vendredi 24 décembre 2010

On fait le bilan de l'année ?

Entre la neige là-bas et les orages ici, dans ces fêtes obligatoires auxquelles je ne me fais pas et qui m'énervent de plus en plus - comment, le jour de Noël, trouver un restaurant qui propose une nourriture simple au lieu d'un menu tarabiscoté et prétentieux? -, le moment est venu de faire une sorte de bilan.
C'était quoi, le meilleur de ce qu'on a lu en 2010? (Puisque, en ce qui me concerne, 2010, c'est fini - je suis dans les lectures de 2011.)
Personne ne peut établir un classement absolu, puisque personne n'a tout lu. Dans les rédactions, les différents critiques recoupent leurs choix pour fournir une liste globale dans lesquelles il manque moins de choses. C'est ce que nous avons fait au Soir, pour vingt-cinq livres portés aux nues, dans tous les genres.
Je suis plutôt content: celui que j'avais classé en tête s'est aussi retrouvé premier de la liste générale. Le reste subit évidemment d'autres influences. Comme je ne peux justifier que mes goûts, je vais les assumer.
Avec deux mots d'explication préliminaire pour dire à quoi correspond mon espace de lecture par rapport à l'ensemble des parutions. Je ne parle que du roman (même si, dans mon classement, il y a d'autres choses). Reprenant, il y a quelques jours, la bibliographie de rentrée de Livres Hebdo, qui recensait 701 titres parus entre août et octobre, je constate que j'en ai lu exactement 80. Soit 11% de la production. Je dois être à peu près dans les mêmes proportions pour le reste de l'année, j'estime donc que je lis 10% des romans qui paraissent en France. Peu ou beaucoup? Je n'en sais rien. Pas assez à mon goût, en tout cas.
Voici, dans l'ordre de mes préférences, quinze livres dont on ne peut se passer.
(Un modem explosé a retardé cette note de quelques jours.)

Claro, CosmoZ (Actes Sud)
Définitivement le roman le plus fou, le plus ambitieux et le plus réussi de l'année.

Olivier Rolin, Bakou, derniers jours (Seuil)
Meilleur récit de voyage, dans la dispersion d'instants ultimes, ou supposés pouvoir l'être - ultimes.

André Brink, Bifurcations (Actes Sud)
Meilleure autobiographie, genre difficile auquel André Brink apporte, avec son histoire, tout son talent.

J.M. Coetzee, L'été de la vie (Seuil)
Tiens! Mon meilleur roman étranger est déjà le deuxième écrivain sud-africain de la liste.

Paul Verhaeghen, Oméga mineur (Cherche midi)
Oh! Deuxième apparition de Claro, puisqu'il a traduit ce roman.

Maylis de Kerangal, Naissance d'un pont (Verticales)
Non, je ne suis pas fâché avec les prix littéraires, la preuve...

David Vann, Sukkwan Island (Gallmeister)
Une grande découverte, chez un éditeur de petite taille. Le deuxième livre sera difficile, on l'attend.

Sofi Oksanen, Purge (Stock)
Un raz-de-marée totalement justifié. Et, non, je ne suis pas fâché avec les prix (bis).

Laurent Binet, HHhH (Grasset)
Le titre le plus incongru de l'année, Goncourt du premier roman (ter) pour un auteur à suivre absolument.

Caroline De Mulder, Ego tango (Champ Vallon)
Encore un prix (Rossel) pour le meilleur premier roman de la rentrée, envoûtant.

Simonetta Greggio, Dolce Vita (Stock)
Le roman le plus sous-exposé de la rentrée (paru un peu trop tard, peut-être), une formidable évocation des années de plomb en Italie.

Colin Thubron, En Sibérie (Hoëbecke)
Deuxième récit de voyage, genre où l'on trouve du bon et du moins bon. De l'excellent, ici.

Philippe Forest, Le siècle des nuages (Gallimard)
Un oubli injuste de la part des prix littéraires - je suis parfois fâché avec ceux-ci.

Jonathan Coe, B.S. Johnson (Quidam)
La meilleure biographie de l'année (j'en ai lu assez peu), à propos d'un écrivain méconnu.

Philippe Genion, Comment parler le belge (Points)
Le meilleur livre de poche de l'année (j'en ai lu beaucoup).

lundi 13 décembre 2010

Le prix Goncourt de la poésie à Guy Goffette

Des prix littéraires, le poète Guy Goffette, né en 1947, en a trop reçu pour en faire tenir la liste sur une carte de visite. En France d’abord avec le prix Guy Lévis-Mano dès 1983, année de son premier recueil marquant, Solo d’ombres. Puis en Belgique, en 1988, le Grand Prix de littérature de la Communauté française, au moment où venait de paraître Éloge pour une cuisine de province. Les deux Académies l’ont primé. Quelques beaux noms d’écrivains, dont ont été baptisées des récompenses, surgissent dans le palmarès: Mallarmé, Maurice Carême, Valery Larbaud, Marcel Pagnol. Quand il est passé à la prose, le Rossel ne l’a pas raté – en 2006, pour Une enfance lingère.
Tout cela est bel et bien mais, se dit-on, ne vaut pas le Goncourt. Sinon que le Goncourt aussi, maintenant, a salué Guy Goffette pour l’ensemble de son œuvre. Il rejoint une de ses compatriotes, Liliane Wouters, ainsi que Claude Roy, Yves Bonnefoy, Andrée Chedid, Philippe Jaccottet…
Il y a une trentaine d’années, du côté d’Arlon, Guy Goffette composait lui-même à la main une revue, Triangle, et des poèmes qu’il aimait, à l’enseigne de L’Apprentypographe. Il était déjà viscéralement attaché aux mots, forgeant des vers comme on grave le marbre: pour toujours, ou au moins au-delà de sa propre durée de vie. L’homme qu’il est porte au naturel le verbe haut, comme une revendication permanente, tandis que la musique de ses poèmes joue souvent de sonorités plus légères.
Guy Goffette ne peut se comprendre que si on le considère dans sa double démarche d’écrivain et de lecteur, à moins qu’il s’agisse d’une démarche unique sous le règne de la langue. Il est devenu rapidement chroniqueur à la NRF et à La Quinzaine littéraire, il est aujourd’hui éditeur chez Gallimard, conséquence logique d’une passion majuscule pour l’écriture des autres aussi. On ne compte plus ses préfaces, il a consacré des livres à Verlaine, Ardennais comme lui, à Auden, à Chavée…
Une sensualité sourde bat dans ses poèmes comme dans sa prose, émotion contagieuse qui fait naître des ondes longuement propagées sur une surface que l’on pensait claire et qui, pourtant, masque à peine de profondes inquiétudes.
C’est ainsi, soir après soir, / Que nous sommes devenus mortels, écrit le poète qui a, pareil aux autres, cru au bonheur, / Comme les gosses battant pavillon / Sur un peu d’eau croupie dans l’arrière-cour.
Bien sûr, il se vendra moins de Goncourt Goffette que de Goncourt Houellebecq. Mais le cœur peut bien pencher du côté du premier.

mardi 7 décembre 2010

C'est dans la poche : enfin le n° 3 !

Voici une proposition de lecture qui ne vous prendra pas trop de temps: je n'en ai pas eu assez (du temps) pour intégrer à ce troisième numéro tout ce que j'aurais voulu y mettre - et en outre je suis en retard par rapport au programme que je m'étais fixé!
Plutôt que de me couvrir la tête de cendres, je vous offre donc en souriant la livraison de décembre, avec une explication (pour le retard et le volume limité) dont je vais faire l'économie ici: elle est déjà dans l'éditorial.
Puisque c'est le moment des cadeaux, je prouve qu'un livre de poche en édition limitée, comme les éditeurs ont pris l'habitude d'en mettre en vente à la fin de l'année, est une bonne idée.
Si vous lisez des livres adaptés au calendrier, en voici quatre qui se déroulent à Noël - très différents les uns des autres.
Et, si vous voulez tout autre chose, découvrez (ou redécouvrez) le très grand écrivain américain John Cheever, adhérez après des dizaines de milliers d'autres lecteurs à la Barcelone de Carlos Ruiz Zafon, ou faites-vous avec Olivier Magny une idée de la manière d'être parisien...
C'est à charger ou à lire ici:
Je rappelle l'existence d'un petit site (lien dans la colonne de droite) un peu foutraque (j'arrangerai ça quand j'en trouverai le temps) mais où vous retrouverez les numéros précédents.

mercredi 1 décembre 2010

Deux jolis prix Rossel

Le prix Rossel, en Belgique, c'est, toute proportions gardées, l'équivalent du Goncourt en France. Avec publication, avant la dernière délibération du jury (composé d'écrivains), d'une liste de cinq ouvrages retenus pour le prix. Avec aussi son annexe pour les jeunes. Cette année, la présence dans la sélection de deux romans dont on avait beaucoup parlé - et ici même - semblait limiter le choix non à cinq, mais à deux titres: Une forme de vie, d'Amélie Nothomb, et L'assassinat d'Yvon Toussaint, d'Yvon Toussaint.
Et puis non, le jury en a décidé autrement, saluant un des premiers romans les plus spectaculaires de la dernière rentrée littéraire (au-delà de la nationalité de son auteure), Ego tango, de Caroline De Mulder. Sur ce livre qui m'avait beaucoup impressionné, j'avais écrit un article, que voici.

Si le tango peut être une passion, l’héroïne du premier roman de Caroline De Mulder en a fait une passion majuscule. Elle vit tango, elle respire tango, elle boit tango, elle mange tango – quand elle mange. Après avoir dansé dans sa robe légère, elle dort dans les milongas, là même où la fièvre des corps a rythmé la nuit. Elle accepte ses pieds détruits, admire le pas des meilleurs, l’allure des plus élégantes, la folie des autres qui est aussi la sienne. La musique vrille les oreilles, le vertige s’installe. Et la phrase suit, virgule, virgule, à petits pas, virgule, virgule encore, rupture du point, retour de la virgule, virgule, marche en avant, marche en arrière, le regard fixe, les mots comme écrasés par un mouvement à la fois raide et souple, agressif et voluptueux, virgule, virgule…
Ego tango est un livre qui se lit comme il se danse, à la limite d’une asphyxie encouragée par les lieux enfumés où se retrouvent les membres de cette secte étrange. Ils forment une petite communauté dans laquelle chacun observe tout le monde, mais davantage pour estimer la qualité des danseurs que pour leur prêter des aventures à l’extérieur du cercle. L’histoire, elle aussi, ne s’écrit qu’en dansant. «J’étais belle, nous dansions en murmurant sur une piste presque vide. L’histoire, ça dépendait, on brodait à mesure. Des fois c’était un gaucho, je l’imaginais tenant son cuchillo, d’après Ezequiel au contraire, il sifflait très nonchalant. Nous décidions, selon la musique et les rythmes, que tel morceau était glorieux, tel sanglant ou languissant, c’est à qui décrirait l’orage ou l’accalmie ou les grands sentiments, ou les morts qui tombent, c’était de la rêverie faite de broc, de clichés à tous crins et de souvenirs d’enfance, ça partait dans tous les sens, rien d’impossible cœur vaillant nous avons failli nous aimer.»
Enseignante à l’université de Namur, Caroline De Mulder prépare, pour l’an prochain, un essai intitulé Faust amoureux. Comme essayiste, on ne sait pas encore. Mais, comme romancière, elle en connaît un bout sur l’amour et la souffrance, sur la jouissance et la douleur. Elle vient de marquer son territoire en lettres flamboyantes, jetant toutes ses forces dans la bataille et imposant une voix âpre, forte.
Elle réussit en outre, malgré le rythme obsessionnel de son écriture derrière lequel tout le reste pourrait s’effacer, à faire exister des personnages et à leur prêter les mystères de leurs vies. Ezequiel, le sombre amant qui veut faire du cinéma. Lou, la maîtresse d’Alexis de Saint-Ours, et peut-être sa victime. Car il s’en passe, des choses, dans les coulisses, dans le vide de ce qui n’est pas empli par le tango. D’où vient le bleu qui marque le coup de Lou? Pourquoi Alexis ne se décide-t-il pas à quitter sa femme? Quand la narratrice trouvera-t-elle la force de dire à Ezequiel qu’elle ne supporte pas ses manières et lui lancera-t-elle ce simple mot: dégage!
A sa manière, Ego tango est un tour de force, porté jusqu’aux limites de la résistance physique et mentale. On s’y trouve toujours un peu à côté de soi, et c’est peut-être l’endroit d’où l’angle est le meilleur pour tout voir et tout comprendre. A condition de se laisser embarquer par la musique et de suivre à l’intuition, comme on apprend le tango dans la confiance du (ou de la) partenaire. Cette partenaire-ci se révèle parfaite pour nous entraîner jusqu’au bout du livre, même si on n’a jamais mis les pieds sur une piste de danse.

Quant au Rossel des jeunes, il salue un roman ancré dans l'histoire roumaine de la fin du siècle dernier, et lui aussi très réussi: La maison de l'âme, de Chantal Deltenre.

Chantal Deltenre s’est emparée d’un beau rituel que, du moins l’imagine-t-on, son travail d’ethnologue lui avait fait découvrir en Roumanie. Elle en a fait le fil conducteur d’un roman à la hauteur de ce qu’il représente: un lien entre les vivants et les morts, entre la maison d’en bas et la maison d’en haut.
La maison d’en bas est très compromise. La journaliste qui débarque en Roumanie de sa propre initiative, persuadée par, précisément, un ethnologue, découvre l’ampleur du «Plan de systématisation du territoire». Elle en avait entendu parler, elle ignorait à quel point il avait conduit à des destructions de maisons et à l’expulsion de leurs habitants, relogés par le régime Ceausescu dans des blocs insalubres. En particulier à Snagov, lieu de villégiature de la nomenklatura, où Stefan M., l’ethnologue roumain, a proposé de l’emmener pour son reportage. Les victimes du Plan s’appellent eux-mêmes les démolis et la chute du dictateur n’a pas signé la fin de leurs problèmes: la plupart n’auront jamais les moyens de récupérer leurs terrains, que se disputent les favoris du nouveau régime. Stefan, pour sa part, dès qu’ils sont arrivés à Snagov, n’a pas cessé de fuir la journaliste, comme s’il avait quelque chose à cacher, ou comme s’il se cachait lui-même…
La maison d’en haut, celle qu’on occupera après la mort, est l’objet de toutes les attentions. Chacun l’équipe à la manière traditionnelle, donnant les objets nécessaires à d’autres personnes qui seront les intermédiaires entre les deux mondes. La narratrice, à qui une femme agonisante a donné au Tchad un sac en coton – elle ne s’en sépare pas –, est sensible au symbole de ce don et partage volontiers La maison de l’âme avec celles et ceux qui en expriment le désir.
En une semaine dense où les interrogations se multiplient, la romancière serre les nœuds d’un livre émouvant où tout est dit sur un ton juste.