’annoncent à Lombaertzyde. Les Belges et les fusiliers n’ont fait que vaciller, ils retombent en avant, s’accrochent à Lombaertzyde, réoccupent la ferme Bamburg.
Plus bas Belges et fusiliers sortent de Dixmude. Ils avancent contre-attaquant. Ils vont unifier leur ligne. Ils l’unifient. Montant de Roulers une masse allemande vient peser. Elle l’emporte par le poids.
La petite armée crie vers la grande :
— Nous tenons, vous savez, mais on diminue et nous n’avons plus rien à mettre dans nos canons.
— J’arrive, dit la grande.
Le 23, la 42e division française traverse Nieuport.
Elle reçoit des mains belges Bamburg et Lombaertzyde.
La grande armée afflue. Toutes les couleurs qu’aiment nos yeux passent sur le dos de nos soldats. La France et l’Afrique vont à l’Yser.
Les Allemands l’ont enjambée sur un point. Leurs balles frappent les murs de Pervyse, ils mettent un canon à Ramscappelle. En même temps ils se ruent sur Dixmude. Ils y entrent et en sortent quatorze fois en quarante-huit heures. Pour assurer un appui à la tête de pont de Nieuport, on inonde une partie des champs.
La nuit, les Flandres s’allument. Le ciel n’a jamais vu tant de torches danser vers lui. Nieuport éclaire la mer. Dixmude la plaine, et les clochers leur village.
Il n’y a plus que la nature qui fasse une différence entre la nuit et le jour. Les églises enflammées guident les canons. On tire à coups sûrs, on tire à coups perdus. On met de la mort partout pour empêcher les vivants d’y vivre.
On ne dort plus. À midi, la baïonnette luit au soleil ; à minuit, à la torche. D’un côté, pas gymnastique ; de l’autre, marche sur le ventre. C’est l’enfer pour les plaies, la jungle pour les cris. C’est le 24, c’est le 25, c’est le 26 octobre.
Un corps allemand a bien franchi l’Yser. Il est entre l’eau et une ligne de chemin de fer. Il creuse la terre et s’y agrippe. Il ne peut avancer seul. Il attend que les autres débouchent de Dixmude.
Ils sont sept cent mille. Ils ont de l’étoffe. Ils y vont par masses. Masse à Nieuport, masse à Dixmude, masse à Ypres. Octobre finit.
Novembre. On a l’impression qu’ils ont glissé sur l’Yser ; qu’il y en a moins sur la côte. Du large, les cuirassés, les torpilleurs, les monitors tapent sur le sol. C’est peut-être le moment d’empoigner Lombaertzyde, position évacuée parce que intenable. Le 4 novembre, dans la nuit, dans la pluie, une division belge s’y avance. Nuit sanglante. Vingt-huit officiers, huit cents hommes, n’en reviennent pas. Les Allemands étaient en force entre la mer et le canal de Cosquedam. On inonde. On ouvre les écluses à la marée. La mer descend sur Ramscappelle, en avant de Pervyse, prend le chemin de fer et les pieds du corps d’armée allemand. Ceux qui dormaient dans les tranchées s’y noient.
Les Allemands regardent. Ils ne peuvent plus tourner notre gauche. Il faudrait aller à la nage. L’empereur dit :
— C’est sur Dixmude.
Ruée. Ils rentrent à Dixmude, 8 novembre. Il faut en déboucher. Zouaves, fusiliers, Sénégalais, Belges disent : non ! 9 novembre, 10 novembre, ils s’écrasent contre la porte. C’est toujours non ! 11 novembre, on reprend Dixmude. L’empereur crie :
— Ce sera sur Ypres.
À cette date, le 12 novembre, au nord d’Ypres, l’Allemand avait passé le canal, au sud, avait gagné cinq ou six cents pas. Il rassembla ses masses, les bourra et lança ces murs mouvants, aveugles et sourds, sous le couvert de ses grosses pièces. Le général en chef de l’armée du Nord appuyait l’armée anglaise Depuis trois semaines, les deux amies supportaient le bélier. Le bélier n’avança pas. Les canons anglais et français taillèrent dedans, les baïonnettes rabotèrent les bords. Le 20 novembre, il n’avait plus la force de se balancer : il pesait 120 000 hommes de moins. L’empereur avait disparu.
Le 21, l’Allemand se tâte. Il a perdu ses muscles. Il est en arrière de son point de départ. Il est fini. Le 22, il achève Ypres. Les Halles se donnent toutes. La magnificence de leurs flammes chante aux vaincus la victoire des vainqueurs.
22, 23, 30 novembre. L’ennemi ne peut plus attaquer. Il essaye. Ses poumons lui refusent le souffle. Il va se coller là.
Les alliés redonnent, les prennent sous le ventre, les font sauter d’une tranchée dans la suivante, de la suivante dans la retraite.
Cinquante jours d’eau, de feu, de canons, de navires, cinquante jours de gestes immenses, de cris sublimes, d’âmes qui montent, cinquante jours d’une des plus grandes batailles de 1914 : on a gagné un kilomètre.

jeudi 11 décembre 2014

Eric Reinhardt, Prix France Télévisions

Je vous parlais dès le 12 août de L'amour et les forêts, d'Eric Reinhardt - le roman n'était pas encore sorti. J'y suis revenu plusieurs fois, pour dire le bien que j'en pensais, en même temps que mon étonnement de le voir écarté successivement de toutes les sélections pour les grands prix littéraires d'automne. Le Renaudot des Lycéens lui avait donné un prix de consolation. En voici un autre avec le Prix France Télévisions, qui lui a été attribué tout à l'heure. Mais la plus belle des consolations lui vient sans doute de se situer très haut dans les meilleures ventes de l'automne, aux environs de 60.000 exemplaires jusqu'à présent selon L'Express. Quant à la nôtre, de consolation, elle consistera à avoir lu un livre formidable.
Les écrivains reçoivent parfois des lettres de lecteurs. Ou de lectrices. C’est le cas pour Eric Reinhardt, comme d’autres. C’est le cas aussi pour le narrateur de son nouveau roman L’amour et les forêts. Il s’appelle Eric Reinhardt. Il a publié en 2007 le livre dont il est le plus fier, puis en 2011 un roman dont il a « la vague et désagréable impression qu’il n’est pas parvenu à se hisser au niveau du précédent ». Eric Reinhardt personnage a tout d’Eric Reinhardt auteur de L’amour et les forêts, grâce à des coïncidences avec sa bibliographie : Cendrillon en 2007, Le système Victoria en 2011.
Ceci dit, on se moque bien de savoir si une femme qui s’appelait, ou non, Bénédicte Ombredanne lui a écrit après avoir lu Cendrillon. Il suffit que, dans L’amour et les forêts, elle lui envoie une lettre en 2007, après avoir lu le livre qu’il vient de publier. Le narrateur la rencontre une première fois, une deuxième, plus tard, une correspondance s’engage, puis le silence. Soudain. Définitif. On comprendra, au fil du récit, pourquoi il ne pouvait en être autrement.
Bénédicte Ombredanne est une femme fine et intelligente, la qualité de sa première lettre a convaincu l’écrivain d’accepter une rencontre. Il est vrai qu’elle y disait aussi sa colère d’avoir été écartée d’un jury littéraire dans lequel elle espérait orienter les débats en faveur du roman qu’elle venait de lire, de quoi chatouiller l’orgueil de son auteur : enfin quelqu’un qui me comprend !
Au-delà de l’excellente impression laissée par ce premier contact, Eric trouve en Bénédicte une personne complexe. Sa situation ne l’est pas moins. Mariée à un homme qui, sous couvert de manque de confiance en lui, s’est révélé un véritable tyran domestique, elle est prisonnière de son couple. Et cherche à s’en évader, ce qui lui arrivera au moins une fois pour une journée de pur bonheur grâce à une rencontre miraculeuse comme les sites spécialisés sur Internet n’en provoquent guère.
Bénédicte est une femme blessée qui ne cicatrise pas. Parce que son mari ne cesse de retourner le couteau dans la plaie, la harcelant pour tout savoir de ce qu’elle aurait voulu taire, lui interdisant les contacts les plus innocents – avec Eric, par exemple. Le portrait de ce personnage empli de douleur broie le cœur, tant il fait ressentir, au plus profond, le déchirement de son impuissance à être celle qu’elle aurait voulu devenir.
Madame Bovary, a-t-on déjà beaucoup dit. La comparaison se justifie, à condition d’envisager une Madame Bovary d’aujourd’hui, soumise à des contraintes nouvelles. Mais tout aussi malheureuse. Et prête à tout pour vivre intensément, ne serait-ce qu’une fois, la belle aventure romantique du tir à l’arc dans la forêt.

mardi 9 décembre 2014

La mort de David Jaomanoro

C'est un article publié sur le site de Mayotte 1ère qui m'apporte, ce matin, la triste nouvelle: David Jaomanoro est décédé dimanche au Centre hospitalier de Mayotte, une semaine après avoir été victime d'un accident vasculaire cérébral. Il aurait eu 58 ans le 30 décembre.
En hommage à cet écrivain bourré de qualités et dont on ne regrettera que la minceur de la production, je republie un texte que j'avais écrit en 2006 à l'occasion de la publication de son recueil de nouvelles, Pirogue sur le vide.

On attendait cela depuis longtemps. Depuis 1993, pour être exact, l’année où une nouvelle de David Jaomanoro, « Funérailles d’un cochon », avait remporté le prix RFI. Elle avait été publiée l’année suivante, avec d’autres nouvelles lauréates, dans un recueil collectif. Republiée dans le gros volume Omnibus consacré à l’océan Indien.
Entre-temps, David Jaomanoro avait reçu la médaille d’or des Jeux de la Francophonie à Tana, en 1997. On avait pu lire quelques textes de lui ici ou là, dans « Revue noire », notamment. Ou, plus récemment, dans l’ouvrage composé par Dominique Ranaivoson, « Chroniques de Madagascar ». Sa collaboration avec Rajery, quand il avait écrit le texte de la chanson « Viavy » sur l’album « Volontany », avait été remarquée. Mais, en fait, il semblait avoir plus de chance avec le théâtre. Sa pièce « La retraite » avait été publiée, « Tanguena » avait été adapté à la scène au Centre culturel Albert Camus.
C’est donc un grand bonheur de voir paraître enfin un recueil de nouvelles, « Pirogue sur le vide », chez un éditeur – les Editions de l’Aube – qui a dans son catalogue un prix Nobel de littérature, l’écrivain d’origine chinoise Gao Xingjian et Vaclav Havel, qui fut dix ans président de la république tchèque. Entre autres.
« Notre » David Jaomanoro est donc en belle compagnie, et il le méritait bien. Son livre est en effet de très belle facture. On en connaissait certaines pages, mais de les trouver rassemblées avec celles qu’on ne connaissait pas encore leur donne une force supplémentaire : celle d’un écrivain à maturité, capable, à la manière d’un Raharimanana, de parler de tout sur le ton d’une poésie âpre, qui bouscule les esprits.
Installé à Mayotte depuis quelques années déjà, il puise à plusieurs sources, et ses textes sont au point de rencontre d’une triple culture : française, puisque c’est la langue qu’il utilise, malgache, bien sûr, mais aussi comorienne. La phrase fait le va-et-vient entre ces trois enracinements.
Prenons la nouvelle d’ouverture, « Le rêve d’Assiata ». Moins de dix pages (mais quelles pages !) pour dire une terrible nuit de noces, un combat entre celle qui est encore presque une enfant et son mari dont elle devient la quatrième femme. Le destin pèse sur Assiata, qui est la narratrice de sa propre histoire, et qu’elle clôt sur ces mots : « Je suis finie. »
David Jaomanoro n’est pas un auteur confortable. Il fouille des blessures anciennes, ravive les douleurs. Il s’en prend aux traditions et aux rapports de force qu’on ne voit plus à force de les vivre au quotidien. La lumière qu’il jette sur le monde est crue, brutale.
Ce n’est pas pour autant un monde sans espoir. La dernière nouvelle, « Ndzaka Lapiné » (qu’il faut comprendre « l’apnée », parce que Ndzaka est une spécialiste du plongeon), est l’histoire d’une autre fillette, étalée celle-ci sur plusieurs années. Elle paraît être une proie facile pour les jeunes caïds du coin – nous sommes à Mayotte, mais cela pourrait être n’importe où ailleurs. Mais elle a de la ressource, et elle fait mieux que se défendre. Elle se bat, elle tue…
Non, décidément, lire David Jaomanoro n’est pas ce qu’on appelle une partie de plaisir. Il vous jette souvent la violence à la figure, et il est peu de moments paisibles. Il remplit parfaitement, en cela, son rôle d’écrivain : être un éveilleur plutôt qu’un endormeur.
On n’est donc pas surpris qu’il ait été choisi, avec 39 autres écrivains francophones, comme invité du Salon du Livre de Paris, qui s’ouvre dans quelques jours. Avec le Grec Dimitri Analis, le Béninois Florent Couao-Zotti, les Congolais Emmanuel Dongala et Alain Mabanckou, la Sénégalaise Ken Bugul, la Hongroise Agota Kristof, la Belge Caroline Lamarche, l’Algérien Boualem Sansal, et tous les autres. Là aussi, David Jaomanoro sera en belle compagnie.

Il y a un an, il avait publié Le mangeur de cactus, que je n'ai malheureusement pas lu et dont voici la présentation en quatrième de couverture:
Un jour, un pêcheur est attiré par les chants d'une femme-poisson qui devient par la suite son épouse.Un jour, l'épouse et le petit garçon de Titiky lui sont arrachés, car il n'a pas apporté des zébus pour les funérailles de son beau-père; la jeune maman et son enfant sont donnés à un prétendant qui a offert des zébus.Un jour encore, une cérémonie des crachats est organisée en faveur de Tava pour le désenvoûter. Dès lors, il retrouve toute son habileté et peut enfin vivre de sa passion et de son art: la musique.La route d'un médecin vazaha croise un jour celui d'un vieux musicien autochtone; celui-ci est peut-être sorcier, devin, mort-vivant ou dieu. Les chants de sirènes, les histoires de zombies, les rites mystérieux entraînent les deux amis dans les arcanes de la pensée du grand sud malgache qui les rapproche singulièrement, jusque dans l'au-delà.
Enfin, pour en savoir plus, je vous renvoie à la page que consacre le site Île en île à David Jaomanoro.

lundi 8 décembre 2014

Patrick Modiano à Stockholm



J'ai commencé, hier soir, à regarder en direct le discours de Patrick Modiano à l'occasion de son Nobel de littérature (oui, bien sûr, de littérature - quoi d'autre?). Avant de m'interrompre par prudence devant la violence de l'orage (chez moi, pas à Stockholm) et de mettre le texte intégral de côté pour le savourer ce matin. Mais je suis content de l'avoir vu, ce grand et merveilleux empoté, au début d'une séance qui ne ressemblait, pour lui, à rien de ce qu'il avait vécu. Il a d'ailleurs presque commencé par là. Sans surprise, puisqu'on sait sa maladresse à l'oral.
C’est la première fois que je dois prononcer un discours devant une si nombreuse assemblée et j’en éprouve une certaine appréhension. On serait tenté de croire que pour un écrivain, il est naturel et facile de se livrer à cet exercice. Mais un écrivain – ou tout au moins un romancier – a souvent des rapports difficiles avec la parole. Et si l’on se rappelle cette distinction scolaire entre l’écrit et l’oral, un romancier est plus doué pour l’écrit que pour l’oral. Il a l’habitude de se taire et s’il veut se pénétrer d’une atmosphère, il doit se fondre dans la foule. Il écoute les conversations sans en avoir l’air, et s’il intervient dans celles-ci, c’est toujours pour poser quelques questions discrètes afin de mieux comprendre les femmes et les hommes qui l’entourent. Il a une parole hésitante, à cause de son habitude de raturer ses écrits.
Comment le livre semble se détacher de son auteur quand il arrive à la fin, comment le lecteur fait ensuite exister le roman, comment les livres se suivent en se ressemblant sans être jamais les mêmes... Sur ce dernier point, Patrick Modiano m'avait un jour expliqué son sentiment presque douloureux d'insatisfaction après avoir terminé d'écrire un livre, qui le pousse à en commencer un nouveau avec l'espoir, chaque fois déçu, de réussir mieux. (Ou de rater mieux, aurait dit Beckett.) Il en a parlé aussi, en d'autres termes.
Le manque de lucidité et de recul critique d’un romancier vis-à-vis de l’ensemble de ses propres livres tient aussi à un phénomène que j’ai remarqué dans mon cas et dans celui de beaucoup d’autres : chaque nouveau livre, au moment de l’écrire, efface le précédent au point que j’ai l’impression de l’avoir oublié. Je croyais les avoir écrits les uns après les autres de manière discontinue, à coups d’oublis successifs, mais souvent les mêmes visages, les mêmes noms, les mêmes lieux, les mêmes phrases reviennent de l’un à l’autre, comme les motifs d’une tapisserie que l’on aurait tissée dans un demi-sommeil. Un demi-sommeil ou bien un rêve éveillé. Un romancier est souvent un somnambule, tant il est pénétré par ce qu’il doit écrire, et l’on peut craindre qu’il se fasse écraser quand il traverse une rue. Mais l’on oublie cette extrême précision des somnambules qui marchent sur les toits sans jamais tomber.
Il a cité des écrivains, dessinant un paysage qui est le sien, lisant un poème de Yeats, glissant les noms de Baudelaire, Mallarmé, Balzac, Dickens, Tolstoï, Dostoïevski, d'autres encore, comme en fraude. Dévoilant quelques détails de sa biographie, sans en dire trop cependant - il reconnaît d'ailleurs qu'il hésite toujours avant de lire la biographie d'un écrivain. Il me plaît infiniment dans sa tentative de définition de la place de l'écrivain, de la distance à laquelle il se tient de ce qu'il raconte.
J’ai toujours cru que le poète et le romancier donnaient du mystère aux êtres qui semblent submergés par la vie quotidienne, aux choses en apparence banales, – et cela à force de les observer avec une attention soutenue et de façon presque hypnotique. Sous leur regard, la vie courante finit par s’envelopper de mystère et par prendre une sorte de phosphorescence qu’elle n’avait pas à première vue mais qui était cachée en profondeur.
Modiano tel qu'en lui-même, plongé dans des anciens annuaires de Paris, explorant après Baudelaire "les plis sinueux des grandes capitales" et s'y dissolvant presque. Mais pas tout à fait:
Mais c’est sans doute la vocation du romancier, devant cette grande page blanche de l’oubli, de faire resurgir quelques mots à moitié effacés, comme ces icebergs perdus qui dérivent à la surface de l’océan.

samedi 6 décembre 2014

Prochaines nouvelles du front

549. Le chiffre magique. Celui du nombre de livres annoncés dans la rentrée littéraire d'hiver selon Livres Hebdo, du 31 décembre (oui, 2015 commence en 2014!) au 28 février.
Mais peut-être faut-il dire 548 + 1, car nous, lecteurs, ne craignons pas de décomposer les grands nombres en leurs composants de base, un peu comme dans une recette de cuisine.
Tous ne partent pas sur un pied d'égalité dans ce nouveau déferlement de nouveautés et il en est un qui est beaucoup plus attendu que les 548 autres. Le nouveau roman de Michel Houellebecq, penseur littéraire, penseur économique, penseur politique, écrivain gon-courtisé bien que parfois un peu con-con, le nouveau roman de Michel Houellebecq, dis-je, ou plutôt dit son éditeur Flammarion, paraîtra le 7 janvier et s'intitulera, sonnez tambours, résonnez trompettes, Soumission. Ce qui n'en dit pas très long sur son contenu. N'étant pas un fan absolu, je répète ce que j'ai déjà dit ailleurs: le livre qui était annoncé jusque-là sans titre, ou plutôt avec l'indication Titre à venir, aurait pu rester dans la catégorie des promesses jamais accomplies. Et avec un titre qui, somme toute, n'était pas si mal.
Bon, et les 548 autres, alors? Je n'en ai pas encore lu grand-chose, mais un de ceux qui viennent de m'arriver est une promesse de lecture que je m'étais faite (et, ne gardant rien pour moi, je vous l'avais dit à l'époque) il y a plus d'un an, le 16 octobre 2013, quand Eleanor Catton a reçu le Man Booker Prize pour The Luminaries, devenu en français Les luminaires. 992 pages qui m'excitent fort.
Il en reste 547, mais je ne vais pas tout dévoiler tout de suite, laissons venir les choses petit à petit...

vendredi 5 décembre 2014

Trois pièces d’or et le secret d’un homme

Après le Goncourt du premier roman en 2012 avec Ce qu’il advint du sauvage blanc, le deuxième livre de François Garde était attendu avec espoir. L’espoir n’est pas déçu. Pourtrois couronnes nous emporte dans des ailleurs improbables, avec un imaginaire débordant et un sens de la narration jamais pris en défaut.
Philippe Zafar s’est inventé une profession : curateur aux documents privés. Il trie les documents laissés par un défunt, tâche parfois pénible dont les proches se débarrassent ainsi pour ne garder que l’essentiel et, parfois, quelques questions embarrassantes. Précisément, Thomas Colbert, riche armateur, a laissé un document qui ne lui rassemble pas et semble raconter une aventure vécue dans sa jeunesse : marin, il aurait été recruté par un médecin pour féconder une femme que l’on suppose d’un milieu aisé, tout comme il faut supposer la stérilité de son mari. Fin de l’histoire avec le paiement de trois couronnes en or et début de l’énigme quand l’épouse de Thomas Colbert, placée devant ce texte, demande à Philippe Zafar d’enquêter sur cette mystérieuse affaire, au cas où un enfant serait né de l’union éphémère. Ce qui compliquerait l’héritage.
Il y a peu d’indications sur le lieu où se serait passée l’aventure de Thomas Colbert : la forme approximative d’une ville, qu’il faut comparer à la liste des ports où ont fait escale les bateaux sur lesquels a travaillé le jeune homme. Les recherches sont aussi minutieuses que brouillonnes. Une piste en ouvre une autre, qui se ferme pour orienter dans une nouvelle direction. Philippe Zafar dispose de crédits presque illimités, il pourra faire appel à tous les spécialistes dont il a besoin et voyager où bon lui semble. Pour arriver sur une île tropicale, Bourg-Tapage, qui se remet lentement d’une longue crise politique aux conséquences tragiques.
François Garde trace patiemment la route de son héros, sur les traces ténues d’un passé dont manquent certains éléments. Un long travail de décryptage, favorisé par des intuitions, fournit la matière d’un roman fabriqué à l’ancienne et avec soin, si bien que l’application artisanale mise en œuvre par l’écrivain débouche sur un résultat aux échos multiples. Où les trois couronnes du titre ne sont pas oubliées puisqu’elles prennent, au fil des pages, une part importante à la compréhension du mystère.
Que peut-on avoir pour trois couronnes ? Une vie différente, d’une part. D’autre part et surtout, un roman passionnant, bourré de questions.

jeudi 4 décembre 2014

Prix Rossel 2014 : Hedwige Jeanmart

Les cinq ouvrages finalistes du Prix Rossel 2014 avaient tous des qualités. Le premier roman d'Hedwige Jeanmart, Blanès, un peu plus que les quatre autres selon le jury qui vient de lui attribuer une récompense dont les derniers lauréats, de 2009 à 2013, avaient été Serge Delaive, Caroline De Mulder, Geneviève Damas, Patrick Declerck et Alain Berenboom.
Autant le dire sans barguigner, je pense la même chose que le jury dans son ensemble (quant à ce que chacun, individuellement, aurait préféré, je n'en sais rien).
Trois des neuf voix s'étaient quand même, au sixième tour (signe d'une délibération à forte intensité), portées sur un autre premier roman, celui de Jean-Pierre Orban, Vera - dont je vous ai dit déjà tout le bien que je pensais aussi.
Il est impressionnant, en effet, ce roman qui raconte une disparition du point de vue de celle qui reste et qui n'a rien vu venir. La narratrice, Eva, et Samuel, son compagnon, sont partis à Blanès, en Catalogne, un dimanche matin - le 11 mars. Samuel a emporté un livre de Roberto Bolaño, Discours de Blanès, au restaurant qu'ils avaient choisi pour le repas de midi. Ils sont rentrés chez eux, à Barcelone.
Samuel me suivait, il est entré et a posé quelque chose sur le comptoir de la cuisine, le livre qu’il avait à la main, après ça il s’est retourné vers moi, il a dû ouvrir la bouche, dire quelque chose que je n’ai pas entendu ou pas compris, il a fait un pas dans ma direction et il est mort.
La puissance de ce "il est mort", qui marque la disparition de Samuel - il n'y a pas de cadavre, Blanès n'est en rien un roman policier -, est étonnante. Car Eva ne parvient pas, ne parviendra pas à envisager cette disparition autrement que comme une mort, une perte subite et définitive.
Il y a donc l'avant et l'après. le roman ne nous parle, très vite, que de l'après, pendant lequel Eva revient à Blanès, cherche, se perd, trouve - d'autres choses: les bolanistes en particulier, admirateurs de l'écrivain chilien qui a fini sa vie dans cette ville côtière, dans un jeu de piste très littéraire, que la littérature inspire et rehausse. Une vie à côté de la vie, aussi. C'est comme si l'anecdote n'avait plus guère d'importance et que le personnage central se déplaçait entre les pages d'un livre potentiellement à écrire.
Il est écrit, ce livre. Il s'intitule Blanès et il provoque de grandes et belles secousses, à travers une écriture qui chemine et s'insinue dans la vie d'une femme et dans nos têtes. Un beau roman, un beau Prix Rossel.