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lundi 8 avril 2019

La mort de Pierre d'Ovidio

Une rencontre de hasard, dans le pays où je vis et où Pierre d’Ovidio venait chercher la matière de deux livres, s’est faite après que j’avais déjà lu deux de ses romans : Pierre d’Ovidio, être chaleureux qui aimait les gens et le livre d’artiste, est dès lors devenu un proche-lointain. Jamais revu mais jamais non plus sans nouvelles. Il m’avait demandé si je pouvais l’aider à vérifier une phrase ou deux, en malgache, dans Le choix des désordres. Il m’avait donné un rôle secondaire dans le récit de voyage ramené de Madagascar, Nationale 7.
ActuaLitté a annoncé sa mort, il y a presque une semaine déjà. Je ne trouvais pas le courage de saluer Pierre d’Ovidio. Voici donc enfin les traces de quelques lectures.

Demain c’est dimanche (2001)
Accéder au repos dominical n’est pas toujours une sinécure, à en croire Demain c’est dimanche de Pierre d’Ovidio. Jean Mascarpone, correspondant d’un journal de province, y cultive la tristesse du départ de Giulia pour des cieux moins pluvieux, et traîne ses bottes dans la boue des sentiers pour retrouver le corps d’une disparue. Un cadavre peut en cacher un autre et un suicide relancer sur la piste d’une ancienne affaire crapuleuse. De la même manière qu’un cœur solitaire peut trouver du réconfort auprès de deux corps chaleureux. Même si la vie n’est pas rose aux hommes, dans le pays où est né Descartes, il est possible d’en prendre le meilleur dans ce roman savoureux. On gagne à partager les bonheurs simples offerts par d’Ovidio. Avec une énigme policière qui transforme ce tableau champêtre en roman.

Pertes et profits (2002)
Mascarpone, ce n’est pas seulement le nom d’un fromage, c’est aussi celui d’un « localier », autrement dit un journaliste de base, dans le pays pluvieux de Descartes. On l’avait rencontré dans Demain c’est dimanche, le précédent roman de Pierre d’Ovidio. On le retrouve avec un identique mal de vivre, une sorte de fatigue généralisée qui doit beaucoup à l’absence de Giulia, partie sous des cieux plus cléments.
La boue, la pluie, elle n’aimait pas ça. On le savait déjà. Mais, comme Mascarpone y pense tout le temps, il ne peut pas s’empêcher de nous le redire sans cesse. L’ambiance est morose, au bord d’une déprime sournoise qui ne lâche pas le journaliste. Il aurait voulu être romancier, au lieu de quoi il aligne les platitudes sur des faits divers ou des fêtes de patronage.
Pour exciter le lecteur bien plus que le personnage principal, il y a quand même de vraies infos. Un meurtre, des ossements humains retrouvés sur un lieu de passage, pendant la Seconde Guerre mondiale, entre la zone libre et l’occupée. Le lien n’est pas évident, il faut gratter longtemps pour comprendre ce qui se cache sous la poussière du temps. Et encore. Ne vaudrait-il pas mieux laisser retomber cette poussière sur le passé ? A qui profiterait l’élucidation de l’énigme ?
Le désenchantement de Mascarpone devant la vie contamine l’intrigue. Au fond de tout cela, il y a un « À quoi bon ? »
Pertes et profits est pétri, néanmoins, d’une profonde connaissance de l’homme, et cela n’a rien de paradoxal. Puisqu’il faut bien, de toute manière, s’éveiller demain matin, avec même, qui sait ?, un petit bonheur à la clé.

Les enfants de Van Gogh (2007)
Une communauté de jeunes artistes passionnés. Une belle utopie, dans les années soixante-dix, après la gauche radicale, après Pompidou. Ensuite, quelques claques dans la figure pour les garçons quand ils découvrent les filles plus libres qu’eux. Quand ils doivent reconnaître que leurs créations n’intéressent personne. Quand l’enthousiasme et l’amitié s’effilochent. Pierre D’Ovidio recoud les morceaux avec beaucoup de conviction. Et fait revivre, pour quelques personnages, une époque révolue.

L’ingratitude des fils (2011)
Après la guerre, le chaos. Pierre D’Ovidio lance un nouveau « grand détective » dans la France de 1945. Cherchant à identifier un cadavre trouvé dans la neige par des enfants, Maurice, jeune inspecteur, possède peu d’éléments. Mais Ginette, qu’il vient de rencontrer et qu’il aime déjà, lui apporte une aide précieuse. Et le souvenir de la rafle du Vél’ d’Hiv’, au cours de laquelle Maurice a sauvé ceux qu’il a pu, traverse une enquête liée au passé proche. Le décor est splendide.

Le choix des désordres (2012)
Deuxième enquête de Maurice Clavault, découvert dans L’ingratitude des fils. Son chef ne l’aime toujours pas, au contraire de Ginette, malgré un début de carrière sur scène qui pourrait lui donner d’autres désirs. Et voici Maurice en mission à Madagascar où un Français a disparu, où la révolte gronde début 1947. Son nouveau chef ne vaut pas mieux que le précédent, car l’esprit colonial est aussi étriqué que le sens de la hiérarchie. Du moins, on se balade, au risque du palu.

Le paradis pour demeure (2013)
Bertrand a eu sa période Je vous trouve très beau, pendant laquelle il espérait que des jeunes femmes recrutées sur annonces dans les pays de l’Est l’aideraient à la ferme, et plus si affinités. Cela s’est mal terminé et le paysan passe à L’amour est dans le pré en recueillant une jeune clocharde à Paris. Marianne est une bombe à retardement. Toujours à la limite de l’explosion, elle ne tarde pas à secouer le village. Les pieds dans la boue et la tête dans un livre de Françoise Giroud comme la mère de Bertrand, Pierre D’Ovidio démonte la paix artificielle d’un coin réputé tranquille et s’interdit de recoller les morceaux.

La tête de l’Anglaise (2016)
Joël est le monstre désigné par la presse et le peuple : c’est lui qui a tué et dépecé l’Anglaise retraitée, dans une campagne dont son père lui a appris la dureté. Et comment la combattre par plus de dureté encore. La deuxième partie, dans la tête du présumé coupable, nous fait suivre la pensée sinueuse d’une défense dont la logique nous échappe parfois. Mais qui, sur l’instant, semble irréfutable à Joël, avant qu’il change d’avis.

lundi 5 octobre 2015

Henning Mankell, à hauteur d'hommes

Même quand on s'y attend, parce que son dernier livre, Sable mouvant, paru en français il y a moins de trois semaines, tournait autour du cancer qui lui avait été découvert au début de l'année dernière, la mort de Henning Mankell, à 67 ans, est une mauvaise nouvelle. Cet écrivain généreux donnait du plaisir en posant de bonnes questions. Ce n'est pas si fréquent.
Je ne l'ai pas lu depuis les premières traductions. Mais, depuis dix ans, je n'ai pas dû manquer une seule publication et il m'est arrivé de retourner en arrière, grâce aux rééditions en poche - un bienfait, je ne le dirai jamais assez.
Voici donc quelques traces de cette décennie de compagnonnage entre un écrivain (que je n'ai jamais rencontré, malheureusement) et un de ses lecteurs.

Kurt Wallander ne va pas bien. Le commissaire suédois apparaît, aux yeux d’une femme qui promène son chien sur la plage gelée d’une île danoise, comme un homme inquiétant qu’elle s’imagine traverser « tant bien que mal une grave crise personnelle ». Elle ne le connaît pas, elle se contente de l’observer, mais elle ne se trompe pas – peut-être cette femme, qui ne fait que passer dans L’homme qui souriait, aurait-elle fait un bon policier. Wallander est en pleine dépression depuis plus d’un an et il commence à comprendre qu’il ne reprendra plus jamais son poste. Depuis qu’il a tué un homme, ses démons l’ont emporté sur le travail. Même son ami Sten Torstensson, un avocat venu lui demander à l’aider de comprendre la mort de son père, n’est pas parvenu à le tirer de sa prostration.
Sur ce décès classé dans la catégorie des accidents de la route, nous en savons un peu plus : Henning Mankell l’a décrit dans un chapitre d’ouverture où il a distillé une peur sournoise avant de mettre en scène un assassinat. Cette carte est fournie au seul lecteur, car le meurtre n’a pas eu d’autre témoin que ses exécutants, dont par ailleurs nous ignorons tout. Tandis que l’origine de la peur, elle, a été clairement définie. Encore faut-il savoir quel rôle joue cette carte dans un jeu complexe où Wallander, contre toute attente, va se lancer alors même qu’il a annoncé sa démission – sa première décision depuis longtemps.
Il vient d’apprendre que Sten Torstensson a été assassiné dans son cabinet et, cette fois, le doute n’est pas permis : trois balles ne sont jamais un accident. Wallander pense avoir une dette envers son ami qu’il n’a pas été capable d’aider et retrouve ses réflexes d’enquêteur. L’explosion d’une mine dans le jardin de la secrétaire du bureau d’avocats où le père et le fils étaient associés, puis celle de sa propre voiture lui confirment que les deux morts sont liées. Reste à savoir quel est le rapport.
Dans cette affaire, rien n’est clair. La seule piste cohérente, mais étayée par peu d’éléments solides, conduit invariablement vers Alfred Harderberg, un riche industriel dont la réussite a fait en Suède une sorte de héros national. Mais un héros très discret : il n’apparaît jamais en public, on ne connaît de lui aucune photographie. Quand Wallander le rencontrera, il découvrira un homme sûr de lui qui cache ses sentiments, s’il en éprouve, derrière un sourire permanent…
Avant d’en arriver là, il faudra en passer par toutes les étapes d’une enquête brouillée par le pouvoir de cet homme. Roman policier classique, L’homme qui souriait représente la perfection dans le genre. Wallander tire des fils qui, parfois, lui échappent, et qu’il faut pourtant utiliser pour construire une image crédible. Henning Mankell s’y emploie avec patience. Et celle-ci est récompensée : nous le suivons dans les méandres des recherches policières avec l’impression d’y participer.

Avant le gel (2005)
Kurt Wallander passe la main. Henning Mankell ne l’écrit pas ainsi dans Avant le gel. Mais l’arrivée dans la police de Linda, la fille du commissaire, paraît lancer le romancier dans un nouveau pan de son œuvre après une dizaine de titres. Encore le père n’est-il pas à la retraite et sa présence bourrue, parfois envahissante, ne le poussera certainement pas à se fondre discrètement dans le décor des prochains romans.
Trêve de prospective, contentons-nous pour l’instant du livre qui vient d’être traduit, et dans lequel Linda ne porte pas encore l’uniforme, à quelques jours de sa titularisation – sinon un uniforme invisible dont elle sent la présence et qui la gêne parfois aux entournures, comme un costume hâtivement coupé. Elle n’a pas eu le temps de se préparer à ce qui arrive : après quelques événements inquiétants sous forme de sacrifices d’animaux, une femme meurt, puis une deuxième. Une de ses amies d’enfance, Anna, se trouve curieusement au centre d’une série de signes bizarres…
Malgré lui, Wallander est obligé d’accepter la présence de sa fille dans l’enquête. Elle en maîtrise certains éléments mieux que personne. Mais elle est aussi consciente de de son manque d’expérience. Touchante de bonne volonté, elle en fait trop. Elle a dû hériter d’une partie du caractère paternel, dont une propension à s’emporter qui fournit l’occasion d’un jet de cendrier assez réussi.
Henning Mankell explore le fanatisme religieux avec un réalisme effrayant. Bien que l’enquête se termine au moment où tombent les tours du World Trade Center, le délire qui la met en branle n’a rien d’islamiste. C’est presque pire : des illuminés convaincus de devoir punir les infidèles à la « vraie » foi se cachent parmi nous – ou en Suède, ce qui revient au même. Et se révèlent capables de passer à l’acte avec une volonté capable de surmonter tous les obstacles.
Sauf celui d’un roman au terme duquel, quand même, force reste à la loi. Mais il aura fallu passer par la résolution d’énigmes apparemment incompréhensibles, à travers lesquelles Mankell nous balade comme il le veut. Et comme nous aimons.

Tea-Bag (2007)
Laurent Gaudé avait, dans Eldorado, raconté le calvaire des migrants qui quittent l’Afrique pour le rêve européen. Henning Mankell, qui vit une partie du temps au Mozambique et l’autre en Suède, aborde lui aussi ces rives sur lesquelles l’espoir côtoie dangereusement la désespérance. Et prouve que le sens de l’humain placé dans un personnage de flic pour la série de polars qui mettait l’inspecteur Wallander en scène peut aussi s’employer sous une autre forme, celle du roman traditionnel.
Au passage, il faut quand même déplorer la manière dont se perpétue la notion de sous-genre toujours appliquée au polar : l’éditeur présente Tea-Bag comme le troisième roman de l’écrivain suédois, comme si ses romans policiers n’étaient pas de vrais romans… Passons sur cette discussion dont on pensait qu’elle n’avait plus lieu d’être.
Pour en venir à Tea-Bag et aux autres personnages d’un livre où un poète rarement confronté aux difficultés de la vie découvre la face cachée de la société.
Jesper Humlin publie ponctuellement, chaque 6 octobre, date de l’anniversaire de sa mère, un recueil de poèmes dont il se vend, bon an mal an, un millier d’exemplaires. Pas de quoi lui assurer la fortune, ni à son éditeur, mais assez pour lui avoir bâti une notoriété qui lui a valu récemment un prix littéraire richement doté. Grâce auquel il s’est envolé vers le sud pour un séjour paradisiaque. Confort des grands hôtels et bronzage assurés. Jesper a belle allure quand il revient en Suède. Mais se trouve face à un éditeur qui aimerait lui faire écrire un roman policier au succès prévisible. A une compagne excédée de le voir toujours reculer devant son désir d’enfants, et qui le menace de raconter leur vie dans un livre. A une mère capricieuse, lancée à près de 90 ans dans de nouvelles entreprises : elle a monté une société de sexe par téléphone et envisage de terminer son premier roman policier. Aux cours catastrophiques de ses actions… Bref, le monde est hostile.
A tel point qu’une soirée de conférence et de lecture dans une bibliothèque de Göteborg tourne elle aussi au cauchemar en raison de la présence de prisonniers peu sensibles à sa poésie. Seul un sourire, au milieu d’un visage africain, illumine ce qui s’apparente fort à un échec de plus.
C’est Tea-Bag, que nous avons rencontrée avant Jesper, dès le premier chapitre, quand elle se trouvait dans un camp de réfugiés en Espagne, à peu près seule survivante parmi tous les immigrés qui se trouvaient sur le même bateau qu’elle. Elle est assez réaliste pour ne pas envisager l’espoir comme moyen de survivre. En revanche, sa volonté est assez puissante pour lui permettre de s’échapper du camp et d’entreprendre un long voyage vers la Suède : elle a rencontré, dans le camp, un journaliste suédois qui prétendait vouloir donner un visage aux anonymes dont Tea-Bag fait partie. On ne saura pas si le reportage est paru. Mais il a eu pour effet de donner un but nouveau à la jeune femme.
Qui donne elle-même un but inattendu à Jesper Humlin : au lieu d’écrire le roman policier qu’on lui demande et qui est déjà presque lancé par le service marketing, il va se consacrer à recueillir les récits des réfugiés qui sont plus de dix mille en Suède à vivre dans la clandestinité. Sous prétexte d’un atelier d’écriture à Göteborg, le voici plongé dans d’improbables biographies aux versions multiples et interchangeables. Tea-Bag, qui se fait passer pour Kurde alors qu’elle est Nigériane. Tania, qui vient de Smolensk. Leïla, Iranienne rebelle aux lois de sa famille. Elles sont pleines d’une souffrance qu’elles ne parviennent pas à exprimer et sur laquelle elles aimeraient pouvoir mettre des mots. Ce que Jesper devrait les aider à réussir.
Il n’est pas totalement honnête avec les jeunes filles : convaincu qu’elles ne peuvent pas raconter elles-mêmes ce qui leur est arrivé et ce qu’elles ressentent, il est prêt à s’emparer de leurs récits pour en faire son livre à part entière. Mais finit par être tellement bouleversé par elles qu’il ne sait plus où il en est. Et perd totalement le contrôle.
Les voix de Tea-Bag, Tania et Leïla sont présentes dans le roman de Mankell. Elles existent. « Peu importe comment elles se nomment dans la réalité », dit le romancier dans sa postface. Et elles existent même très fort : leur présence est attestée par leurs histoires, qui nous bouleversent autant qu’elles ont pu ébranler Jesper.
Il n’y a pas de message. Pas de discours sur le bien ou le mal. Des faits. Et les faits sont terribles.

Profondeurs (2008)
Lars Tobiasson-Svartman est un homme de mesure. Et de mesures. « Ses tout premiers souvenirs étaient des distances : entre lui et sa mère, entre le sol et le plafond, entre l’inquiétude et la joie. Sa vie entière se résumait à des distances à mesurer, à raccourcir ou à rallonger. »
En octobre 1914, alors que la Suède est restée hors du conflit mais est sans cesse menacée d’y être entraînée malgré elle, cet officier de marine est chargé de sonder les fonds marins afin d’obtenir des cartes plus précises et de trouver des routes plus sûres pour les navires. Une mission de routine mais de grande précision, faite sur mesure, si l’on ose dire, pour Lars : il dort en serrant contre lui sa sonde en laiton. Et en pensant au parfum de sa femme, Kristina.
La proximité des combats, dont on devine parfois au loin les lueurs d’incendie, et la présence de la mort qui lui rappelle celle de son père – le seul cadavre qu’il avait jamais vu – font pourtant forte impression sur Lars. L’absence de son épouse le trouble. Si bien que la découverte d’une île sur laquelle vit une femme seule cristallise en lui tous les désirs d’échappée jamais exprimés et provoque une rupture définitive avec ce qu’il était. Lars s’enfonce dans le mensonge, monte des scénarios compliqués, apprend la violence et change de vie. Au risque de provoquer des drames, comme nous le savions depuis le début sans l’avoir compris – il faudra d’ailleurs, une fois la lecture terminée, revenir aux premières pages pour boucler le récit, vingt-trois ans plus tard.
Henning Mankell est surtout connu pour les romans policiers dans lesquels enquête l’inspecteur Kurt Wallander – une série prolongée par Avant le gel, où intervient sa fille Linda. Mais, depuis 2003, trois traductions de romans plus traditionnels (et plus africains, pour puiser dans le deuxième continent de l’auteur qui partage sa vie entre la Suède et le Mozambique) étaient venus compléter sa palette d’écrivain. La dérive de Lars Tobiasson-Svartman vers les Profondeurs est une nouvelle démonstration d’un talent capable de… sonder les âmes en détresse.

Dans une brève postface, Henning Mankell explique qu’il a été poussé à écrire par la colère. Avec en lui le souvenir du visage d’un jeune Africain mourant du sida, à la frontière entre la Zambie et l’Angola. Sa colère, il l’a inoculée toute entière à Henrik, un jeune Suédois que sa mère retrouve mort dans son appartement. Louise est brisée. Même si son fils semble s’être suicidé avec des somnifères, elle refuse d’y croire et elle se lance à la recherche de ce qui a pu le tuer.
Louise découvre d’abord, blessée et stupéfaite, la face cachée de son fils. Au fond, elle ne connaissait qu’une partie de lui. Elle ne savait rien de son amie Nazrin, rien de son appartement à Barcelone, rien des voyages qui l’avaient notamment mené au Mozambique – le deuxième pays de Henning Mankell. Henrik avait compartimenté sa vie avec le même soin maniaque qu’il protégeait les données dans son ordinateur. Personne n’avait de lui une vue d’ensemble, pas même son père avec lequel il était resté en contact malgré les distances. Pas même Lucinda, qu’il a connue à Maputo – et à laquelle, sans le savoir, il a transmis le sida.
Henrik est un mystère que Louise veut percer pour comprendre ce qu’il avait appris et qui l’a mis en danger de mort. Archéologue, elle a l’habitude d’assembler des tessons de poteries pour retrouver leur forme originelle. Mais cette poterie-ci est plus complexe que le résultat de ses fouilles en Grèce. Elle est faite de chair et de sang, de vie et de mort.
De longs détours entraînent Louise vers l’Australie, l’Espagne, le Mozambique… Les pièces du puzzle sont éparses. Une des clefs de l’énigme est Le cerveau de Kennedy, dans la disparition duquel Henrik voyait le symbole de tout ce qu’il est possible de cacher. Il a cherché la vérité dans l’obscurité et, malheureusement pour lui, il l’a trouvée dans le cadre de recherches médicales qui ont tout oublié du respect de la vie. Une réflexion, qui revient deux fois dans le roman, résume avec précision l’écart qui sépare les pays riches de l’Afrique : « nous savons tout de la façon de mourir des Africains, et presque rien de leur façon de vivre ». Elle est, d’une certaine manière, au point de départ d’un malentendu qui dérape et autorise l’amoralité de certaines sociétés pharmaceutiques. John le Carré en avait aussi fait un sujet de roman dans La constance du jardinier. Henning Mankell, sur un thème proche, donne le portrait d’une mère courage dont l’amour et la volonté de savoir resteront dans les mémoires.

Entre la Suède et le Mozambique, son pays d’origine et celui qu’il a adopté une bonne partie du temps, Henning Mankell a le choix entre deux terrains romanesques également familiers. Il a cette fois mis le cap plein nord.
Le climat de la petite île de la Baltique où Fredrik Welin s’est retiré douze ans plus tôt convient à sa solitude. Cet homme de 66 ans a été chirurgien. Il a été frappé par une catastrophe qui a provoqué son retrait du monde. Depuis, il ne voit plus personne, sinon un facteur qui passe sans avoir de courrier à déposer ni à emporter. La compagnie d’une chienne et d’une chatte âgées lui suffit. Sa seule discipline consiste à prendre chaque jour un bain froid dans le trou qu’il creuse à travers la glace. Il n’est ni heureux, ni malheureux. Le temps s’est arrêté. Fredrik attend la mort sans rien faire pour la précipiter. A une époque, il aurait pu se suicider. Mais la lâcheté, une vieille compagne, l’en a empêché.
Cette « vie qui a tourné court », dont il tient la chronique quotidienne et monotone dans un journal de bord, lui réserve pourtant des surprises en cascade. Et l’occasion de secouer les lambeaux d’un passé dont le poids le maintenait replié sur lui-même, pour s’ouvrir aux autres.
Un jour de janvier survient une scène insolite qui rompt à la fois la solitude et la monotonie. « Il y avait quelqu’un sur la glace. Une silhouette noire sur fond de blancheur immense. Le soleil était bas sur l’horizon. J’ai plissé les yeux pour mieux voir. C’était une femme. On aurait dit qu’elle marchait appuyée sur un vélo. Puis j’ai compris : c’était un déambulateur. »
Trente-sept ans après qu’il l’a abandonnée sans un mot d’explication, Harriet resurgit, comme un fantôme venu de loin. Elle est malade. Elle est venue, non pour lui reprocher son attitude passée, ses mensonges et sa curiosité malsaine, mais pour lui rappeler une promesse qu’il avait faite : la conduire à un lac où, quand il avait dix ans, Fredrik s’est baigné avec son père. La dernière volonté d’une femme qu’il a aimée et quittée…
Une volonté assez forte pour placer le chirurgien devant des responsabilités qu’il a toujours fuies. Et pour l’amener, enfin, à voir la réalité en face. S’accepter tel qu’il est. Peut-être même s’améliorer jusqu’à redevenir un homme ayant sa place dans l’humanité.
Le chemin est long. Parsemé d’embûches. Henning Mankell en fait un parcours exaltant. Il réveille des émotions. Provoque des rencontres inattendues. Scrute les contradictions de Fredrik pour l’aider, grâce à des personnages féminins, à les résoudre. Cela n’ira pas sans des moments de grande douleur. Mais éprouver la douleur, c’est se savoir vivant. Une sensation neuve pour celui qui avait renoncé aux chocs de l’existence. Désormais, son cœur est capable de battre plus fort. Son corps retrouve même le désir – pas au meilleur moment, il est vrai. Les chaussures italiennes – un symbole de perfection – est un roman qu’on n’a pas envie de quitter, et dont on tourne la dernière page avec regret.

Kurt Wallander, combien d’enquêtes ? L’homme inquiet est, selon que le cycle intègre ou non Avant le gel, dont sa fille Linda est l’héroïne, la dixième ou la neuvième. La dernière, quoi qu’il en soit, pour le personnage favori de Henning Mankell, « un policier de province un peu ballot », ainsi qu’il se définit lui-même à la fin de ce nouveau roman. Il a vieilli et aborde bientôt la soixantaine. Il devient grand-père. Il oublie son arme dans un restaurant. Et il affronte une énigme dans laquelle l’autre grand-père de sa petite-fille est au premier plan.
Håkan von Enke, brillant officier de marine aujourd’hui à la retraite, est resté obsédé par une mission au cours de laquelle un sous-marin probablement ennemi, coincé dans les eaux territoriales suédoises, a réussi à s’échapper grâce à un ordre venu de très haut. De si haut, d’ailleurs, que personne n’en situe l’origine. Des relents de guerre froide et d’alliances plus ou moins explicites planent sur un mystère que von Enke se dit sur le point de percer.
C’est ce qu’il avait confié à Wallander avant de disparaître. Avant que son épouse disparaisse à son tour. Une affaire de famille autant qu’un enjeu de sécurité nationale pour l’inspecteur qui patauge dans des eaux troubles. Ce n’est pas la première fois. Pas la première fois non plus qu’il est dépassé par les événements. La grande différence, pour le lecteur, tient au fait de savoir que ce sera la dernière. On se penche donc, inconsciemment, avec une concentration plus soutenue sur le destin d’un homme empli des contradictions que la société où il vit a fait siennes. Leur poids est de plus en plus encombrant, on en jugera.

Le Chinois (2011)
Maintenant qu’il s’est débarrassé de Wallander dans L’homme inquiet, que devient son créateur ? Henning Mankell va bien, à en juger d’après Le Chinois, la plus récente traduction d’un de ses romans. La première page laisse pourtant croire à un documentaire animalier : un loup venu de Norvège glisse dans l’hiver suédois à la recherche de sa pitance. L’écrivain se serait-il reconverti dans un nouveau genre ? Non : page suivante, le loup se nourrit d’un cadavre. Ce repas est, loin des hommes, le premier signe de ce que ceux-ci découvriront ensuite : un carnage dans un village dont presque tous les habitants ont été exécutés avec, semble-t-il, une grande cruauté. Dix-neuf morts, tous âgés, sauf un enfant. Et quelques rares survivants, qui n’ont rien vu, rien entendu.
Vivi Sundberg est une bonne enquêtrice. Quoiqu’un peu trop fidèle aux procédures. Quand Birgitta Roslin, juge, plus encline aux intuitions et aux rapprochements inattendus, pénètre sur la scène de crime, parce qu’elle est la lointaine parente de victimes et non parce qu’elle travaille sur l’affaire, la policière n’aura très vite qu’une envie : la voir partir très loin. Roslin dérange le bel ordonnancement des dossiers, elle emprunte même discrètement, dans une maison du village, des carnets qui racontent une étrange histoire. C’était au temps de la construction des chemins de fer, aux Etats-Unis, quand un de ses ancêtres dirigeait en despote des compagnies d’ouvriers parmi lesquels il détestait particulièrement les Chinois.
Birgitta Roslin va, en effet, partir très loin. En Chine, précisément, tandis que les fils de l’énigme se déploient aussi en terre africaine, au Mozambique et au Zimbabwe – où la Chinafrique montre, de son visage, ce qu’il a de plus hideux. Un morceau de ruban trouvé dans le village sanglant sert de fil rouge (c’est la couleur du ruban) pour un long jeu de piste parsemé de pièges. Henning Mankell semble les ouvrir à plaisir sous les pieds de Roslin, exposée sans prudence à une vengeance qui a traversé le temps.
Et le loup ? Henning Mankell ne l’a pas oublié non plus, puisque ce diable de romancier ne lâche rien en chemin. Il reviendra donc, tout à la fin, comme un clin d’œil qui referme un livre aussi touffu qu’entraînant.

Publié en suédois en 1990, L’œil du léopard est un des romans de Henning Mankell qui restaient à découvrir – d’autres suivront. Il avait, il a, tout ce qui fascine ses lecteurs aujourd’hui, et d’abord l’art de raconter une histoire. Son expérience de l’Afrique, utilisée dans de nombreux livres, était déjà grande – il y a mis les pieds pour la première fois en 1973, l’année où il publiait son premier roman. Nous y revoici, en Zambie cette fois, avec Hans Olofson, un jeune homme qui veut réaliser le rêve d’une amie morte : se rendre à Mutshatsha, sur les traces d’un missionnaire suédois. Il s’agit aussi pour lui d’accomplir ce dont son père, ancien marin devenu forestier alcoolique, n’est plus capable : quitter le village et voir le monde.
Dès qu’il arrive à Lusaka en septembre 1969, il rencontre la peur. Rien de ce qui lui arrive ne ressemble à ce qu’il a déjà vécu et il craint pire encore. D’autant que des Blancs rencontrés sur la route vers Mutshatsha lui expliquent comment le pays se déglingue depuis l’indépendance, et à quel point la population locale est dangereuse. Mais Hans n’est là que pour quelques jours, le temps de son pèlerinage, il se contente donc d’écouter et d’émettre quelques remarques moins racistes. Rapidement balayées, bien entendu, par ceux qui vivent sur place et connaissent la réalité.
Et puis, au lieu de repartir très vite en Suède, Hans se laisse entraîner par les circonstances. Presque vingt ans plus tard, il est encore là. Souffrant de crises de palu et de peurs paniques provoquées pour partie par des hallucinations, pour une autre par des violences bien réelles autour de lui. Il a beau essayer de les comprendre, il a atteint un stade où, plus il en sait, plus le monde africain est inintelligible. Il s’est pourtant approché très près des origines de l’antagonisme meurtrier entre les Blancs et les Noirs, en particulier lors de conversations avec un ami journaliste africain. Mais le dernier mot ne peut rester qu’aux faits.
Parmi ceux-ci, une devinette : « Quel est le pays africain qui reçoit la plus grande aide européenne ? […] C’est la Suisse. Des fonds destinés au développement des pays africains viennent approvisionner des comptes anonymes en Suisse. »
Sans jeu de mots, tout n’est pas blanc ou noir dans L’œil du léopard. Par l’intermédiaire d’un personnage qui refuse les idées reçues, même quand elles paraissent se confirmer, Henning Mankell fait le portrait d’un pays d’Afrique déchiré par la haine.

On oublie parfois que Henning Mankell n’est pas devenu auteur de fiction dans les années 1990 avec la série des enquêtes de Kurt Wallander. Daisy Sisters, qui vient de paraître en français, a été publié dès 1982 en Suède et il s’agissait déjà de son cinquième roman au moins (plusieurs restent à traduire). Nous sommes en 1941, puis en 1956, 1960, 1972, 1981. Le temps fait des bonds pour les deux personnages principaux et ceux qui les accompagnent au fil des années.
Elles sont deux jeunes filles, qui ont sympathisé par écrit avant de renforcer leur amitié en se rencontrant. Vivi et Elna, en 1941, se sont rebaptisées les Daisy Sisters et sont aussi curieuses qu’on peut l’être à 17 ans. C’est la guerre, elles ne l’ignorent pas, mais elles n’en voient rien. Alors, elles partent en vélo vers la frontière, où elles se heurtent à un garde-frontière de la Défense suédoise. La rencontre a quelque chose d’exaltant, il s’y mêle de l’inquiétude. Le lecteur sait pourquoi, le romancier l’a prévenu : « C’est l’été – ça au moins c’est sûr – et Elna sera violée. Ou presque. » Le « presque » est surtout dans sa tête : une manière de nier ce qui est arrivé. L’oubli volontaire se révèle d’une efficacité limitée : Eivor, sa fille, naît neuf mois plus tard.
Très vite, donc, une deuxième génération s’inscrit dans les quatre décennies où Mankell raconte l’histoire des femmes, de leur condition, de la manière dont elles s’en sortent, ou non, dans une société suédoise certes « avancée » mais où leur place n’est pas toujours clairement définie. Daisy Sisters est un roman féministe qui accompagne les difficultés d’une évolution dont personne n’a programmé les étapes. D’où ces sauts dans le temps, utiles pour découper en tranches inégales la ligne hésitante du progrès, avec ses moments de recul.
Si l’on suit surtout Elna, son amitié avec Vivi sert de point de comparaison entre deux caractères assez différents. Dès leur première rencontre, Elna a compris que Vivi était beaucoup plus audacieuse qu’elle. D’où, plus tard, une surprise mêlée de déception quand Vivi se mariera, au mépris semble-t-il de tous ses principes, avec comme conséquence une existence plus confortable.
Daisy Sisters n’est cependant pas un roman à thèse. Ses valeurs fondamentales reposent moins sur les principes qui le sous-tendent que sur les personnages qui en sont les expérimentatrices involontaires. Leur enthousiasme, leurs victoires et leurs défaites sont un matériau vivant, vibrant, grâce auquel on s’attache à tous les détails de leur biographie imaginaire.

Le grand retour d’Hercule Poirot

Dans les années 1940, Agatha Christie avait prévu de tirer le rideau sur Hercule Poirot, son célèbre détective belge, son personnage fétiche, dans un dernier volume d’ailleurs intitulé, en version originale, CurtainHercule Poirot quitte la scène en traduction. Une sorte de testament dont la publication a été retardée jusqu’en 1975, quelques mois avant la mort de la romancière. Il aura fallu près de quarante ans pour qu’une autre écrivaine, Sophie Hannah, s’empare du brillant moustachu et de ses caractéristiques avec une enquête inédite, Meurtresen majuscules.
Hercule Poirot quitte la scène fermait la boucle à un double titre : Poirot y meurt au terme d’une dernière enquête située sur les lieux de la première, La mystérieuse affaire de Styles. La maison où séjourne le héros, avec son ami le capitaine Hastings, semble avoir gardé la mémoire du crime passé. D’où une atmosphère lugubre aggravée par la certitude de Poirot : un nouveau meurtre va être commis en cet endroit. Agatha Christie soigne les fausses pistes, balade Hastings sur celles-ci tandis que Poirot refuse de fournir les éléments en sa possession à un assistant devenu ses yeux et ses oreilles. Au contraire du détective, cloué dans un fauteuil roulant par l’arthrite, Hastings se déplace aisément. Mais Poirot ne lui fait pas confiance quand il s’agit de masquer ses sentiments. Et les petites cellules grises de son ami ne semblent pas travailler aussi bien que les siennes.
Sophie Hannah respecte les codes mis en place par Agatha Christie. Les petites cellules grises s’agitent, les légendaires moustaches sont en place, l’élégance aussi et Hercule Poirot tient à préciser ses origines belges – surtout quand on le croit Français. On ne touche pas à un monument, c’est à peine si on peut y glisser un détail qui passera inaperçu dans l’ensemble.
En 1929, alors que Poirot aspire à du repos, les habitudes qu’il a prises dans un café-restaurant où il goûte les talents d’observation d’une serveuse l’amènent à rencontrer une femme affolée. Jennie est traquée et se confie au détective de manière sibylline. L’enquêteur en devine assez pour comprendre qu’elle est vraiment en danger et que le triple meurtre de l’Hôtel Bloxham, découvert le même soir, est directement lié à l’histoire de Jennie.
Le narrateur n’est pas Hastings mais Catchpool, un enquêteur de Scotland Yard. Il est, lui aussi, le faire-valoir d’un personnage central qui aime faire remarquer sa supériorité intellectuelle : « apparemment en Belgique, l’autosatisfaction n’est pas jugée inconvenante », se dit Catchpool à un des nombreux moments où la suffisance de Poirot devient irritante.
Le succès international d’Hercule Poirot, que Sophie Hannah espère prolonger, n’est pas seulement dû à ses caractéristiques physiques et à ses tics psychologiques. Le soin avec lequel l’affaire est installée, avec ses facettes brillantes et trompeuses, avec sa vérité profondément enfouie, a fait de la série un modèle du roman policier à énigme. Pour résoudre le mystère de Meurtres en majuscules, il faudra passer par autant d’hypothèses qu’en élaborait la reine du crime.
Sophie Hannah, 43 ans, était loin de connaître la notoriété d’Agatha Christie. Mais, avant de prendre sa succession, elle n’était pas non plus une inconnue. Elle avait écrit pour les jeunes, publié de la poésie et signé une douzaine de romans publiés, pour certains d’entre eux, et selon son site personnel, dans 27 pays. Des thrillers, pour l’essentiel, dont trois ont été traduits en français chez Calmann-Lévy et réédités au Livre de poche : Pas de berceuse pour Fanny, La proie idéale et Les monstres de Sally.
Avant Sophie Hannah, la première à proposer une enquête inédite d’Hercule Poirot, Charles Osborne avait transformé en roman la seule pièce de théâtre mettant le détective en scène. Un travail d’adaptation – de « novélisation », comme on dit vilainement – très éloigné d’une création originale. Il fallait de l’audace pour oser se frotter à un personnage devenu un véritable mythe. La romancière affirme, on la croit volontiers, qu’elle a toujours été fan d’Agatha Christie – à qui elle dédie d’ailleurs Meurtres en majuscules. Il en fallait cependant un peu plus pour convaincre Mathew Prichard, petit-fils d’Agatha Christie, de donner une autorisation qu’il avait toujours refusée.
L’enthousiasme de Sophie Hannah et la trame qu’elle avait imaginée l’ont séduit. Peut-être aussi la perspective du passage dans le domaine public, certes encore lointain (Agatha Christie est morte en 1976), mais que la réapparition d’Hercule Poirot l’année dernière retardera, au moins pour le personnage du détective.

lundi 23 février 2015

Didier Daeninckx dans le maquis corse

Fidèle à lui-même, Didier Daeninckx reste, comme il nous le disait il y a quelques années, dans l’écriture noire : « La manière noire de dire le monde a gangrené le monde de l’édition et l’a ressourcé avec ses sujets, avec sa manière de prendre l’Histoire à bras le corps. » Têtes de Maures se situe en terrain favorable : la Corse, à distance de la France continentale par les méthodes qui y sont utilisées pour régler les conflits. Seule, dans l’Hexagone, la ville de Marseille compte un nombre équivalent d’assassinats. Le romancier force un peu le trait : pendant les trois semaines qu’il évoque, en juin 2012, chaque livraison du quotidien Corse-Matin livre un nouveau cadavre…
Melvin Dahmani a reçu, à Paris, un faire-part de décès dont il se demande pourquoi il lui a été adressé. Il ne connaît pas cette Lysia Dalersa qu’on enterre à Corto-Bello dans quelques jours. Comme il a passé un peu de temps en Corse onze ans plus tôt, il cherche qui était cette femme. Et arrive à lui redonner le nom qu’il lui a connue quand ils étaient amoureux, Elise : « C’est elle que j’avais perdue, au bord de la Méditerranée, et que je retrouvais sous le nom de Lysia Dalersa alors que tout était déjà joué. »
Le temps de voter, puisque c’est dimanche d’élection, Melvin prend l’avion. Il est intrigué par l’arrivée du faire-part, il est en outre dans le collimateur de la police parisienne pour des trajets fréquents à Londres où il se livre à des activités peu légales. Ce concours de circonstances suffit à le décider. Il ne sait pas ce qu’il cherche, ni même s’il y a quelque chose à chercher. Il part en pèlerinage sur les traces d’un passé heureux, il a envie de rendre hommage à une femme dont il fut le premier amant et qu’il n’a jamais oubliée, pour le reste, on verra.
On ne tarde pas à voir, en effet, en particulier quand un coup de feu claque pendant l’enterrement, blessant légèrement Melvin et tuant un homme à côté de lui. Melvin ne sait pas qui était visé mais il lui deviendra de plus en plus difficile de faire croire qu’il se trouvait là par hasard. Sa curiosité pour le passé d’Elise-Lysia, qui le fait remonter dans le temps après qu’il a trouvé un cahier que la jeune femme avait caché dans un endroit où lui seul pouvait le trouver, éveille les soupçons. Il est entré, sans bien s’en rendre compte, dans un jeu de vengeances où plusieurs grandes familles de l’île sont impliquées et, d’avertissements en menaces, il doit prendre au sérieux un danger qui se rapproche.
Un prologue avait attiré l’attention sur l’importance d’événements survenus en 1931, quand un corps expéditionnaire avait débarqué en Corse pour remettre un peu d’ordre, par la force, sur un territoire où la loi commune semblait s’appliquer de moins en moins. Et Melvin passera des heures à lire de vieux journaux dans lesquels il espère trouver un sens à la succession des faits. Didier Daeninckx superpose les époques, et c’est ainsi qu’il explique les échos qui courent à travers tout le roman, d’une génération à une autre, quand le sang appelle le sang. La démonstration est implacable, on la suit d’un regard horrifié sans arriver à s’en détacher un seul instant.

lundi 22 décembre 2014

San-Antonio, prince du calembour

On se demande parfois où Frédéric Dard, alias San-Antonio (du nom du héros qui a phagocyté l’auteur), allait chercher ses jeux de mots. Il en sort, certes, de pourris, de vaseux, et il était le premier à le reconnaître volontiers dans des notes adressées au lecteur comme des clins d’œil.
Un exemple, tiré du fraîchement réédité Fleur de nave vinaigrette, vous éclairera si vous n’avez pas été mis au parfum par des lectures précédentes. Il est question de Mongolie, pays dont Bérurier, fidèle acolyte du commissaire San-Antonio prétend, pour les besoins du récit, être originaire. Et l’écriture pousse-au-calembour de l’auteur lâche, comme un pet sur une toile cirée : « C’est fête au village pour le Mongol extérieur. Ce n’est pas un Mongol fier. » Voilà qui méritait bien une note : « C’est très mauvais, mais je m’inflige le bas calembour pour m’obliger à demeurer humble. C’est une bonne discipline. »
Le célèbre couple de flics français se trouve au Japon, pays vers lequel ils se sont envolés sans avoir eu le temps de s’y préparer, ce qui de toute manière n’aurait pas changé grand-chose à la proverbiale inculture de Bérurier dont on encadrera un savoureux bout de dialogue avec son supérieur hiérarchique :
« — Dis voir, San-A., le Japon, c’est bien à gauche de Madagascar ?
— A gauche en descendant de la gare, précisé-je. »
S’ils sont au Japon, c’est qu’il y a une enquête à conduire. Bien que, chemin faisant, les occasions de se dissiper ne manquent pas. On n’oubliera pas leur passage chaud-bouillant dans une école de geishas. Et la révélation de ce que signifie le nom de Bérurier, à condition de le prononcer comme l’entend la population locale, « Bé-Rhû-Rié » : en toute simplicité, Fleur de nave vinaigrette, d’où le titre dont on aurait pu, là aussi, se demander d’où il était sorti. La traduction du japonais au français est moins garantie encore que si Frédéric Dard avait connu Google Translate, dont il n’avait évidemment pas besoin pour laisser galoper son imagination langagière.
Et l’enquête ? et l’enquête ? nous demandent les amateurs de polars. Vous pensez bien qu’on s’en moque, de l’enquête, prétexte futile au regard du plaisir toujours neuf de retrouver San-Antonio et Béru dans leurs œuvres, tendance catastrophe.

mardi 18 novembre 2014

Sale affaire à Bruges

Bruges, la ville où Pieter Aspe confie des enquêtes au commissaire Pieter Van In, n’est pas morte, comme dans le roman de Georges Rodenbach. Mais on y rencontre des cadavres à chaque coin de rue, à commencer par une famille dans une villa cossue : deux enfants et leurs parents. Les premières constatations semblent montrer que le père a tué les autres avant de se pendre. Aucune certitude, bien entendu.
Van In écluse des Duvel et crache ses poumons chargés de nicotine et de goudron. Son adjoint, Guido Versavel, plus sobre, réserve ses excès à un amant de rencontre non protégée. Sa compagne, Hannelore Martens, juge d’instruction, soupire devant les excès du commissaire et se demande si elle ne ferait pas bien de le tromper. Mais les qualités humaines du flic sont à la hauteur de ses défauts, ce qui retient Hanelore près de lui – et le lecteur avec elle.
Il y a évidemment une enquête, qui nous conduira à tutoyer un ministre. D’accord, pas nous, mais Van In est si proche qu’il est facile de se croire avec lui, et de faire pareil. Tutoyons donc un ministre qui n’a pas que de bonnes manières et pour qui Van In est, on le lui a dit, un homme compréhensif capable de ne pas provoquer de vagues là où il vaut mieux rester en eaux paisibles. Deux précautions valent cependant mieux qu’une et, pour garder secrets certains aspects de sa vie, le ministre (que très vite on ne tutoie plus) est prêt à compromettre Van In. Qui, probablement, s’en fout.
De quoi ne se fout-il pas, le commissaire ? Pas de Hannelore et de leur enfant. Pour le reste, sa conception de l’humanité est assez ouverte pour y accueillir toutes sortes de personnes. Même une jeune collègue très excitée en sa présence – car il a une présence, Van In, personne ne peut le nier – appartiendrait à un cercle plus proche si les circonstances n’en décidaient autrement.
Quelques casiers de Duvel et quelques fausses pistes plus tard, l’affaire trouvera un épilogue brutal. Sinon qu’on ne sait toujours pas pour Versavel. Il faudra suivre le feuilleton puisque Le message du pendu est la onzième enquête de Van In en français et qu’il en reste un gros paquet à traduire. La femme tatouée, en grand format, vient de s'ajouter aux œuvres disponibles en français.

mardi 21 octobre 2014

Robert Galbraith, alias J.K. Rowling

Lula Landry, top modèle très demandée, tombe de son balcon, s’écrase quinze mètres plus bas dans la neige et meurt. La police conclut au suicide, avec bien des arguments : cette jeune femme bipolaire venait de se disputer avec son fiancé et on lui connaissait des réactions excessives – elle est noire et J.K. Rowling (ou Robert Galbraith, comme on veut) semble s’être inspirée non seulement de l’aura de Naomi Campbell mais aussi de certaines frasques dont elle est coutumière. En outre, aucun indice ne permet d’orienter l’enquête vers un meurtre. Affaire classée.
Sinon que, trois mois plus tard, alors que le détective Cormoran Strike vient d’engager une nouvelle secrétaire intérimaire en se demandant comment il va la payer, car les affaires sont au creux de la vague, le frère de Lula débarque dans son bureau. John Bristow a choisi Strike parce que celui-ci a connu son frère Charlie, mort jeune dans une chute de vélo au fond d’une carrière désaffectée. On tombe facilement, dans cette famille, et on ne se relève pas… John engage donc Strike pour mener de nouvelles investigations, car il ne croit pas au suicide de Lula.
Commence ainsi un jeu de piste d’autant plus complexe que personne, devant Strike, ne semble lui dire l’entière vérité. Strike possède une expérience de policier respecté dans l’armée, jusqu’à ce qu’il perde une jambe et se retrouve civil. Il est organisé, obstiné, se moque de savoir s’il y a eu suicide ou non, ne tient aucun compte des intérêts des uns et des autres sauf s’ils fournissent un mobile. Une seule chose l’intéresse : découvrir la vérité. Il va donc s’y employer avec l’aide de sa secrétaire, Robin, bien plus futée qu’il l’avait cru et presque aussi obstinée que lui.
L’appel du Coucou – Coucou est le surnom que donne un couturier à Lula – est un roman policier classique, à énigme, où l’on retrouve, à la fin, le traditionnel face à face entre le coupable et celui qui l’a démasqué. Où le second explique au premier tout ce qu’il a découvert, complété de ce qu’il a deviné, et il n’y a plus rien à opposer à une logique irréfutable.
Il n’y a pas là de quoi révolutionner le genre. Mais il faut reconnaître un savoir-faire certain qui autorise à prendre du plaisir jusqu’au bout. Celui-ci s’augmente quand de légers traits d’humour éclairent l’atmosphère sombre de l’ensemble. Les lecteurs qui auront aimé se réjouiront de voir paraître, en même temps que cette réédition en poche, le deuxième volume des enquêtes de Cormoran Strike, Le ver à soie.

dimanche 30 mars 2014

Claude Izner et la dernière enquête de Victor Legris

Même les séries policières ont une fin, pour autant que les auteurs le décident. Liliane Korb et Laurence Lefèvre, les deux sœurs qui signent d’un pseudonyme commun, Claude Izner, terminent donc les enquêtes du libraire Victor Legris avec Le dragon du Trocadéro.
Ce douzième épisode est construit en forme d’itinéraire dans le Paris 1900 de l’Exposition universelle où se pressent les touristes du monde entier. Itinéraire fléché à un double titre, puisqu’il faudra retrouver la trace d’un mystérieux bateau et parce que les victimes sont tuées par des flèches. Victor Legris, sorti une dernière fois de sa librairie, hume le mystère et met son talent au service de son élucidation. Comme dans les autres volumes, la reconstitution de l’époque est le point fort du roman.
Choisir un libraire comme héros d’une série policière, c’est peu banal. Votre expérience personnelle était-elle la première raison de ce choix ? Ou y avait-il autre chose ? Par exemple, le plaisir de citer des livres parus au moment des événements ?
Pourquoi avoir fait du héros de nos « Mystères parisiens » un libraire ? Tout simplement parce que nos parents étaient bouquinistes sur les quais de Seine, que Liliane a exercé ce métier pendant trente ans (après avoir été chef-monteuse de cinéma), et que Laurence tient un étalage de bouquiniste depuis quarante-deux ans. Comme nous avions déjà fait du personnage central de notre premier roman policier un bouquiniste, nous avons opté, quand nous avons écrit Mystère rue des Saints-Pères, pour la profession de libraire. La librairie « Elzévir » est inspirée de celle que tenait le père de l’écrivain Anatole France, une librairie « à chaises » où les amateurs de livres consultaient les ouvrages de leur choix et devisaient, sans obligation d’achat. Cela nous permet de citer des volumes anciens, des parutions « fin-de-siècle », toutes sortes de vieux bouquins qui nous tiennent à cœur. Après tout, on ne parle bien que de ce que l’on connaît !
Vous aviez d’abord publié Sang dessus dessous, un roman à intrigue, lié lui aussi au monde de la librairie, plus proche de notre époque. Trop proche pour vous ébattre à l’aise dans la fiction ?
Sang dessus dessous a été notre première incursion « en tandem » dans la littérature policière destinée aux adultes. Il se situe pendant la période où nous l’avons écrit, en 1998. Nous avons tiré un plaisir énorme de son élaboration, parce que nous évoquions notre quotidien, des faits divers dont nous avions été témoins et que nous avions notés dans nos calepins, des événements de l’époque, et que nous donnions libre cours à notre imagination plus encore que dans les vingt romans pour la jeunesse écrits précédemment. Sans doute eussions-nous poursuivi sur cette lancée sans des refus éditoriaux qui nous ont poussées sur une autre voie. Victor Legris est né en 2000 et nous a permis de nous adonner à un autre de nos penchants, la recréation d’une ambiance passée, en l’occurrence celle du Paris « fin-de-siècle ».
La série, qui se termine, dit-on, est encadrée par deux Expositions Universelles. Parce que ce sont des moments où le monde entier se presse à Paris encore davantage qu’à d’autres romans ? (Jonathan Coe a fait un peu la même chose pour Bruxelles avec Expo 58, récemment.)
Dans un recueil de nouvelles pour enfants paru chez Castor-Poche Flammarion en 1998 et intitulé Neuf récits de Paris, la dernière histoire met en scène la « naissance » de la Tour Eiffel. Après nos récits destinés aux 8-12 ans, nous avons osé aborder le polar historique. Débuter par l’Exposition Universelle de 1889 fut un choix déterminé par notre attirance pour les dernières années du XIXème siècle, si lointaines et si proches de notre aujourd’hui, avec l’apparition de nombreux « ismes » : colonialisme, syndicalisme, anarchisme, marxisme, féminisme, antisémitisme, naturalisme, symbolisme, japonisme, cosmopolitisme… Lorsque Emmanuelle Heurtebize,  notre éditrice d’alors, accepta en 2001 notre premier tapuscrit, et nous a encouragées à écrire une série, nous avons eu l’idée d’accompagner nos personnages de l’Exposition de 1889 à celle de 1900. Ces Expositions Universelles ont été de grandes vitrines des découvertes scientifiques et guerrières préfigurant celles du XXème siècle. En 1889 se dresse le phare de la Tour Eiffel, symbole du fer français. 1900 voit rayonner la Fée Electricité. A l’horizon se profile la grande boucherie de 14-18…
Au fil des enquêtes, Victor Legris ne s’est-il pas un peu éloigné de sa profession principale ?
Victor Legris est et demeure un libraire, bien que sa passion pour la photographie puis pour le cinématographe, inventé en 1895 par les Frères Lumière et brillamment utilisé par Georges Méliès notamment dans le domaine de la fiction, occupe de plus en plus ses loisirs. Néanmoins, son goût pour les éditions rares perdure. Chacune de ses enquêtes ne le détourne de son métier que deux ou trois semaines par an, d’où l’impression qu’il peut donner de « faire la librairie buissonnière » ! La lecture est aussi un des ses passe-temps favoris, et, dans Le Dragon du Trocadéro, il savoure Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome, dont il apprécie l’humour.
Pourquoi arrêter la série ? Par lassitude ? Envie de faire autre chose ?

Nous avons, dès le début de la série, annoncé qu’elle irait d’une Exposition Universelle à l’autre, au rythme d’une enquête par an : donc, douze romans. Ce chiffre, hautement symbolique (12 travaux d’Hercule, 12 tribus d’Israël, 12 heures de la journée, 12 mois de l’année, 12 signes du zodiaque, etc.) nous paraissait devoir être bénéfique. C’était un défi que nous nous lancions à nous-mêmes ! Nous n’avons jamais remis en cause le terme des aventures de Victor en 1900, même si cela nous fait de la peine de quitter son petit monde. Nous ne sommes pas lasses, nous sommes satisfaites d’avoir mené cette entreprise à bon port. Et maintenant, nous éprouvons le désir de créer de nouveaux personnages dans un Paris plus proche de nous, ancré dans le vingtième siècle. Un nouveau défi. La vie, c’est le changement !

lundi 17 mars 2014

Dominique Sylvain dans les intrigues franco-africaines

Dans Passage du désir, en 2004, Dominique Sylvain a lancé sur le terrain un couple improbable d’enquêteuses que rien ne destinait à courir ensemble sur les traces de criminels. Lola, qui fut commissaire du 10e arrondissement parisien, a quitté ses fonctions un an avant la retraite, minée par la mort d’un agent, Toussaint Kidjo. Elle se consacre à des puzzles qu’elle accompagne de porto et ne néglige aucune autre boisson alcoolisée ni les excellents plats préparés par Maxime, le patron des Belles de jour comme de nuit. Son amie Ingrid est une Américaine sportive qui tente de survivre à Paris en combinant deux professions, masseuse le jour et, la nuit, effeuilleuse vedette du Calypso, un cabaret classieux. Mais ces deux-là, « les infernales pétroleuses du canal Saint-Martin », se complètent admirablement dès qu’une affaire les passionne.
La mort de Florent Vidal a de quoi susciter la curiosité de Lola, qui entraîne donc sa comparse dans l’aventure. L’avocat de Richard Gratien a été retrouvé à moitié carbonisé, avec un pneu autour du cou. Comme Toussaint Kidjo, cinq ans plus tôt. La méthode des meurtres évoque l’Afrique, dont Toussaint était originaire et où l’avocat se rendait souvent en compagnie de Gratien. Celui-ci trempe en effet dans les combines les plus sordides de la Françafrique, puisqu’il sert d’intermédiaire dans le secteur de l’armement. « Un maillon fort de la Françafrique qui tutoyait les pontes du Quai d’Orsay et de la Défense. » Commissions et rétrocommissions à la clé…
Certains crimes sont plus sensibles que d’autres, et on ne va pas tarder à comprendre que celui-ci en fait partie. Cela s’agite dans les hautes sphères, en raison des secrets que Vidal détenait et qu’on a peut-être voulu lui extorquer. Ils sont nombreux à trembler, parmi ceux qui ont tiré bénéfice de transactions pas très nettes. Hommes de pouvoir, ils ont les moyens d’exercer des pressions sur la hiérarchie policière afin que l’enquête ne respire pas de trop près les effluves de l’argent sale. Tandis que, dans la police, le divisionnaire Mars aimerait s’offrir un coup d’éclat avant de se retirer.
Au milieu de ce jeu embrouillé, Lola et Ingrid sont des chiens fous qui s’ébattent sans règles sur un terrain très balisé. Au risque de saccager des réputations bien installées. De provoquer, involontairement, la mort d’un des protagonistes. De court-circuiter des plans laborieusement établis…
Tout cela est aussi réjouissant, du point de vue de l’énigme, qu’effrayant si l’on prend en compte les implications des uns et des autres ainsi que leur totale absence de scrupules.
Mais Dominique Sylvain va plus loin dans la sophistication du récit. Elle a monté, avec des personnages tous dotés d’une biographie complète et complexe, une formidable machination qui fait des uns et des autres les pions d’une partie dont on ne découvrira les véritables enjeux qu’à la fin. Et encore. Dominique Sylvain n’a pas pour habitude de lâcher ses lecteurs dans une situation confortable.

vendredi 15 novembre 2013

Un sale printemps à Rome

Romaine, Gilda Piersanti égrène des affaires criminelles. Dans Roma enigma, sa sixième saison meurtrière, c’est le printemps. Un bref sursis est offert à Lucetta. Elle aurait dû mourir devant la pâtisserie Damiani, où elle achète deux choux à la crème chaque soir. Gabriele avait tout prévu. Sauf un détail : au moment du tir, Lucetta s’est baissée pour ramasser la monnaie qu’elle venait de laisser tomber et la balle a frappé, derrière elle, Monica Perocelli, une jeune étudiante à la vie amoureuse fantasque. Lucetta ne mourra qu’en rentrant chez elle, où Gabrielle, pensant l’avoir tuée, ne l’attendait plus.
Mariella De Luca et sa coéquipière Silvia Di Santo, chargées de l’affaire, n’ont aucune raison de penser que la victime n’était pas visée par le tueur. Seul le lecteur, auquel la romancière a décrit le crime en ouverture, sait que les faits ne sont pas ce qu’ils semblent être. Mais, comme il n’est pas possible d’alerter les enquêtrices, on se contentera de les regarder patauger avec un sourire en coin et d’observer comment elles sont alertées par des détails. L’empressement de Gabriele à fournir des informations et sa curiosité ont quelque chose de louche. Mariella, pour sa part, suit avec obstination la piste des choux à la crème, dont il ne reste aucune trace, même pas leur boîte, dans l’appartement de Lucetta. C’est donc que quelqu’un d’autre les a mangés. Mais qui ? (Nous le savons, nous ne lui dirons pas non plus, qu’elle patauge !)
Les chemins détournés ont du bon : ils laissent le temps de comprendre les raisons d’un meurtre et comment celui-ci les dépasse pour s’inscrire dans une logique plus large. La romancière italienne fait jouer des ressorts exhumés d’un passé aux secrets inquiétants. Cette atmosphère lourde séduit, grâce aussi aux pointes d’humour qui l’allègent de temps à autre.

mardi 15 octobre 2013

En Grèce, tout fout le camp

Le polar est un guide excitant pour visiter les marges de la société. Les finances grecques, par exemple, que Petros Markaris aborde de front et avec violence dans Liquidations à la grecque. Le romancier ajoute du désordre au désordre pour plonger le pays et son système bancaire dans un chaos qu’on pourrait comparer seulement aux embouteillages d’Athènes – dont le commissaire Charitos se plaint presque autant que ses compatriotes de leurs salaires et pensions rabotés.
C’est d’abord l’ancien gouverneur de la Banque centrale que son jardinier retrouve décapité chez lui avec, épinglée sur le corps, une feuille de papier marquée d’une grande lettre D.  Ses anciens collaborateurs le haïssaient. La piste terroriste est envisagée mais le commissaire n’y croit pas. Puis c’est le directeur général de la First British Bank, un Anglais, de quoi compliquer l’enquête en raison des implications internationales. Suivi par le directeur hollandais d’une agence de notation qui n’avait pas été tendre pour le pays lors d’une intervention télévisée. Les meurtres par décapitation, tous marqués d’un D, se produisent au moment où une campagne d’affichage invite les débiteurs des banques à ne pas rembourser celles-ci. Tout semble indiquer une action concertée contre les assises d’une l’économie nationale déjà bien mal en point.

Il va de soi que les motivations du meurtrier se révéleront bien différentes, puisque l’effet de surprise reste un ressort fondamental du genre policier et ajoute au plaisir de la lecture. Peu importe : le romancier nous a baladés dans les coulisses des banques, façade luxueuse et arrière-cour pleine de gravats… Michel Volkovitch, le traducteur, fin connaisseur de la Grèce, explique en postface pourquoi Petros Markaris en est une voix importante : « Les Grecs se sont retrouvés dans ces fictions si proches d’un réel brûlant, où l’auteur, avec la même obstination que son héros, montre l’éternelle corruption des puissants et les souffrances de leurs victimes. »

mercredi 11 septembre 2013

Donna Leon fouille les archives

Entre les archives et les rencontres, Caterina Pellegrini n’a pas le choix. La jeune musicologue enquête, à Venise, sur l’héritage qu’aurait peut-être laissé un compositeur, prêtre et diplomate mort il y a près de trois siècles, Agostino Steffani. Il était presque oublié quand Cecilia Bartoli l’a en quelque sorte ressuscité, en septembre 2012, dans Mission, son dernier disque. Et la romancière Donna Leon, intéressée par le projet de la mezzo-soprano, est entrée dans le jeu en participant à l’exhumation avec ses propres armes.
La clé de l’énigme se trouve peut-être dans deux malles bourrées de documents et entreposées dans une Fondation déclinante. Deux cousins se disputent un héritage duquel ils espèrent la découverte d’un trésor – Les joyaux du paradis – et un élégant avocat, Andrea Moretti, représente les héritiers putatifs. Sans oublier ses propres intérêts.
Caterina, qui retrouve sa ville natale après avoir travaillé en Grande-Bretagne, plonge dans les intrigues d’un autre temps, où le rôle d’espion du Vatican joué en Allemagne par Steffani se mêle à différentes affaires, parmi lesquelles un meurtre retentissant n’est pas la moindre.
Aux vieux papiers répondent, dans une atmosphère pleine d’une sourde menace, des ambitions très contemporaines où l’appât du gain s’oppose au sentiment religieux. Sur celui-ci, une sœur de Caterina, religieuse, apporte son précieux éclairage, avec la liberté que lui donne son progressif éloignement d’une Eglise catholique dont ses travaux lui révèlent la détestable ambition terrestre, et les moyens plus détestables encore mis en œuvre pour l’assouvir.
Donna Leon sait ce qu’est une bonne intrigue, et comment la mettre en valeur dans la lumière de Venise. Elle le prouve une fois encore.

jeudi 1 août 2013

Des poches pour la route (7)

Et voici la dernière partie de la sélection que je vous propose depuis quelques jours parmi les sorties en poche de 2013.

Robert Pobi, L’invisible
Jake Cole est face à ce qui est lui arrivé de pire dans sa carrière au FBI. Un écorcheur sévit dans la ville où son père lutte contre la mort et ses fantômes. 33 ans plus tôt, la mère de Jake a été victime du même criminel et l’irruption du passé coïncide avec l’arrivée d’un monstrueux ouragan. Les menaces se rapprochent, dans une atmosphère d’apocalypse où la nature et les hommes cultivent la peur. Un thriller exceptionnel où la tension ne cesse de monter.

Guy Vaes, Mes villes
Londres, ville d’abord rêvée dans les livres par Guy Vaes, devient le lieu réel des séjours qu’il y fait à partir de 1959. L’écrivain arpente ce « labyrinthe brisé », expression de Borges qu’il reprend dans le titre du texte consacré à Londres. Plus court, le récit de sa découverte de Singapour s’inscrit en contrepoint du premier. Et aussi en résonance : chaque fois, il cherche à inscrire la ville dans le mouvement de sa création littéraire. Il y parvient merveilleusement, au rythme de phrases souples qui vont au-delà de la surface.

Michael Connelly, Los Angeles River
Le retour du Poète, tueur en série issu du FBI, est un grand moment. Et l’occasion pour Michael Connelly de convoquer les principaux protagonistes d’un de ses grands succès. Harry Bosch est donc présent, en équipe malgré lui avec Rachel Walling pour déjouer les plans diaboliques de l’ennemi public n) 1, ou peu s’en faut. Curieusement, ce roman avait été traduit en français avant Le Poète, ce qui en faisait manquer quelques subtilités. Elles sont pourtant essentielles.

Philippe Bordas, Forcenés
Les amoureux de cyclisme apprécieront l’ouvrage, à condition d’être tout autant des inconditionnels d’une langue travaillée et belle. Philippe Bordas transforme l’anecdote sportive en chant épique et heurté. Si bien qu’on oublie parfois son sujet pour ne plus goûter que les phrases superbes qu’il taille au burin dans une roche solide. Son long poème en prose s’arrête en 1984, ceci dit pour les défenseurs du vélo d’aujourd’hui. Ils comprendront pourquoi, la démonstration est implacable.