lundi 31 mars 2014

Quand l’oiseau quitte le nid

Lydia Flem repart en exploration vers les rapports entre les générations. Dans Comment j’ai vidé la maison de mes parents, elle inscrivait les objets dans le cours de la vie, les rattachait à des souvenirs, leur fixait une place dans le deuil. Il est encore question de séparation dans son nouveau livre, au titre en écho : Comment je me suis séparée de ma fille et de mon quasi-fils évoque le moment où les enfants quittent le foyer familial pour voler de leurs propres ailes.
Alice au pays des merveilles ponctue l’ouvrage : en passant de l’autre côté du miroir, Lydia Flem dit la confiance qu’elle place dans la littérature, dont « on ne sort jamais indemne. » Elle ajoute : « L’art nous transforme. » Mais il faut bien, malgré tout, tenir compte du principe de réalité et offrir à sa fille de se frotter au monde, de découvrir ses forces et ses faiblesses pour s’en faire des armes. Pousser l’oiseau hors du nid, un acte nécessaire et difficile. La raison le commande. Le cœur le refuse, qui transmet curieusement sa révolte à… l’estomac : il « produisait des larmes acides à se tordre de douleur. »
Sophie part donc en Angleterre. Les adieux sont brefs, à peine vingt minutes avec la famille d’accueil. « Tels deux marionnettes, deux automates sans volonté propre, nous sommes sortis. Nous ne nous appartenions plus, flottants comme dans un rêve absurde. Mrs. Smith referma la porte derrière nous. Nous étions dehors, notre fille dedans. »
Ensuite, la douleur de l’absence. Et, pour l’évacuer au moins en partie, une tentative d’écrire au plus près les sensations de cette période difficile. « Je ne voulais ni tenir un journal ni rédiger un roman, mais inventer une autre forme, hybride, plus ouverte, plus insaisissable, souple, comme les plis de la pensée, vivante comme les perceptions en mouvement, qui relieraient les mots aux émotions. Une sorte de non-fiction novel, un roman qui ne serait pas une fiction, une vérité qui serait de la littérature. »
L’écrivaine revient aux premiers temps de sa maternité, cite des pages écrites à deux voix, avec le père de Sophie, reprend d’un livre précédent (La voix des amants) des paragraphes qui appartenaient déjà à sa fille. Ancré dans les années passées, le texte se nourrit à la fois du quotidien et de la signification profonde de gestes simples. Acheter un nouveau portefeuille, c’est retrouver dans le précédent des papiers dont on ne savait même plus qu’ils s’y trouvaient. Parmi eux, le carnet de vaccination de Sophie, rangé parmi d’autres documents depuis presque vingt ans. « Etait-il donc si difficile de renoncer à ce lien archaïque, de protection, d’attention incessante, de complicité sans fin ? »
Lydia Flem s’interroge sans cesse. Son expérience l’amène à se demander quelle mère elle a été, est et sera. Quelle fille aussi, envers sa propre mère, tant les liens perdurent au-delà des disparitions. En scrutant avec attention les aspérités de l’existence, en les redessinant par les mots, elle trouve le moyen de tenir les larmes à distance. Et probablement consolera-t-elle ses lecteurs ou, davantage, ses lectrices, plus sensibles à la complicité des mères.
D’autant que l’histoire, puisque c’en est une, finit plutôt bien : « Nous savions désormais que se séparer, ce n’était pas se perdre. »
Quant au « quasi-fils », plus âgé que Sophie, il est beaucoup moins présent que celle-ci. Sa silhouette passe néanmoins de temps à autre, dans un identique mouvement d’éloignement qui n’en est pas un. Familles, je vous aime.

dimanche 30 mars 2014

Claude Izner et la dernière enquête de Victor Legris

Même les séries policières ont une fin, pour autant que les auteurs le décident. Liliane Korb et Laurence Lefèvre, les deux sœurs qui signent d’un pseudonyme commun, Claude Izner, terminent donc les enquêtes du libraire Victor Legris avec Le dragon du Trocadéro.
Ce douzième épisode est construit en forme d’itinéraire dans le Paris 1900 de l’Exposition universelle où se pressent les touristes du monde entier. Itinéraire fléché à un double titre, puisqu’il faudra retrouver la trace d’un mystérieux bateau et parce que les victimes sont tuées par des flèches. Victor Legris, sorti une dernière fois de sa librairie, hume le mystère et met son talent au service de son élucidation. Comme dans les autres volumes, la reconstitution de l’époque est le point fort du roman.
Choisir un libraire comme héros d’une série policière, c’est peu banal. Votre expérience personnelle était-elle la première raison de ce choix ? Ou y avait-il autre chose ? Par exemple, le plaisir de citer des livres parus au moment des événements ?
Pourquoi avoir fait du héros de nos « Mystères parisiens » un libraire ? Tout simplement parce que nos parents étaient bouquinistes sur les quais de Seine, que Liliane a exercé ce métier pendant trente ans (après avoir été chef-monteuse de cinéma), et que Laurence tient un étalage de bouquiniste depuis quarante-deux ans. Comme nous avions déjà fait du personnage central de notre premier roman policier un bouquiniste, nous avons opté, quand nous avons écrit Mystère rue des Saints-Pères, pour la profession de libraire. La librairie « Elzévir » est inspirée de celle que tenait le père de l’écrivain Anatole France, une librairie « à chaises » où les amateurs de livres consultaient les ouvrages de leur choix et devisaient, sans obligation d’achat. Cela nous permet de citer des volumes anciens, des parutions « fin-de-siècle », toutes sortes de vieux bouquins qui nous tiennent à cœur. Après tout, on ne parle bien que de ce que l’on connaît !
Vous aviez d’abord publié Sang dessus dessous, un roman à intrigue, lié lui aussi au monde de la librairie, plus proche de notre époque. Trop proche pour vous ébattre à l’aise dans la fiction ?
Sang dessus dessous a été notre première incursion « en tandem » dans la littérature policière destinée aux adultes. Il se situe pendant la période où nous l’avons écrit, en 1998. Nous avons tiré un plaisir énorme de son élaboration, parce que nous évoquions notre quotidien, des faits divers dont nous avions été témoins et que nous avions notés dans nos calepins, des événements de l’époque, et que nous donnions libre cours à notre imagination plus encore que dans les vingt romans pour la jeunesse écrits précédemment. Sans doute eussions-nous poursuivi sur cette lancée sans des refus éditoriaux qui nous ont poussées sur une autre voie. Victor Legris est né en 2000 et nous a permis de nous adonner à un autre de nos penchants, la recréation d’une ambiance passée, en l’occurrence celle du Paris « fin-de-siècle ».
La série, qui se termine, dit-on, est encadrée par deux Expositions Universelles. Parce que ce sont des moments où le monde entier se presse à Paris encore davantage qu’à d’autres romans ? (Jonathan Coe a fait un peu la même chose pour Bruxelles avec Expo 58, récemment.)
Dans un recueil de nouvelles pour enfants paru chez Castor-Poche Flammarion en 1998 et intitulé Neuf récits de Paris, la dernière histoire met en scène la « naissance » de la Tour Eiffel. Après nos récits destinés aux 8-12 ans, nous avons osé aborder le polar historique. Débuter par l’Exposition Universelle de 1889 fut un choix déterminé par notre attirance pour les dernières années du XIXème siècle, si lointaines et si proches de notre aujourd’hui, avec l’apparition de nombreux « ismes » : colonialisme, syndicalisme, anarchisme, marxisme, féminisme, antisémitisme, naturalisme, symbolisme, japonisme, cosmopolitisme… Lorsque Emmanuelle Heurtebize,  notre éditrice d’alors, accepta en 2001 notre premier tapuscrit, et nous a encouragées à écrire une série, nous avons eu l’idée d’accompagner nos personnages de l’Exposition de 1889 à celle de 1900. Ces Expositions Universelles ont été de grandes vitrines des découvertes scientifiques et guerrières préfigurant celles du XXème siècle. En 1889 se dresse le phare de la Tour Eiffel, symbole du fer français. 1900 voit rayonner la Fée Electricité. A l’horizon se profile la grande boucherie de 14-18…
Au fil des enquêtes, Victor Legris ne s’est-il pas un peu éloigné de sa profession principale ?
Victor Legris est et demeure un libraire, bien que sa passion pour la photographie puis pour le cinématographe, inventé en 1895 par les Frères Lumière et brillamment utilisé par Georges Méliès notamment dans le domaine de la fiction, occupe de plus en plus ses loisirs. Néanmoins, son goût pour les éditions rares perdure. Chacune de ses enquêtes ne le détourne de son métier que deux ou trois semaines par an, d’où l’impression qu’il peut donner de « faire la librairie buissonnière » ! La lecture est aussi un des ses passe-temps favoris, et, dans Le Dragon du Trocadéro, il savoure Trois hommes dans un bateau de Jerome K. Jerome, dont il apprécie l’humour.
Pourquoi arrêter la série ? Par lassitude ? Envie de faire autre chose ?

Nous avons, dès le début de la série, annoncé qu’elle irait d’une Exposition Universelle à l’autre, au rythme d’une enquête par an : donc, douze romans. Ce chiffre, hautement symbolique (12 travaux d’Hercule, 12 tribus d’Israël, 12 heures de la journée, 12 mois de l’année, 12 signes du zodiaque, etc.) nous paraissait devoir être bénéfique. C’était un défi que nous nous lancions à nous-mêmes ! Nous n’avons jamais remis en cause le terme des aventures de Victor en 1900, même si cela nous fait de la peine de quitter son petit monde. Nous ne sommes pas lasses, nous sommes satisfaites d’avoir mené cette entreprise à bon port. Et maintenant, nous éprouvons le désir de créer de nouveaux personnages dans un Paris plus proche de nous, ancré dans le vingtième siècle. Un nouveau défi. La vie, c’est le changement !

samedi 29 mars 2014

La littérature, la Chine et la mer

Simon Leys est à l’exact opposé de Winnie, la femme de Verloc. Winnie est énigmatique : « la curiosité étant pour un être une façon de se révéler, une personne systématiquement dénuée de curiosité demeure toujours partiellement mystérieuse ». La curiosité de Leys, qui s’attache à ces personnages de Joseph Conrad dans L’agent secret, est grande. Il la partage volontiers, comme dans Le studio de l’inutilité, découpé en trois de ses thèmes favoris : la littérature, la Chine et la mer.
On apprend donc bien des choses sur l’auteur, dont certaines étaient déjà connues – en particulier son goût pour ces sujets. On n’oublie pas que le livre qui l’a rendu célèbre en 1971, Les habits neufs du président Mao, s’élevait contre l’aveuglement coupable de nombreux intellectuels occidentaux, notamment français, devant l’icône autoproclamée du peuple chinois.
Il n’a toujours pas décoléré, comme il le prouve dans un beau texte sur Michaux. Il s’en prend à la manière dont l’écrivain a révisé plusieurs de ses œuvres. « Cette vaste révision fut généralement désastreuse », écrit-il. Preuves à l’appui, à travers de nombreux exemples où la langue est rabotée et affaiblie en même temps que les avis péremptoires de Michaux, adoucis. Et, dans ce qu’il ajoute à Un barbare en Asie, « il accepte sans discussion l’image de la Chine que la propagande maoïste diffuse en France au moment de la “Révolution culturelle”. » Pourquoi Michaux agit-il ainsi ? Parce qu’il est devenu français, égarant du même coup les caractéristiques de sa belgitude, explique en substance – et beaucoup plus finement – Simon Leys.
Chine encore, et même colère contre Roland Barthes et son Carnet du voyage en Chine publié en 2009. Il ne s’en prend cette fois pas seulement à l’auteur, qui n’était plus là pour décider de la publication de ses notes, mais à ceux qui ont estimé utile d’en faire un livre, alors que Barthes lui-même s’en était abstenu. Un peu comme Vladimir Nabokov avait demandé à son épouse de détruire son roman inachevé, ce qu’elle ne fit pas, par amour, se gardant cependant de publier L’original de Laura, tandis que son fils, plus tard, passa outre. Simon Leys le regrette aussi.
Et ce studio de l’inutilité ? Il trouve sa source dans un lieu réel, décrit en liminaire. Et prolonge son existence, ou devrait la prolonger, à l’université sur laquelle un dernier texte, superbe, clôt le livre.

mercredi 26 mars 2014

Les Prix Littérature-monde, à venir deux fois

C'est un nouveau prix littéraire à deux étages, dans un paysage où il en est tant qu'on s'épuise à suivre cette actualité. Pourquoi, alors que la première sélection n'est pas encore connue (il y en aura deux, en avril), consacrer déjà une note de blog aux Prix Littérature-monde? Parce que ces lauriers inédits, les uns pour un livre écrit en français, les autres pour un livre traduit en français, ont quelque chose de sympathique. Ils sont liés au Festival Étonnants Voyageurs cher à mon cœur, ils seront attribués par un jury très international, ils sont la conséquence lointains, sept ans après, d'un manifeste qui a fait date, ils iront (c'est un espoir, pas une certitude) à des ouvrages qui les méritent...
Je ne vais plus vous faire l'article pour Étonnants Voyageurs, un des plus beaux festivals littéraires parmi ceux que je connais, grand rassemblement malouin de la Pentecôte (ne pas confondre avec pentecôtiste) où les participants vivent en immersion, quelques jours, dans un monde ouvert sur le monde. Du 7 au 9 juin cette année...
Le jury est constitué de huit écrivains. Écrivains et non personnalités venues de tous les horizons pourvu qu'elles apportent à un prix une petite part de leur notoriété - si, si, certains prix fonctionnent de cette manière. Rien de tout cela ici. Trois d'entre eux, Français de France (si je peux m'exprimer ainsi entre les deux tours des élections municipales), ne peuvent être suspectés d'un repli sur soi: Michel Le Bris en premier lieu, fondateur d’Étonnants Voyageurs et inspiré par une littérature elle-même voyageuse; Paule Constant, à qui aucun territoire n'est étranger, et Jean Rouaud, initiateur avec Michel Le Bris du manifeste sur lequel je ne vais pas tarder à revenir, dont l'oeuvre creuse inlassablement des questions sans réponses. Les autres membres du jury ont tous écrit des livres marquants et viennent d'ailleurs: Ananda Devi, de Maurice, Nancy Huston, du Canada, Dany Laferrière, d'Haïti, Atiq Rahimi, d'Afghanistan, et Boualem Sansal, d'Algérie.
Seuls parmi eux Paule Constant et Atiq Rahimi n'appartenaient pas aux 44 signataires du manifeste paru le 15 mars 2007 dans Le Monde: Pour une littérature-monde en français. (On avait dû oublier de les solliciter, parce qu'ils se seraient probablement joints avec enthousiasme à l'initiative.) Il survenait après une saison des prix littéraires d'automne très majoritairement tournée vers des écrivains venus d'outre-France, ainsi qu'ils étaient qualifiés. Hasard ou nécessité? Le premier avait bien fait les choses. La seconde semblait être perçue comme une urgence.
Une affaire à suivre, et que je suivrai pour vous...

vendredi 21 mars 2014

Borges, l'Argentin universel

Pays invité du Salon du Livre de Paris, l'Argentine a dépêché des auteurs - vivants, cela va de soi. Les éditeurs français ont profité de l'occasion pour concentrer, depuis le début de l'année, les sorties de traductions venues de ce pays. Le Monde des Livres, hier, leur a fait une belle place et je vous renvoie vers ce supplément pour tout savoir des dernières parutions. En ce qui me concerne, je n'ai pas eu le temps de consacrer à ces nouveautés le temps qu'il aurait fallu pour les lire. Mais la littérature argentine n'est pas née avec la génération actuelle de ses écrivains. Et l'ombre de Jorge Luis Borges plane toujours sur les lettres de ce pays. Voici donc l'article que j'avais consacré à Borges, il y a une vingtaine d'années, lors de son entrée dans la Bibliothèque de la Pléiade (dont je vous parlais il y a peu).

L’apparition d’un auteur contemporain en Pléiade est toujours un événement dont il faut mesurer l’importance en fonction de plusieurs critères. D’abord, celui - inhabituel - du rôle qu’il a joué dans l’édification de cette sorte de statue définitive à laquelle plus personne ne pourra apporter de retouche avant longtemps. Jorge Luis Borges est intervenu lui-même, lors de ce que l’éditeur, Jean-Pierre Bernès, qualifie de « longues séances de travail dont nous voulions oublier qu’elles étaient comptées ». Ces séances se déroulaient peu de temps avant la mort de l’écrivain argentin. Lucide jusqu’au bout, il effectuait des choix plus souvent en direction de révélation d’inédits que d’occultation de textes déjà publiés. Il est assez fréquent, en effet, qu’un auteur ayant atteint la maturité juge non seulement inutile mais même déplaisant de redonner les textes de ses débuts.
Sans doute restera-t-il, dans le cas de Borges, quelques morceaux à récupérer plus tard, notamment dans les Inquisiciones, un recueil d’essais paru en 1925 et dont François Taillandier, auteur d’un essai sur son œuvre, rappelle qu’il a toujours refusé de le laisser rééditer. On en trouve quand même, dans le premier volume des Œuvres complètes, de nombreux extraits, parmi les plus significatifs, que leur auteur a voulu sauver par un subterfuge touchant, explique Jean-Pierre Bernès dans son introduction. Donc, ne chicanons pas: cette édition d’aujourd’hui est, pour les textes déjà publiés précédemment, largement satisfaisante. Elle répond, en outre, bien mieux encore à l’attente des lecteurs qui espéraient découvrir des inédits. Nous y reviendrons.
Avant cela, un parcours rapide dans la matière déjà connue du premier volume des Œuvres complètes constituera un rappel utile. On y trouve quelques ouvrages très connus dont quatre ont contribué pour beaucoup à la célébrité internationale de leur auteur: Histoire universelle de l’infamie, Histoire de l’éternité, Fictions et L’Aleph. Ce n’est pas tout, même si c’est là le meilleur. Après Ferveur de Buenos Aires, Evaristo Carriego manifeste en tout cas un authentique attachement à l’Argentine, même si François Taillandier écrit de ce dernier texte: « On conseillera au novice de ne pas commencer par là. » On ne lit pas ce livre pour savoir qui était Evaristo Carriego, poète argentin peu connu, mais pour comprendre quels étaient les rapports de Borges avec sa culture. Il n’est pas question que de poésie dans cet essai. Il est aussi, et largement, une description de quartiers populaires auxquels on sent Borges très attaché, au moins au moment où il écrit cela. L’écrivain intellectuel dont on connaît l’image ne vient donc pas de nulle part et ne peut s’apparenter à un pur esprit. La chronologie de l’œuvre remet cela en mémoire et il n’est même pas nécessaire de passer par des détours vraiment biographiques pour comprendre l’importance des racines argentines chez Borges. Les textes suffisent.
Puis vient le temps du style Borges, d’une manière qui n’appartient qu’à lui: « L’œuvre de Borges se donne désormais comme écrite en marge, ou comme un miroir, de la Bibliothèque - ou mieux: de la bibliographie », commente François Taillandier dans un beau raccourci qui vient au moment d’Histoire de l’infamie. Il n’y a pas que des raccourcis dans son essai, il y a aussi et surtout une tentative plutôt réussie de ne pas réduire Borges à quelques images dont on se contente trop aisément. De l’ironie du dilettante à la modestie de l’apprenti - du pèlerin - l’œuvre de Borges est une initiation à l’énigme, à l’humilité et au doute.
Paradoxalement, ce ne sont pas les valeurs qui apparaissent le plus clairement dans les nombreux textes inédits en français du premier volume des Œuvres complètes. Pour l’essentiel, il s’agit d’articles critiques, de l’actualité du livre, de brèves biographies.
Il faut prendre des exemples, parce qu’ils sont terriblement éclairants et donnent toujours envie de vérifier, pour soi-même, la pertinence des avis de Borges, notamment sur des cas précis. Il parle de Rimbaud, à l’occasion de la publication de deux études, en 1937. L’une, de Daniel-Rops, «étudie» Rimbaud d’un point de vue catholique; l’autre, de MM. Gauclère et Étiemble, l’envisage à partir du fastidieux point de vue du matérialisme dialectique. Inutile d’ajouter que Daniel-Rops accorde beaucoup plus d’importance au catholicisme qu’à la poésie de Rimbaud et que Gauclère et Étiemble s’intéressent moins à Rimbaud qu’au matérialisme dialectique.
Il suffit de quelques lignes, parfois, pour tirer un trait sur un sujet qui l’ennuie. Cela peut paraître très injuste: « L’une des coquetteries littéraires de notre temps consiste à élaborer de façon méthodique et angoissée des œuvres qui aient une apparence chaotique. Simuler le désordre, construire péniblement un chaos, utiliser son intelligence pour obtenir les effets du hasard, telle fut, à leur époque, l’œuvre de Mallarmé et celle de James Joyce. La cinquième décade des Cantos de Pound, qui vient de paraître à Londres, continue cette étrange tradition. »
Pour bien comprendre ceci, il faut savoir que Borges est loin d’être un adepte de l’art pour l’art. Ses positions sont d’une extrême cohérence, presque aussi construites que ses Fictions - tout est littérature chez lui, aussi bien l’invention que le commentaire. Il revient souvent, et avec insistance, sur une obsession dans laquelle il ne se reconnaît pas. « On a la superstition du style », écrit-il dans un de ses textes les plus éclairants sur le sujet. Il s’élève à la fois contre les habitudes qui veulent faire juger un livre à l’aune de son écriture plutôt que du traitement de son sujet, et fait remarquer qu’on s’interroge trop rarement sur la véritable valeur stylistique, selon les critères d’aujourd’hui, des grandes œuvres: « On attribue toujours un style excellent aux bons livres, et cette attribution qui va de soi pour les lecteurs inconditionnels, ne correspond presque jamais aux intentions de l’auteur. Que le Quichotte nous serve d’exemple. Devant l’excellence irrécusable de ce roman, la critique espagnole lui attribue des qualités de style qui paraîtront mystérieuses à plus d’un. » Ah! bon? Et voilà, dans le même sac, Dostoïevski, Montaigne, Samuel Butler... Borges ne diminue en rien l’importance de leurs livres, il dit seulement: on ne les porte pas toujours aux nues pour de bonnes raisons.
On puise dans ces articles avec une avidité qui ne se calme jamais, au contraire. Plus on en lit, plus on a envie d’en savoir. C’est bien là, en effet, la confrontation d’un écrivain avec son univers, la littérature, et plus que son univers: son oxygène, sa nourriture. Ce livre est fait de livres, écrit-il dans la préface de ce premier volume. De livres et de la vie du livre. Car Borges ne se prive pas de baguenauder en marge des œuvres, parlant par exemple du prix Nobel - qu’il n’a jamais obtenu, mais il est peu probable que l’article qu’il consacra en 1936 au couronnement d’Eugène O’Neill y soit pour quelque chose. Dans les règles d’attribution de ce prix, il voit un effet pervers: « Le noble but essentiel de répartir les prix de façon impartiale, sans distinction de nationalité d’auteurs, se présente en fait comme un internationalisme insensé et une rotation géographique. » Qui ne le sait en effet? Mais qui l’écrit avec cette force sereine?
Et puis, parce qu’il faut bien en finir alors qu’on voudrait évoquer bien d’autres textes, ce dernier exemple, qui montre non seulement combien Borges était attentif à la production mondiale mais n’était pas non plus indifférent aux idéologies. En 1937, il consacre une note de lecture à un «ouvrage didactique» d’Elvira Bauer: Trau keinem Jud bei seinem Eid. Cinquante et un mille exemplaires vendus, ce qui n’est pas rien, en Allemagne, où il a entendu dire que la critique est interdite aux critiques et qu’on ne leur permet que la description des œuvres. Il fera donc la description de quelques gravures, confiant au lecteur le soin de se faire sa propre interprétation: un créancier juif emmène les porcs et la vache de son débiteur; un millionnaire juif chasse deux mendiants de race nordique; un boucher juif piétine de la viande; etc., jusqu’à conclure sur cette citation du livre: « L’Allemand avance, le juif se traîne. » On notera bien qu’à aucun moment Borges n’a donné son avis. Mais qui aurait pu ne pas comprendre?
Décidément moins entier qu’il y paraissait, Borges est bien un des auteurs essentiels de notre temps. Sa présence dans la Bibliothèque de la Pléiade est une des ces évidences dont on se réjouit.

jeudi 20 mars 2014

Le Libé des écrivains

Toutes les traditions ne sont pas bonnes à prendre. La plupart m'ennuient, pour rester poli. Mais si Libération renonçait un jour à son Libé des écrivains qui salue, depuis 1987, l'ouverture (demain) du Salon du Livre de Paris, ça me manquerait vraiment. (D'accord, moins que si Libération en venait à disparaître dans une guerre d'actionnaires.)
J'ai donc, aujourd'hui, lu un peu plus attentivement que de coutume un quotidien qui avait mis ses journalistes en congé - ou presque: le "making of" révèle que les journalistes étaient quand même là pour aider les écrivains. Les encadrer?
Maylis de Kerangal rédactrice en chef, ça a de la gueule. Comme Sébastien Lapaque au Brésil ou Sylvain Tesson à propos de la Crimée, de l'Ukraine, de Poutine, des dominos. Au passage, en voici deux qui n'ont pas la réputation d'appartenir à la famille naturelle de Libé, la gauche...
Fait-on du roman avec l'actualité? Un sujet sur lequel enquêtent les journalistes est-il transposable sous la plume d'un écrivain? Oui, bien sûr, ils font ça tout le temps, les écrivains. Mais rarement dans l'urgence. Avec le risque, en cours de journée, d'apprendre des faits nouveaux qui modifient l'angle. Car quel angle? Et pour combien de temps? Yves Pagès, habile, s'est défait des obligations du temps présent en se baladant en scooter dans Paris pour noter en quelques lignes des scènes sans date, et pourtant de la date du jour quand même, car ce qui n'est pas rapporté dans les journaux le reste de l'année nous en dit aussi long sur le réel que le reste.
Il y a ce Paul Bismuth, écrivain inconnu au bataillon du Salon du Livre mais pseudonyme célèbre d'un propriétaire de téléphone portable (et personne bien réelle aussi, par ailleurs), qui signe quelques articles. L'écrivain prend un masque dans une fiction générée par l'actualité. Il est à sa place dans ce journal. Il ne faudrait quand même pas que l'exercice se renouvelle trop souvent, il a des livres à écrire.
Je rappelle que cet événement annuel, je l'ai déjà dit mais ce sera l'occasion de placer le logo du Salon du Livre, coïncide avec la tenue dudit Salon, du 21 au 24 mars. Et oui, c'est aussi le printemps, mais je tiens pour acquis qu'il s'agit d'un pur hasard - ce qui n'est pas le cas de la coïncidence entre le Libé des écrivains et le Salon du Livre, vous suivez?

mercredi 19 mars 2014

3 Français sur 10 ne lisent pas


Tel est le constat le plus désolant d'une nouvelle enquête sur la lecture réalisée par Ipsos pour le Syndicat national de l'édition et le Centre national du livre. 30% des Français n'ont lu aucun livre ces douze derniers mois. Aucun livre. Même pas un roman de Guillaume Musso ou un manuel de menuiserie. Encore n'est-ce désolant que si on estime posséder les valeurs les plus authentiques et désirer partager avec le monde entier le goût de la lecture qui est le mien, le vôtre (sinon, que faites-vous ici?).
Pourquoi ne lisent-ils pas? On leur a posé la question et ils ont répondu. Je n'aime pas ça, disent-ils à 57%. Je n'ai pas le temps, 38%. Toutes les autres réponses étant marginales (5% ou moins), il faut bien considérer ces arguments comme les raisons majeures de la non-lecture. D'autant qu'ils se rejoignent. Dire: je n'ai pas le temps, c'est dire aussi: je préfère occuper mon temps à autre chose. Quoi? Regarder Les feux de l'amour (ça existe encore, ça?) à la télé? Aller me promener? Draguer la voisine - ou le voisin? Jouer aux cartes? Le mystère est entier...
Mais réjouissons-nous: les autres sont des lecteurs et représentent donc 70% de la population sondée. Ils ont lu en moyenne 15 livres au cours des derniers mois et un quart d'entre eux sont considérés comme des grands lecteurs (20 livres et plus). Ces grands lecteurs sont surtout des lectrices, voilà qui ne nous change guère des indications souvent reçues dans la pratique - demandez aux bibliothécaires ou aux libraires. Ils ont lu des livres policiers pour 41% d'entre eux (un peu plus chez les femmes que chez les hommes), des ouvrages pratiques pour 36% (beaucoup plus pour les femmes), d'histoire pour 34% (surtout les hommes), de la BD, 27% (davantage les hommes), d'autres romans contemporains - Marc Levy? - pour 26% (les femmes en sont plus grandes consommatrices que les hommes). Chez les moins de 35 ans, la science-fiction est la catégorie la plus prisée, les classiques arrivent en cinquième position (lectures scolaires?).
Cette avalanche de chiffres se déroule sur une soixantaine de pages (des unités de présentation PowerPoint, plutôt) et présente toutes les caractéristiques d'un produit susceptible de donner la gueule de bois. On est rassuré d'apprendre que ce rapport d'études a été élaboré dans le respect de la norme internationale ISO 20252, ce qui ne me dit rien mais en impose. Si vous désirez en savoir plus, l'intégralité du rapport est téléchargeable ici.
Et, si les résultats de cette enquête sont publiés maintenant, c'est bien entendu parce que le Salon du Livre de Paris se tient du 21 au 24 mars à la Porte de Versailles, l'occasion pour moi d'aborder ici , à partir d'aujourd'hui, quelques facettes de la vie littéraire (ou du livre) liées, de près ou de loin, à cet événement.

mardi 18 mars 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (9)


La publicité

Un écrivain contemporain, Gabriele d’Annunzio croyons-nous, a écrit quelque part : « La publicité est l’âme du commerce, donc elle est celle de la littérature. »
Rien n’est plus juste. La publicité littéraire est une science qu’il convient d’approfondir, avant de passer à un autre genre d’exercice.
Il y a la publicité qui ne coûte rien et celle qui coûte. À vrai dire la publicité gratuite coûte toujours quelque chose, quand ce ne serait que l’ardeur mise à la rechercher. Envoyez aux journaux le plus de communiqués possible, invitez souvent à déjeuner ou à dîner les courriéristes littéraires (hé ! hé !), assistez à des enterrements de littérateurs ou d’acteurs connus, tâchez de vous insinuer aux répétitions générales, faites en sorte, enfin, que les journaux publient souvent votre nom dans la rubrique : « Remarqué parmi l’assistance… » Il faut qu’on parle de vous.
Si l’on écrit de vous : « X est un bélître, une petite fripouille, qui n’a aucun talent et qui ferait mieux d’aller garder les vaches ! » réjouissez-vous, le but est atteint, soyez heureux.
Apprenez aussi à rédiger les communiqués que vous enverrez aux courriers littéraires. Nous vous enseignerons cela demain.


P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

lundi 17 mars 2014

Valentine Goby, Prix des Libraires

La proximité du Salon du Livre de Paris, celle du printemps, la circulation alternée, la pollution (et quoi d'autre?), tout cela donne à cette semaine les airs d'une fête pendant laquelle, comme en automne, on distribue des récompenses littéraires.
Maylis de Kerangal ne pouvait monopoliser complètement l'actualité - Prix du Roman des étudiants et Prix RTL/Lire en trois jours, il fallait laisser un peu de place aux autres. A une autre, au moins: Valentine Goby, qui a été choisie aujourd'hui comme lauréate du Prix des Libraires 2014. Cette romancière et son livre paru en août dernier sont également d'excellents choix.
Suzanne Langlois s’appelait Mila quand elle était à Ravensbrück. Elle n’y est restée que quelques mois, mais elle était enceinte en entrant et, quand elle est sortie, son bébé mort avait été remplacé par un autre. La faim, l’épuisement, la maladie, la gamme presque infinie de toutes les souffrances étirent le temps d’un livre au-delà de la douleur. Jusqu’à la frontière fragile entre la vie et la mort, quand se jouent les dernières défenses d’une femme et du groupe auquel elle appartient.

Dominique Sylvain dans les intrigues franco-africaines

Dans Passage du désir, en 2004, Dominique Sylvain a lancé sur le terrain un couple improbable d’enquêteuses que rien ne destinait à courir ensemble sur les traces de criminels. Lola, qui fut commissaire du 10e arrondissement parisien, a quitté ses fonctions un an avant la retraite, minée par la mort d’un agent, Toussaint Kidjo. Elle se consacre à des puzzles qu’elle accompagne de porto et ne néglige aucune autre boisson alcoolisée ni les excellents plats préparés par Maxime, le patron des Belles de jour comme de nuit. Son amie Ingrid est une Américaine sportive qui tente de survivre à Paris en combinant deux professions, masseuse le jour et, la nuit, effeuilleuse vedette du Calypso, un cabaret classieux. Mais ces deux-là, « les infernales pétroleuses du canal Saint-Martin », se complètent admirablement dès qu’une affaire les passionne.
La mort de Florent Vidal a de quoi susciter la curiosité de Lola, qui entraîne donc sa comparse dans l’aventure. L’avocat de Richard Gratien a été retrouvé à moitié carbonisé, avec un pneu autour du cou. Comme Toussaint Kidjo, cinq ans plus tôt. La méthode des meurtres évoque l’Afrique, dont Toussaint était originaire et où l’avocat se rendait souvent en compagnie de Gratien. Celui-ci trempe en effet dans les combines les plus sordides de la Françafrique, puisqu’il sert d’intermédiaire dans le secteur de l’armement. « Un maillon fort de la Françafrique qui tutoyait les pontes du Quai d’Orsay et de la Défense. » Commissions et rétrocommissions à la clé…
Certains crimes sont plus sensibles que d’autres, et on ne va pas tarder à comprendre que celui-ci en fait partie. Cela s’agite dans les hautes sphères, en raison des secrets que Vidal détenait et qu’on a peut-être voulu lui extorquer. Ils sont nombreux à trembler, parmi ceux qui ont tiré bénéfice de transactions pas très nettes. Hommes de pouvoir, ils ont les moyens d’exercer des pressions sur la hiérarchie policière afin que l’enquête ne respire pas de trop près les effluves de l’argent sale. Tandis que, dans la police, le divisionnaire Mars aimerait s’offrir un coup d’éclat avant de se retirer.
Au milieu de ce jeu embrouillé, Lola et Ingrid sont des chiens fous qui s’ébattent sans règles sur un terrain très balisé. Au risque de saccager des réputations bien installées. De provoquer, involontairement, la mort d’un des protagonistes. De court-circuiter des plans laborieusement établis…
Tout cela est aussi réjouissant, du point de vue de l’énigme, qu’effrayant si l’on prend en compte les implications des uns et des autres ainsi que leur totale absence de scrupules.
Mais Dominique Sylvain va plus loin dans la sophistication du récit. Elle a monté, avec des personnages tous dotés d’une biographie complète et complexe, une formidable machination qui fait des uns et des autres les pions d’une partie dont on ne découvrira les véritables enjeux qu’à la fin. Et encore. Dominique Sylvain n’a pas pour habitude de lâcher ses lecteurs dans une situation confortable.

vendredi 14 mars 2014

A qui appartient la Pléiade ?

Chère cousine,

As-tu, comme moi et beaucoup d'autres, rêvé un jour de te constituer un mur de Pléiades? Avec leurs couleurs signalant les époques, leur papier bible que j'ai vu un jour dans les machines d'une imprimerie de Bruges, leurs dorures à l'or fin, leur appareil critique de plus en plus volumineux (c'est en partie une légende, car j'ai vu des volumes récents, les Jules Verne parus il y a environ deux ans, où les notes étaient réduites à leur plus simple expression), leur aspect cossu - et l'absence d'envie de les ouvrir puisqu'il suffirait de posséder la collection complète pour s'offrir la possibilité, la possibilité seulement, d'avoir sous la main le meilleur de la littérature de tous les temps? C'est beau, reposant, leur présence dans un intérieur en dit plus long sur leur propriétaire qu'une Rolex au poignet - mais n'apprend rien sur la manière dont il fréquente, ou non, les textes protégés par leur reliure.
Ce désir m'a quitté depuis longtemps (celui des Pléiades, puisque celui d'une Rolex ne m'a jamais contaminé). Pas l'admiration pour une collection dont je ne possède qu'un volume - le Journal de Jules Renard, dans une édition de 1960 achetée il y a quelques années, 30 euros, chez un bouquiniste parisien des quais de Seine. Je m'en suis servi, il y a quelques jours, pour y puiser quelques citations sur l'âge et la vieillesse (tu n'as pas à connaître les raisons de cette recherche). Mais l'honnêteté m'oblige à ajouter que, si j'ai en effet feuilleté l'exemplaire de la Pléiade, j'ai utilisé davantage une version numérique du même Journal. Le texte, après tout, compte davantage que son habit, même en cuir d'excellente qualité.
Reste donc cette admiration détachée de son objet, et je vois avec plaisir se compléter le mur virtuel des livres que je ne possède pas. Le mois dernier, les Œuvres de Philippe Jaccottet, hier le troisième tome des Œuvres romanesques complètes de Stendhal, le mois prochain les Œuvres complètes de Madame de Lafayette, puis en mai les tomes trois et quatre des Œuvres complètes de Marguerite Duras...
Tout cela a de l'allure, c'est le moins qu'on puisse en dire. Aussi l'information circulant depuis quelque temps déjà de la prochaine entrée de Jean d'Ormesson dans la prestigieuse Bibliothèque a-t-elle surpris. Que diable cet homme charmant, mais qui doit savoir, car il n'est pas idiot, combien la valeur de son oeuvre est relative, viendra-t-il faire dans un catalogue qui semble taillé à d'autres mesures que son habit d'académicien?
J'ai lu sur le sujet des commentaires réjouis et des réflexions acides. Les premiers et les secondes tout aussi justifiés. Mais tous se trompaient de sujet. La Bibliothèque de la Pléiade n'est pas, contrairement à ce qu'elle représente dans l'imaginaire collectif, un patrimoine immatériel de l'humanité. C'est une collection qu'il faut faire vivre et dont les responsables, Antoine Gallimard au premier chef, font ce qu'ils veulent, comme ils l'entendent et selon les orientations qui leur semblent les meilleures au moment particulier des prises de décision.
Donc, Jean d'Ormesson en Pléiade, pourquoi pas, après tout? Ceci dit, je serais peut-être moins serein si Katherine Pancol ou David Foenkinos étaient les suivants à y entrer.
Car, tu le sais comme moi, nos avis sur la vie littéraire sont aussi soumis au sens du vent que les choix des responsables de la Pléiade.
Je t'embrasse, chère cousine,
ton cousin.


jeudi 13 mars 2014

Philip Roth face à la polio

Une intervention publique de Philip Roth avait fait beaucoup de bruit parce qu’il s’en prenait à Wikipedia. En désaccord avec l’interprétation donnée par l’encyclopédie en ligne des sources d’inspiration utilisées pour La tache, il n’avait pas été considéré comme un informateur suffisamment fiable pour être autorisé à modifier l’article. La version américaine de celui-ci résumait le débat. On peut considérer qu’il est clos. Tout en se disant que, pour un écrivain qui range ses petites affaires avant de quitter ce monde, il y a décidément maintenant une nouvelle manière de le faire…
Philip Roth aura donc vécu avec son époque depuis l’enfance jusqu’à l’heure du web 2.0. En 1944, il avait 11 ans et les grandes peurs étaient engendrées par la guerre où bien des hommes destinés à un bel avenir tombaient sur les fronts européen et asiatique. Mais aussi par une maladie aujourd’hui presque oubliée, la poliomyélite. Bucky Cantor, grand jeune homme baraqué mais à la vue trop mauvaise pour entrer dans l’armée, est directeur d’un terrain de jeu à Newark, dans le quartier juif de Weequahic. La polio est entrée dans la ville par le quartier italien et s’est disséminée ensuite pour frapper surtout Weequahic. En particulier des enfants qui fréquentent le terrain.
Bucky, dans une scène presque inaugurale de Némésis, fait face à un groupe de jeunes Italiens qui disent, en crachant aux abords du terrain de jeu, vouloir disséminer la polio qui ne frappe encore, à ce moment, que chez eux. Un peu plus tard, il calme le « dingo » du quartier, qui promène toute la journée sa crasse et ses odeurs, en lui serrant la main alors que certains le soupçonnent de propager la maladie. Une grande maîtrise de soi et un sens aigu de son devoir caractérisent le jeune homme qui se sent coupable de n’être pas au combat avec ses amis. Pour rien au monde, il ne quitterait sa fonction malgré l’épidémie. Pour rien au monde, sauf peut-être pour Marcia avec qui il envisage de se fiancer et qui, elle, se trouve à l’abri très loin des miasmes de la ville, dans un camp de vacances à Indian Hill. Il cède à son invitation de la rejoindre et part au camp avec le sentiment d’avoir déserté.
Puisqu’il retrouve son amoureuse dans un cadre privilégié, tout devrait pourtant bien se passer. Sinon que Bucky est assez remonté contre le Dieu auquel Marcia est attaché. Il le tient responsable de la maladie et des morts qu’elle provoque. Sinon aussi que la polio s’invite au camp. Apportée probablement par Bucky lui-même…
Les deux premières parties montraient le personnage principal à Newark puis à Indian Hill. La dernière, plus courte, lui fait retrouver, en 1971, un des garçons du terrain de jeu, frappé lui aussi à l’époque par la polio et handicapé comme Bucky. Celui-ci, dans des conversations qui s’apparentent à des confessions, s’explique sur la manière dont il a vécu la tragédie et ses conséquences. C’est simple et profond. Imparable.

mercredi 12 mars 2014

Manuel de l'arriviste littéraire (8)


Les débuts (suite)

Les aspirants écrivains qui tiennent absolument à voir leur signature imprimée dans une revue ou un journal et qui d’autre part n’ont pas le temps d’écrire une œuvre, ou encore qui ne sont pas capables de l’écrire, n’ont qu’à faire une enquête littéraire.
C’est facile. Vous dénichez un sujet palpitant. (Exemples : 1° Les hommes de lettres peuvent-ils porter des bas à jour, sans courir le risque d’être ridicules ? 2° Quelles œuvres auriez-vous écrites, si vous aviez été Victor Hugo ?)
Vous faites imprimer l’une ou l’autre question sur trois ou quatre cents feuilles de papier à lettre que vous adressez à trois ou quatre cents littérateurs. Lorsque vous aurez recueilli de nombreuses réponses, vous les publierez, sans un mot de commentaires, en imprimant froidement votre nom ou votre pseudonyme au bas de ce gentil travail.
Vous pourrez même éditer votre enquête en volume, avec une préface de M. Jean Aicard, de l’Académie française, qui par la même occasion vous fera décerner, à la plus prochaine distribution de récompenses, un prix Monlyon de cinq cents balles.
C’est simple, de bon goût et… productif, comme on le voit.

P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.

mardi 11 mars 2014

Tom Wolfe dans le tourbillon de «Bloody Miami»

On grimpe beaucoup dans le dernier roman de Tom Wolfe. Nestor, flic baraqué d’origine cubaine, sur un mât. Magdalena, sa petite amie au début du récit, infirmière, dans les strates des classes sociales. John, journaliste au Miami Herald, dans l’estime de son patron – mais après avoir été considéré comme un moins que rien, ce qui sera aussi, à l’un ou l’autre moment, le cas de tous les personnages grâce auxquels l’écrivain dessine sur la ville de Miami un réseau serré d’informations. Cela ne fait pas de Bloody Miami un documentaire, même si son auteur aime à dire qu’il a passé beaucoup de temps à enquêter sur les relations entre les populations d’origines diverses qui s’y côtoient dans une harmonie très relative. Mais les aspects romanesques sont au cœur du moteur qui anime l’ouvrage. Beaucoup plus que la documentation.
Ascensions et chutes, donc, les secondes d’autant plus retentissantes que les premières ont été spectaculaires, dans un enchevêtrement d’histoires personnelles aux intersections amenées comme par hasard. Suivons Nestor, un bon flic, un excellent flic même, toujours prêt à donner de sa personne et à se montrer digne de la confiance de son chef. Quand il monte sur un mât de vingt mètres dans le premier chapitre (un prologue l’a précédé), c’est pour sauver un homme réfugié sur un minuscule siège de gabier et qui risque à chaque instant de s’écraser sur le pont. Au prix d’une belle performance physique, Nestor sauve donc cet homme, un Cubain qui cherchait l’asile aux Etats-Unis et ne pourra en bénéficier, faute d’avoir mis un pied à terre. Dans sa communauté et jusque dans sa famille, le bon flic est désormais un traître. Les choses ne s’arrangeront pas quand il procédera à l’arrestation musclée d’un revendeur de drogue au cours de laquelle lui et son équiper, filmés à leur insu, profèrent des injures racistes – le voyou est noir – après lesquelles ils seront suspendus. Cerise sur le gâteau, la complicité qui naît entre Nestor et John, le journaliste qui a publié un article élogieux sur son exercice de sauvetage, croît et embellit en dehors de tous les règlements de la police. Mais pour un autre genre d’exploit : révéler qu’un oligarque russe a offert à la municipalité des faux tableaux qui lui ont permis d’asseoir une réputation par ailleurs bien compromise.
Entre les affaires de police, les enquêtes journalistiques, la prostitution, la drogue, le pouvoir local, Tom Wolfe met en marche la mécanique complexe d’un thriller dont chaque protagoniste important a le temps de nous devenir familier. Et de livrer ses malsains petits (ou grands) secrets, empoisonnés par l’appartenance à telle ou telle communauté : cubaine, russe, américaine blanche, noire…
L’ensemble est porté par une écriture électrique, inattendue si l’on n’a de Tom Wolfe que l’image du dandy véhiculée par ses photos. L’écrivain fait un usage abondant des onomatopées qui hachent les phrases, des répétitions qui leur donnent un rythme stroboscopique. Bien en phase, d’ailleurs, avec un chapitre situé dans une grande boîte à strip-tease.
On a beau se dire parfois que le romancier en fait trop dans la déstructuration du langage, on reste scotché sur la page, inquiet autant que désireux de savoir où il nous conduit. Donc, on y va, ballotté comme sur un bateau rapide qui frappe l’eau – SCHLACK – dans deux scènes frappantes. Elles le sont toutes, Tom Wolfe ayant conçu les 21 chapitres comme autant de morceaux de bravoure, sans laisser le temps de souffler entre deux rebondissements.
Les raisons qui nous font aimer Bloody Miami feront dire à d’autres lecteurs que c’est un échec. Mais une telle ambition littéraire, dans la langue comme dans le contenu, quand même ! Et cette manière de placer, comme dernier mot, celui qu’on n’attend pas ! C’est fort. Très fort.

lundi 10 mars 2014

Joan Didion, vivante au milieu des morts

Il faut lire Le bleu de la nuit en gardant constamment à l’esprit un précédent livre de Joan Didion, traduit en français il y a sept ans, L’année de la pensée magique. Elle y décrivait de l’intérieur le sentiment de perte qu’elle avait connu après la mort de son mari, à la fin de 2003, et le « vortex » dans lequel elle avait plongé. A ce livre intime répond donc Le bleu de la nuit, écrit après la mort de sa fille adoptive, Quintana, en 2005. Les disparitions ne s’additionnent pas : elles coexistent, comme les défunts continuent d’exister dans la vie présente.
Le bleu qui donne son titre au livre correspond à la couleur particulière de certains crépuscules new-yorkais : « On en remarque les prémices quand le mois d’avril touche à sa fin et que commence le mois de mai, un changement de saison, pas vraiment un redoux – pas du tout un redoux, en vérité – mais soudain l’été paraît proche, une possibilité, voire une promesse. » Promesse… le mot cogne, à la première page d’un livre de deuil. Mais le texte introductif n’est pas terminé : un peu plus loin, il est question de la disparition des nuits bleues et Joan Didion explique pourquoi elle a choisi ce titre : « Ce livre s’appelle Le bleu de la nuit parce qu’à l’époque où j’ai commencé à l’écrire, j’avais l’esprit de plus en plus souvent tourné vers la maladie, vers la fin des promesses, le déclin des jours, l’inévitable assombrissement, l’agonie de la clarté. Le bleu de la nuit, c’est le contraire de l’agonie de la clarté, mais c’est aussi son avertissement. »
Nous voilà prévenus : la poésie qui court à travers ces pages n’est pas là pour atténuer la douleur mais pour en faire ressortir l’extrême violence. Après la promesse d’une promesse, si l’on ose le dire ainsi, voici que les mots « maladie », « perte », « séparation » surgissent avec leur poids de chagrin, qu’aucune balance ne peut mesurer – sinon la littérature, le seul moyen dont dispose Joan Didion pour rester debout, malgré tout.
Il y a ici des pages d’une beauté tragique, qui déchirent le cœur sans rien perdre de leur grâce. Ce sont des miracles d’équilibre, fragiles comme la femme qui s’observe vieillir – elle est née en 1934 – et collectionne, une fois encore, les moments d’autrefois parmi lesquels elle privilégie ici, tout naturellement, les mots de sa fille, ses gestes, leurs échanges…
Le mariage de Quintana, ses recherches pour retrouver sa véritable mère, ses séjours à l’hôpital, le jour où elle a manqué d’oxygène et où le personnel médical ne s’en est pas rendu compte assez vite. Quelques images qui marquent, parmi d’autres, et que Joan Didion examine avec autant de sérénité que possible, leur donnant le sens inaltérable de la vie, tout éphémère soit-elle.

samedi 8 mars 2014

Entre l'Eglise et la vérité, Brian Evenson a choisi

Brian Evenson est un écrivain radical. Assez radical, au moins, pour avoir quitté l’Eglise mormone à laquelle il appartenait, parce qu’il lui était interdit de continuer à produire ses textes en toute liberté. Ayant repris cette liberté, il peut s’en donner à cœur joie – mais avec un sentiment que l’on devine douloureux devant la nécessité où il se trouve d’aborder des sujets difficiles.
Celui-ci est particulièrement âpre. Eldon Fochs, doyen de sa communauté religieuse, consulte un psychothérapeute pour résoudre les problèmes de sommeil causés par des rêves troublants. Il se trouve en présence d’enfants auxquels il est tenté de faire du mal. Puis ses récits évoluent jusqu’à la description du mal qu’il leur fait. Et le docteur Alexander Feschtig, en charge du patient, commence à penser que celui-ci ne parle pas de rêves mais d’événements vécus. Les choses se compliquent d’accusations portées par deux mères contre le doyen : il aurait violé leurs fils.
Père des mensonges parle donc de pédophilie à l’intérieur d’une institution chrétienne. Mais surtout de la manière dont Fochs utilise son pouvoir spirituel sur les jeunes. Et aussi de celle dont la hiérarchie se rassure en excommuniant les deux mères accusatrices. Puisque, en s’opposant à un membre de l’Eglise, elles s’en prennent à Dieu lui-même.
Brian Evenson démonte le système de l’intérieur, détaille les mécanismes qui interdisent de croire à la culpabilité d’un responsable religieux. Le lecteur est assez intelligent pour en tirer lui-même les conséquences, au-delà de la fin du récit. Car la vérité ne correspond pas ici, une fois pour toutes, à ce qui s’est passé. Elle correspond à ce qu’il faut croire, serait-ce en dépit de la vraisemblance. Et sans, faut-il l’ajouter, aucun souci de justice. Le pouvoir a gagné.

vendredi 7 mars 2014

Une femme, deux hommes, l'amour et Jeffrey Eugenides

L’ouverture du troisième roman de Jeffrey Eugenides (en vingt ans !), Le roman du mariage, est la description d’une bibliothèque. Les livres de Madeleine : Edith Wharton, Henry James, Dickens, Trollope, etc. Roland Barthes ne s’y trouve pas encore à ce moment mais, quand Madeleine lira Fragments d’un discours amoureux, l’amour lui semblera pouvoir être expliqué dans le filtre de cet ouvrage. L’amour en général, celui qu’elle explore pour le travail à rédiger pour l’université : « La forme interrogative : demandes en mariage et le cadre (très restreint) du féminin ». Et l’amour tel qu’elle le vit – plutôt mal.
Car, si Madeleine est clairement l’héroïne du roman, la partie masculine est tenue par deux personnages : d’une part, Leonard Bankhead, étudiant presque trop brillant et dépressif chronique, d’autre part, Mitchell Grammaticus, plus effacé et en quête de la voie spirituelle qui pourrait lui convenir. Entre eux, le choix de Madeleine est limpide : elle est amoureuse de Leonard, bien que Mitchell, à qui elle donne son amitié, soit peut-être le plus amoureux des deux jeunes gens.
Sur cette structure au fond très simple, Jeffrey Eugenides greffe ses thèmes principaux sur les trois protagonistes et réussit dans un genre familier aux écrivains américains, le « roman de campus » où la vie universitaire est scrutée autant dans sa principale raison d’être – l’acquisition d’un savoir, la formation d’un adulte – que dans ses aspects secondaires capables, par moments, de déborder le reste : les vagues du désir, la compétition entre les étudiants, la place des professeurs… On a l’impression d’avoir lu cela cent fois et, pourtant, Eugenides parvient à nous y intéresser de nouveau. Son sens de la description, sa manière de capter les conversations (en les inventant), son art de placer les personnages dans les situations les plus banales ou les plus inattendues, tout cela fait merveille. Et on ne s’ennuie pas un instant.

Le plus passionnant reste cependant le triple itinéraire personnel qui rend la structure moins simple qu’il y paraissait. Chacun est en quête de lui-même et d’un bonheur illusoire vers lequel l’amour n’est peut-être pas le chemin le plus sûr. La littérature pour Madeleine, la recherche pour Leonard, le sentiment religieux pour Mitchell pourraient leur être autant de béquilles si les différentes démarches n’amenaient pas davantage de questions que de réponses. Jeffrey Eugenides creuse en profondeur les interrogations fondamentales qui provoquent décisions ou hésitations, donnent aux personnages l’occasion de faire un bout de route ensemble ou, au contraire, de s’affronter. Entre Leonard et Mitchell, et malgré les aspects romantiques de sa personnalité, Madeleine paraît la mieux armée pour traverser les événements. Et c’est à elle qu’on ressemble, le temps de la lecture.

jeudi 6 mars 2014

Antoine Calvino, touriste malgré lui

Il ne suffit pas de vouloir sortir des sentiers battus pour y réussir. Et le voyageur se transforme souvent malgré lui en touriste, alors qu’il cherchait tout autre chose. Antoine Calvino le démontre souvent à ses dépens, si bien que son année autour de l’océan Indien, au cours de laquelle il avait l’intention de rompre avec le monde occidental, se passe à retomber sur les clichés qu’il s’était forgés avant le départ. A peu de choses près, car l’imprévu est quand même parfois au rendez-vous.
Fin novembre 2007, au début de son périple, il arrive à Goa. « On m’avait prévenu que Goa, ce n’était pas tout à fait l’Inde. Effectivement. » Un mois plus tard, il se fatigue des stations balnéaires. « Je veux partir à l’assaut de l’Inde, la vraie », écrit-il. Mais le rêve ne dure jamais longtemps. En Ethiopie, il rencontre un Anglais en train de monter un projet de bar reggae (pour la couleur locale ?) et un Chypriote, ancien conseiller financier, qui a dépensé ses économies et bricole ici ou là. « Réussir à gagner suffisamment pour vivre et voyager dans un pays où tout le monde lutte pour assurer sa subsistance, je trouve ça très fort. » Antoine Calvino a beau l’envier, il n’emprunte pas ce chemin aléatoire et se dirige plutôt vers les sujets de reportages qu’il a prévus avant de prendre la route.
Il peut être très irritant, ce voyageur empêché par lui-même d’ouvrir les yeux sur ce qu’il pourrait nous transmettre de moins convenu. On espère toujours qu’il va modifier son approche, mais c’est le contraire qui se passe, quand il termine son parcours, loin de l’océan Indien, par deux semaines de tourisme en Israël avec sa grand-mère !
Voici pourtant un livre exemplaire. Très loin de son objectif affiché, il démontre par l’absurde qu’il est impossible de pénétrer une autre culture sans prendre son temps. Et que les kilomètres couverts à toute allure permettent seulement – cela peut suffire – d’accumuler des images en même temps que le souvenir de brèves rencontres.

mercredi 5 mars 2014

La Corée du Nord entre fou rire et exaspération

Les nouilles froides sont une spécialité culinaire de la Corée du Nord. Quand on en trouve. Le jour où cela se produit enfin, Jean-Luc Coatelem reste… perplexe. Comme devant tout ce qu’il a vu, d’ailleurs. Le voyage dans ce pays très fermé (le dire n’est rien) est réduit à un programme suivi avec rigueur par un guide lui-même surveillé par un autre guide, le chauffeur étant peut-être le surveillant des deux…
Pour écrire Nouilles froides à Pyongyang, il a fallu, d’abord, se faire passer pour quelqu’un d’autre : un agent en charge d’une hypothétique clientèle touristique, explorant les « charmes » d’un pays où tout ce qu’il y aurait à voir est caché, où tout ce qui est caché pourrait être intéressant – mais on n’en saura rien, sinon à l’occasion d’une autre déception : la visite au pas de charge d’un musée qui n’était pas au programme et dont les collections se limitent à des portraits de la dynastie au pouvoir depuis 1945. Ces portraits sont partout. Partout où le Leader Maximo local, un des trois Kim, a mis le pied, le lieu est devenu objet de vénération, des albums photos rappellent la visite historique. On ne s’étonnera pas de constater qu’elle a eu lieu partout.
Il y a peu, le Belge Charly Delwart avait publié Citoyen Park, un étonnant roman décrivant un pays imaginaire mais très semblable à la Corée du Nord. Jean-Luc Coatalem le rejoint quand il se trouve face à la réalité : « la propagande avait fait plier ce peuple sorti d’une boîte grand format de Lego. Au point de plonger la RPDC dans une fiction vraie. Fiction dont les héritiers continuent, aujourd’hui, à rédiger les chapitres. »
Le voyageur, accompagné d’un ami qui n’avait à peu près jamais quitté la France et s’était d’un coup décidé à visiter un pays lointain à tous points de vue, s’étonne autant de la pauvreté du pays que de la pauvreté de ce qu’il propose aux touristes. A la longue, il se fatigue de s’étonner. Il doit faire des courbettes devant une statue ou une momie, déposer des fleurs, se contenter de portions minuscules aux repas, dormir dans des hôtels qui semblent avoir été ouverts seulement pour son compagnon et lui. Mais il refuse de plonger dans un bain de boue froide, malgré les bienfaits promis. Et n’en pense pas moins…
Le tourisme a ses limites, clairement dessinées ici. Heureusement, Jean-Luc Coatalem est aussi capable de s’inventer d’autres mondes, comme il l’avait fait dans Le gouverneur d’Antipodia.

mardi 4 mars 2014

Les Goncourt bousculent le calendrier

L'académie Goncourt a-t-elle décidé de prendre prochainement des vacances? Le calendrier de l'année était bien établi: aujourd'hui, elle décernait son prix du premier roman, plus tard ce serait le temps de la nouvelle, sélection le 1er avril, attribution prévue le 6 mai. Et puis non, pas du tout, grand coup d'accélérateur entre la poire et le fromage: les deux prix ont été annoncés tout à l'heure.
A rebours de bien des pronostics et pour ma plus grande joie, Frédéric Verger est le lauréat pour le premier roman, avec son magnifique Arden, dont je vous ai dit en janvier tout le bien que je pensais. Je vous renvoie donc à cette note de blog, je n'ai pas changé d'avis...
Mais j'en entends déjà qui se demandent pourquoi Edouard Louis et son Pour en finir avec Eddy Bellegueule ne l'ont pas emporté. Alors que le livre marche si bien (en tête du classement des meilleures ventes de littérature chez Datalib devant, excusez du peu, Katherine Pancol), que la presse lui a offert des placards entiers de publicité d'articles, qu'il agite un profond débat de société sur ce qui différencie l'accueil, ici ou là, de l'homosexualité d'un fils et comment celui-ci le vit.
Ce n'est pas important ça? Si, c'est important.
Et ça ne méritait pas le Goncourt du premier roman? Non.
Non, parce que, littérairement, Edouard Louis n'a pas trouvé, malgré tout ce qu'on prétend, la bonne distance par rapport à son sujet - vous me direz: c'est lui-même son sujet, ce n'est pas facile, d'accord, mais il n'était pas obligé, après tout. Pour en finir avec Eddy Bellegueule est un livre intéressant et un roman pas très intéressant.
Dans ce que j'imagine (à tort peut-être) un débat entre la force d'un sujet et celle d'une écriture, comment voulez-vous que je ne me réjouisse pas puisque c'est l'écriture qui a, pour une fois, pris le dessus?
Quant au Goncourt de la nouvelle, il va à la Vie de monsieur Leguat, de Nicolas Cavaillès, dont je suis incapable de vous dire quoi que ce soit, puisque je ne l'ai pas lu.

Manuel de l'arriviste littéraire (7)


Les débuts (suite)

Jeunes aspirants écrivains, méditez bien ceci : le meilleur début que vous puissiez faire est d’aller boire des bocks à la Closerie des Lilas.
Vous nous objecterez qu’il y a d’autres cafés littéraires, le Napolitain, le Cardinal, le Café Américain sur la rive droite, le Dôme, la Rotonde sur la rive gauche et d’autres encore, innombrables. Soit, mais rien ne vaut en ce moment la Closerie des Lilas.
Achetez un guide Joanne qui vous indiquera les meilleurs moyens de locomotion pour vous y rendre, si vous ne connaissez pas notre géographie parisienne. Dé préférence, choisissez un mardi soir après dîner. C’est l’heure et le jour… où les écrivains vont boire !
La première fois, restez bien sage dans votre coin, afin de vous familiariser avec les lieux.
La deuxième fois, apostrophez vigoureusement, bruyamment (en vers ou en prose) le garçon, s’il tarde à vous apporter le demi blonde ou brune que vous aurez demandé. (Vous n’êtes pas obligé de boire de la bière, vous pouvez déguster du thé, du tilleul, un export-cassis, de l’absinthe ou de l’eu de Vichy.)
Vous êtes autorisé à offrir une ou plusieurs consommations aux notabilités de l’endroit et… particulièrement à Paul Fort, le prince des Poètes. Aucune présentation n’est nécessaire, allez-y hardiment. Toutefois le nombre des aspirants étant grand, il est prudent de réclamer des numéros.


P.-S. La présentation de cette série d'articles publiés dans L'Aurore en 1914 se trouve ici. Ils ont été retrouvés grâce à Gallica.