vendredi 30 mars 2012

Les fantômes de Michel Quint, entre Lille et Bruxelles

Un photographe, après avoir abandonné le terrain des guerres qui avaient rendu son travail célèbre, est tué lors d’une prise d’otages dans un lycée de Lille. Dans la même ville, Dom, qui tient un bar, accumule en vrac des archives dans lesquelles il fouine sans grande méthode, à la recherche d’il ne sait quoi, qui lui permettrait peut-être de voir clair dans son passé.
Le surgissement de Laura, engagée par Dom comme serveuse et archiviste, très vite en compétition avec Judith, associée et femme de la vie du bistrotier, survient au moment où s’ouvrent pour eux l’habitation du photographe défunt. Ils y trouvent les traces d’une jeune fille, peut-être séquestrée pendant des années, et qui a disparu.
Un formidable jeu de piste se met en place, dans lequel interviennent de multiples éléments du passé, de la bande à Bonnot quand elle se réfugiait en Belgique aux SS wallons de Degrelle, et jusqu’à Berlin où la chute du mur, en 1989, a marqué un virage essentiel pour une histoire que ses protagonistes contemporains tentent de reconstituer.
Souvent, les romans de Michel Quint sont hantés par des fantômes. Avec des mains cruelles n’échappe pas à l’obsession du mal qui, perpétré autrefois, retombe sur les vivants. Une scène résume, sinon le récit riche de multiples de méandres, au moins l’affrontement entre les époques. Dans un hôtel de Bruxelles, les trois personnages principaux, accompagnés d’un ami journaliste à la retraite, interrogent un ancien compagnon de Degrelle en se faisant passer pour des sympathisants. L’homme est âgé mais toujours convaincu d’avoir eu raison, comme il l’explique avec complaisance à ses interlocuteurs, auxquels il confie quelques secrets. Jusqu’à ce que Laura, avant de partir, lui glisse dans l’oreille quelques mots qui le bouleversent. Fin de partie pour le vieux nazi…
Préservant longtemps la part d’ombre que chacun préfère masquer aux autres, le romancier prend son temps, aiguise la curiosité du lecteur. Il nous réserve quelques surprises dignes de la traversée des époques dans lesquelles il nous convie, toutes nourries les unes des autres dans un réseau dense d’échos. S’y font entendre l’anarchie et l’ordre, la paix et la guerre. L’amour, aussi.

mardi 27 mars 2012

Franz Bartelt, Edward Limonov et Georges Simenon en librairie cette semaine

Un seul vrai nouveau roman dans ma sélection cette semaine. Mais celui d'un écrivain qui ne cesse de montrer combien son univers personnel est riche - on le vérifiera, je l'espère, avec Le testament américain. Edward (ou Édouard, pour certains éditeurs) Limonov, après avoir été remis en lumière par l'ouvrage d'Emmanuel Carrère l'an dernier, trouve dans son passé assez de matière déjà écrite pour reconstituer une œuvre. Quant à Georges Simenon, il fait l'objet d'approches diverses au fil des années, et chacune permet de l'envisager sous un angle intéressant.

Le village de Neuville s'enorgueillit d'avoir vu naître, à la faveur d'un accident d'avion, l'illustre Clébac Darouin, milliardaire américain. Celui-ci est resté reconnaissant à ce coin de campagne de lui avoir permis de voir le jour, et il inonde le bourg de ses bienfaits. Son dernier cadeau est le plus somptueux: il offre par testament aux Neuvillois un cimetière hors normes. Chaque habitant y aura sa tombe, vaste comme une maison. La cité funéraire se bâtit à l'abri de murs, et chacun y a son petit palais de marbre. Le nouveau cimetière va bientôt attirer les journalistes (dont la jeune et trop excitante Anne-Marie), mais aussi quelques complications inattendues...
On retrouve ici l'univers inimitable de Franz Bartelt, et son style formidable de précision, d'ironie et de roublardise. 
De 1980 au début des années 1990, Edouard Limonov a séjourné à Paris et, outre la rédaction de nombreux ouvrages, a multiplié les collaborations dans la presse dont la plus célèbre fut sans aucun doute celle au journal littéraire et impertinent L'Idiot international, auquel des esprits originaux et talentueux qui y ont collaboré: Philippe Murray, Patrick Besson, Charles Dantzig, Christian Laborde, Morgan Sportès, Marc-Edouard Nabe, etc. Ce sont tous les articles parus dans ce périodique qui sont ici rassemblés. Ils constituent un ensemble important car Limonov réagit à chaud face aux bouleversements du monde. Il faut reconnaître qu'à cette époque ils n'ont pas manqué: chute du Mur de Berlin, effondrement de l'Union soviétique, première guerre du Golfe, éclatement de la Yougoslavie. C'est dans ce contexte houleux que Limonov s'en donne à cœur joie pour donner son avis toujours excentrique et subversif.
Cette publication est attendue de longue date. Elle permettra de juger sur pièce ces articles depuis longtemps introuvables.

Premier volume de l'intégrale des «romans durs» de Georges Simenon. Le créateur de Maigret montre «l'homme nu», avec ses faiblesses et sa grandeur.
Sommaire
Le Relais d'Alsace
Le Passager du Polarlys
Les Fiançailles de Monsieur Hire
Le Coup de Lune
La Maison du canal
L’Âne rouge
Les Gens d'en face
Le Haut Mal
L'Homme de Londres
Le Locataire
Quatrième de couverture
1931-1934
«Un vrai roman...»
«– C'est fini, j'arrête... – Vous êtes fou! Vous allez vous casser le nez en essayant d'écrire autre chose que du roman policier! – Finissons-en avec Maigret. Je n'ai plus besoin de fil conducteur... Je pense pouvoir écrire maintenant un vrai roman...»
Conversation entre Simenon et son éditeur Fayard [1933?]
Les volumes 2 et 3 paraissent en même temps. Neuf autres suivront.

lundi 26 mars 2012

Antonio Tabucchi, au fil de quelques lectures

La mort d’Antonio Tabucchi, à 68 ans, est celle d’un écrivain certes italien mais qui semble, en décédant à Lisbonne, s’être mis jusqu’au bout dans les pas de Fernando Pessoa, écrivain portugais qui n’était pas seulement son modèle. Il avait d’abord découvert l’œuvre de Pessoa en français, avant d’épouser, comme une langue choisie, celle de son auteur fétiche, de le traduire en italien, de faire du pays de Pessoa sa seconde patrie. J'avais brièvement rencontré l'homme, élégant et cultivé. J'avais été frappé par Nocturne indien - le livre d'abord, le film ensuite. Dans une œuvre abondante et qui a toutes les chances de survivre à son auteur, voici quelques souvenirs de lecture éparpillés sur une vingtaine d'années.

Piazza d'Italia
Avec son premier roman, Antonio Tabucchi devenait écrivain sans vraiment s'en rendre compte, mais on est heureux qu'il le soit devenu, pour les bonheurs de lecture qu'il nous a donnés depuis.Ce «conte populaire en trois temps, un épilogue et un appendice» commence par... l'épilogue. Garibaldo tombe, abattu d'une balle en plein front, sur la place, en croyant injurier le roi, et a à peine le temps de réaliser, avant de mourir, qu'il est en république depuis longtemps.Les surprises ne manquent pas dans ce roman ludique à souhait, qui porte déjà la marque de ce que deviendra Tabucchi: comme le dit Cesare Segre, il fait apparaître des origines toscanes, terriennes, que l'auteur n'a pas reniées dans son indéniable internationalité.

Rêves de rêves
Vingt récits brefs pour entrer dans le plus secret de l'imaginaire, celui des rêves d'artistes. Quand ils ne les ont pas notés, c'est une gageure. Gageure à laquelle s'est pourtant frotté Antonio Tabucchi, avec bonheur. Car sa connaissance des personnages qu'il met en scène dans la face nocturne de leur vie lui permet de mettre en évidence quelques-unes de leurs caractéristiques intimes. Connaissant Tabucchi, on est tenté de courir vers le rêve de Pessoa. Il rêve qu'il s'éveille, ça commence bien. Le voici en route pour Santarem, et arrivé en Afrique du Sud, chez Alberto Caeiro qui veut lui dire la vérité: «Sachez seulement une chose, c'est que moi je suis vous.» En demandant au cocher, un peu plus tard, de le conduire vers la fin du rêve, ce 8 mars 1914, Pessoa affirme: «C'est aujourd'hui le jour triomphal de ma vie.» Faut-il rappeler qu'Alberto Caeiro est un des noms sous lesquels Pessoa a écrit?

Il se fait tard, de plus en plus tard
La nostalgie de l'amour est encore de l'amour. Entretenu par des lettres, celui-ci traverse le temps. Et lui survit. Plusieurs fois, Antonio Tabucchi fait allusion à ce qui guide les choses: un rien, parfois. Mais un «rien» qui entraîne loin, entre le présent et le souvenir du passé. Les échos construisent des rêves éveillés où les corps palpitent... C'est un roman, affirme l'auteur. Mais on peut aussi y voir des nouvelles articulées par l'esprit et les sens, des nouvelles dont le personnage serait toujours le même, saisi à différents moments de son désespoir amoureux. Une vibration unique traverse toutes ces situations, dont l'accumulation ne fait jamais naître la lassitude.

Petites équivoques sans importance
De petits dérapages. La trajectoire que l’on voulait suivre s’infléchit d’un coup. Rien de grave, un instant de trouble. Antonio Tabucchi désigne d’un coup d’œil la scène à ne pas manquer. Il faut être attentif. Entrer dans une situation où tout semble normal. Une littérature du questionnement quotidien. De l’attention la plus extrême aux détails et à leur sens. Une fine dentelle pour amateurs éclairés et complices.

samedi 24 mars 2012

Le Rwanda de Scholastique Mukasonga

Les désastres collectifs provoqués par la fureur des hommes restent souvent, dans l’esprit de ceux qui ne les ont pas vécus directement, des abstractions. Certes pénibles. Mais la douleur est imprécise, diffuse. Jusqu’au moment où un écrivain (ou un cinéaste, ou n’importe quel autre créateur) met en lumière un visage, quelques noms: l’identité retrouvée au milieu de la masse touche alors au vif. Et l’histoire, avec ou sans majuscule, nous appartient enfin.
Ce travail a déjà été accompli à travers de nombreux livres consacrés au Rwanda de la fin du siècle dernier, dont le naufrage sanglant reste pour beaucoup une insondable énigme. Pour aider à comprendre et ressentir ce qui s’est passé, La femme aux pieds nus propose quelques clés.
Scholastique Mukasonga avait publié, en 2006, Inyenzy ou les Cafards, une implacable description de la logique qui a abouti au génocide de 1994. On y découvrait, si on l’ignorait (ou si, comme certains, on avait fait semblant de ne pas voir), qu’il était le résultat programmé d’une suite d’événements ouverte dès 1959 – c’est-à-dire avant l’indépendance.
Dans son deuxième livre, elle s’attarde plus particulièrement sur les années soixante, au moment où de nombreux Tutsis sont devenus des exilés de l’intérieur, parqués dans une région aride, le Bugesera. Stefania, la femme aux pieds nus du titre et la mère de Scholastique Mukasonga, considérera toujours que Nyamata, où ils vivent, n’est pas vraiment le Rwanda. Ce sera néanmoins, en 1994, la tombe de toute la famille et de beaucoup d’autres…
L’hommage à une mère gardienne des traditions est aussi une fidèle description de coutumes ancestrales préservées malgré les années de colonisation. A travers des chapitres consacrés aux choses de la vie quotidienne, les plus banales parfois, un monde disparu refait surface. Scholastique Mukasonga regrette d’avoir oublié certains détails, certaines paroles. Mais elle en a retenu beaucoup, qu’elle nous offre à défaut d’avoir pu les offrir à sa mère.

mardi 20 mars 2012

Jonathan Coe : l’extraordinaire roman d’une vie très ordinaire

Jonathan Coe a une curieuse façon de titiller la curiosité dans La vie très privée de Mr. Sim: dès la quatrième page du roman proprement dit (un article de presse le précède), son narrateur signale à deux reprises qu’il n’est pas doué pour les descriptions, d’abord des gens, ensuite des vêtements. «Vous avez toujours envie de lire les quatre cents pages qui suivent?», ajoute-t-il. Oui, bien sûr. L’expérience a appris que le romancier britannique ne s’embarquait pas sans armes dans un tel livre.
La meilleure de ses armes est un personnage qui ne s’estime guère, sur lequel les événements s’impriment en négatif, le conduisant doucement mais sûrement vers la dépression et le renoncement à toute activité sociale. Maxwell Sim a quitté son travail depuis quelques mois, depuis que Caroline, sa femme, est partie avec leur fille. Un échec de plus dans une vie sans aspérités, d’une triste banalité. Il était pourtant un bon vendeur, le contact facile et la parole déliée. Mais cela s’est évanoui avec le reste. Il n’a plus aucune vie sexuelle depuis des années, et même le voyage en Australie que Caroline lui a offert pour qu’il rende visite à son père se résume à de longs silences entre deux personnes qui, il est vrai, n’ont jamais été proches.
La gêne entre Maxwell et son père inaugure une série d’événements devant lesquels le héros se sent de plus en plus démuni. Captivé, dans un restaurant de Sidney, par une Chinoise et sa fille dont il envie la complicité, il décide, lors d’un passage aux toilettes, de les aborder – mais elles ne sont plus là quand il revient dans la salle. Lancé dans un long monologue adressé à son voisin dans l’avion, il découvre tout à coup que l’homme est mort. Reprenant espoir grâce à Poppy, rencontrée dans l’aéroport à l’escale de Singapour, il se fait voler son téléphone portable au retour à Watford, et perd du même coup le numéro de la jeune femme…
L’enchaînement est de nature à ébranler plus solide que lui. Mais des éléments importants pour la suite du roman se sont pourtant mis en place à notre insu. Le silence du père trouvera une justification. La Chinoise et sa fille auront un rôle essentiel à jouer dans la fin du récit. Et une lettre de Clive, l’oncle de Poppy, qu’elle a fait lire à Maxwell dans l’avion, fournira un modèle à une prochaine aventure de Mr Sim…
La longue lettre de Clive racontait la fascination de celui-ci pour un personnage réel, Donald Crowhurst – il a inspiré le premier roman d’Isabelle Autissier, Seule la mer s’en souviendra. Crowhurst s’était lancé, en 1968, dans une navigation solitaire autour du monde dotée par le Sunday Times d’un prix de 5.000 livres. Mal préparé, sans expérience, il n’avait pas tardé à renoncer et, à une époque où le GPS n’existait pas, avait tenu un faux journal de bord dans lequel il organisait sa victoire en inventant le parcours idéal, et en voguant au large des côtes africaines dans l’attente du moment de son retour triomphal. Au lieu de quoi, miné par la solitude et la culpabilité, il finit par disparaître en mer…
Quand Mr Sim partira vers l’extrême nord de la Grande-Bretagne au volant d’une Lexus noire dernier cri pour y placer un modèle révolutionnaire de brosse à dents, il épousera le destin de Crowhurst, dans lequel il a trouvé son maître. Non sans être, auparavant, tombé amoureux de la voix de son GPS, qu’il a baptisée Emma.
Errant dans un monde où il ne trouve pas sa place, Maxwell est aussi un personnage comique. Quand il se prend pour un écrivain, se plaçant en concurrence avec Caroline dont il a lu une nouvelle où il joue le rôle d’un médiocre, son sursaut d’orgueil suscite un sourire plutôt que la compassion. Comme la manière qu’il a de s’enfoncer en faisant mine de vouloir s’en sortir. Outre l’article déjà cité en ouverture du livre, quatre textes extérieurs au récit y participent en éclairant certains faits qui auraient pu rester obscurs. Jonathan Coe les place à l’enseigne des quatre éléments, l’eau, la terre, le feu et l’air. Signe d’un roman très concerté jusqu’à… déconcerter dans les dernières pages par une double fin. La première explique, au fond, pourquoi Maxwell n’a jamais pu s’épanouir. La seconde affirme avec force le pouvoir de la fiction. De quoi combler tous les lecteurs, au premier, au deuxième et même au troisième degré.

dimanche 18 mars 2012

Cette semaine, un émir, un écrivain et l'homo comicus

Pas facile de travailler avec François Weyergans, qu'on soit éditeur ou libraire. Non seulement il retient ses manuscrits au-delà de la limite ultime et oblige à retarder la mise en vente, mais en outre, cette fois-ci, il a changé de titre au dernier moment. Du coup, une importante librairie en ligne n'a pas encore, à l'heure d'écrire ces lignes, la bonne couverture... Du moins, ici, c'est vraiment celle que vous découvrirez dans la semaine chez votre libraire, en même temps que les deux autres ouvrages à venir, choisis dans les parutions des jours à venir..

Le 24 décembre 1847, l’émir Abd el-Kader (1808-1883) attend, dans le froid et la pluie, d’embarquer sur Le Solon qui a mouillé dans le petit port de Djemâa-Ghazaouët proche de la frontière marocaine. La veille, après une résistance de quinze années contre le corps expéditionnaire français, il avait signé sa reddition sous la promesse d’être conduit, avec quatre vingt seize de ses proches et compagnons, à Alexandrie ou à Saint-Jean-d’Acre.
A travers la vie de l’émir, chef de guerre mais aussi chef d’Etat, poète, maître soufi et grand voyageur, Abdelkader Djemaï fait revivre une des épopées les plus marquantes du XIXe siècle.
Les paysages d’Algérie qui ont vu naître et combattre l’émir, Tagdempt la capitale qu’il bâtit entre le Tell et le Sahara, l’impressionnante Smala, ville itinérante de vingt mille habitants, puis l’exil en France, en Turquie et en Syrie servent de toile de fond au destin d’un personnage exceptionnel, homme de progrès, de dialogue et de tolérance.
Abdelkader Djemaï est notamment l‘auteur de Camping, de Gare du Nord, du Nez sur la vitre, d’Un Moment d’oubli et de Zohra sur la terrasse, romans et récits parus au Seuil.

Ce pamphlet est né d’un agacement, celui de voir parader sans vergogne, à longueur de médias, une ribambelle d’humoristes d’un nouveau genre, moins amuseurs que donneurs de leçons, moins  «comiques» qu’agents autoproclamés du Bien.
Ils éreintent mais sans risque, ils accusent, ridiculisent, frappent de dérision sans ménager la moindre possibilité de défense. Des procureurs hargneux, dans des procès joués d’avance. Le sérieux, voilà l’ennemi.
Ils règnent à la radio, à la télévision, dans la presse écrite, publient des livres, font des films, achètent des théâtres… C’est une nouvelle féodalité, avec ses prébendes et ses privilèges.
C’est un nouvel intégrisme, celui de la rigolade. Il faut rire de tout mais avec eux. Le rire, «leur» rire est la norme. À les écouter, ils seraient l’actuelle incarnation de la liberté d’expression et de toutes les valeurs réunies de la démocratie. On croit rêver… Leurs saillies sont pourtant d’une incroyable platitude et leurs prêchi-prêcha, troussés à la va-vite, épargnent les vrais puissants. Curieuse époque que la nôtre, qui voit le «bas-bouffon» tenir lieu de conscience et de pensée.


Daniel Flamm est en train de vivre, entre Montréal et Paris, une de ces histoires d'amour innocentes et sans conséquences comme il en avait jusqu'à présent l'habitude. Il ne s'est pas méfié, il a oublié qu'on ne sait jamais jusqu'où va vous conduire une rencontre: «J'ai une histoire à raconter, dit-il. Je ne peux plus la garder pour moi.»
Il se souvient de la première fois ou il a vu sur scène à Montréal une jeune actrice, Justine, et du coup de foudre qui les a réunis malgré leur différence d'âge: «J'adorais passer mes journées avec elle. On ne faisait rien d'autre qu'être ensemble.» Le Royal Romance est le cocktail préféré de Justine...
Les années passent. On propose de moins en moins de rôles à Justine. Daniel travaille pour une importante papeterie finlandaise et publie des romans qu'il vient régulièrement présenter au Salon du livre de Montréal. Il continue de vivre avec sa femme Astrid et leurs deux filles.
Les choses se compliquent lorsque Justine vient s'installer à Paris en cassant le rythme de leurs rencontres dont la rareté faisait le charme. Leurs sentiments s'exprimaient par SMS et envois de cassettes enregistrées. Justine ignore que Daniel est tombé entre-temps très amoureux d'une autre femme, ce qu'il n'ose pas lui dire. Elle s'appelle Florence et le rend, dit-il, «monogame»...
Daniel part pour Strasbourg, sa ville natale, près de sa sœur psychiatre. C'est là qu'il apprend la nouvelle qui va l'anéantir.

samedi 17 mars 2012

David Foenkinos allonge John Lennon sur le divan

John Lennon n’écrira pas ses mémoires. David Foenkinos les a rédigées pour lui, imaginant l’artiste sur un divan pendant cinq ans, de la naissance de son fils Sean en 1975 à la veille de sa mort, en 1980. L’écrivain est né après la séparation des Beatles. Son premier souvenir marquant, dit-il, est l’assassinat de Lennon. Et voilà comment un groupe britannique qui a conquis le monde dans les années soixante se retrouve aujourd’hui, comme d’autres acteurs de l’époque (Keith Richards ou Patti Smith), dans un livre. Les disques sont nécessaires mais pas suffisants…
Dans la peau de John Lennon, le romancier respecte les faits connus et moins connus – selon le degré d’addiction à l’histoire des Beatles. Lennon n’est pas, au sens strict, un document, mais il en a les qualités. S’y ajoute, puisqu’il s’agit d’un monologue, le point de vue de celui qui a longtemps considéré les Beatles comme «son» groupe, jusqu’au moment où il lâche un peu l’affaire (car c’en est devenue une et, d’ailleurs, cela ennuie John) et se fait déborder par Paul McCartney.
Il n’y a ici d’autre vérité que celle du personnage Lennon, très ressemblant au Lennon réel mais tel que l’envisage Foenkinos. Double filtre qui permet à l’auteur de ne pas se soucier d’objectivité. Et, tout en collant au plus près de l’histoire officielle des Beatles, de fournir sur celle-ci l’éclairage précis d’un homme qui y ajoute ses sentiments.
John vit avec des remords. Il ne s’est pas occupé de son premier fils, Julian. Il a, avec ses deux compères, viré leur premier batteur comme un malpropre. Il a peut-être tué un homme. Il s’en veut de n’avoir pas gardé le contact avec Brian Epstein…
Il vit aussi avec quelques certitudes. Non, Yoko n’est pas responsable de la séparation des Beatles. Oui, la naissance de Sean a fait de John un autre homme, ou plutôt un homme pour la première fois, lui qui n’avait jamais eu à se soucier auparavant de tâches quotidiennes, et qui maintenant a appris à faire du pain…
Lennon est un livre à la fois familier et déconcertant. A lire, bien entendu, comme David Foenkinos l’a écrit: «Pendant l’écriture de ce livre, je n’ai cessé d’écouter de la musique de John Lennon et des Beatles.»

jeudi 15 mars 2012

La trahison conjugale de Kate O’Riordan

Connie rentre de Rome. Seule. Matt, son mari, avec qui elle était en vacances, est resté là. Il s’est produit, apparemment par accident, une de ces interférences capables de briser un mariage idéal: les retrouvailles avec Greta, l’amour d’enfance que Matt n’avait jamais oublié. Devant leurs trois enfants et la meilleure amie du couple, Connie se trouve totalement désemparée, incapable d’imaginer autre chose que des mensonges pas toujours cohérents, donnant une version au cabinet dentaire de Matt, une autre à Mary, une troisième à l’aîné… Un accident sans gravité mais qui impose le repos, un congrès médical sur lequel Matt est tombé par hasard…
Kate O’Riordan pioche, avec Un autre amour, dans le registre inépuisable de la trahison conjugale, dont on a déjà lu (et vu, et connu) de multiples interprétations. Sa grande qualité est d’en fournir une nouvelle, en disposant ses personnages sur des lignes de force qui leur permettaient, jusque-là, de tenir debout, de cimenter, pour Connie et Matt, leur union. Et de dessiner, sous ces arches en apparence solides, des failles d’autant plus menaçantes que la principale victime, Connie, n’avait rien vu venir.
D’un drame, la romancière extrait aussi des moments drôles, bien que pas toujours pour tout le monde en même temps. Certaines scènes, vues de l’extérieur, sont si absurdes qu’elles poussent au fou-rire. Puis on pense aux conséquences qu’elles impliquent, et c’est moins rigolo. Chaud et froid soufflent ainsi en alternance, préfigurant d’une certaine manière la fin du livre.
Il est d’autant plus impossible de parler de cette fin qu’elle est précédée d’une série de révélations à travers lesquelles tout ce qui semblait acquis depuis le début doit être remis en perspective. Le montage est parfait, comme un plat longuement mijoté en cuisine auquel on ajoute, au dernier moment, des saveurs qui exploseront en bouche comme autant de surprises.

mercredi 14 mars 2012

Tom Rachman : vie et mort d'un journal

En 1953, Cyrus Ott, à la tête de multiples affaires, crée à Rome un journal en anglais vendu dans le monde entier. Un quotidien de référence, à capitaux américains mais dont la rédaction s’installe en Europe. Comme beaucoup d’autres organes de presse, celui-ci connaît des hauts et des bas. Le vieillissement du lectorat, les choix personnels des propriétaires successifs, l’évolution d’un monde auquel il aurait fallu s’adapter en créant, au minimum, un site Internet, les conflits internes, autant de facteurs qui, au moment choisi par Tom Rachman, font baisser le tirage et transforment le roman en chronique d’une mort annoncée.
Si l’histoire du journal fait l’objet de courts chapitres intermédiaires, la plus grande partie du récit s’attache successivement à une dizaine de personnages impliqués dans la vie du journal. De la rédactrice en chef à une fidèle lectrice, en passant par le correspondant à Paris et le spécialiste des nécrologies, chacun fait l’objet d’un portrait en situation de crise. Et tous ensemble finissent par dessiner, sinon un organigramme, au moins la carte approximative sur laquelle repose la presse. Pas toute la presse: ce quotidien-là, précisément.
Tom Rachman, lui-même journaliste, sait de quoi il parle. Mais il est loin de défendre une corporation – comme on dit quand l’esprit de corps l’emporte sur l’objectivité professionnelle. Il s’amuse plutôt à montrer l’état dans lequel se trouve une rédaction quand elle subit des pressions contradictoires.
Lloyd Burko, correspondant à Paris, ouvre le bal. A 70 ans, il est l’archétype du journaliste figé dans ses habitudes. Quand la rédaction lui demande d’envoyer un mail, il réplique que son ordinateur est en panne – pour ne pas avouer qu’il n’en utilise pas – et travaille toujours par fax. Une autre époque, aussi révolue que ses idées de papiers. Cette fois-ci, il propose de parler des ortolans, de la manière dont on les gave, du dernier repas de Mitterrand… Comme le sujet ne semble pas passionner le rédacteur en chef adjoint, il se trouve réduit à bidonner une information approximative pour en faire un scoop sans valeur. Burko est fini, et il le sait. Arthur Gopal aurait pu être évincé lui aussi, s’il n’avait joué habilement de l’intérêt de la rédactrice en chef pour une intellectuelle autrichienne proche de la mort. Il la rencontre pour préparer un article assez éloigné de la réalité, qui ne paraîtra jamais, mais qui lui servira de levier pour évincer le chef des pages culture.
Le panoramique de Tom Rachman embrasse neuf autres destins, entre enthousiasme contrarié et résignation prolongée. Mais toujours avec des détails qui frappent, des dialogues qui sonnent juste, des silences éloquents. Selon l’intérêt plus ou moins grand qu’ils éprouvent pour le pouvoir, selon la distance à laquelle ils s’en trouvent, les points de vue varient. En tenant compte du fait que les financiers auront le dernier mot, Les imperfectionnistes raconte une mort plutôt belle. Une mort, cependant.

mardi 13 mars 2012

Alain Mabanckou forme au plaisir

Alain Mabanckou avait changé d’éditeur avec ce livre. Pas de manière. Sa verve maîtrisée, aussi éloignée d’une langue policée que de l’exotisme (tel qu’on l’imagine), est présente dès les premières lignes: «Dans notre pays un chef doit être chauve et avoir un gros ventre. Comme mon oncle n’est pas chauve et n’a pas de gros ventre, quand tu le vois c’est pas tout de suite que tu peux savoir que lui c’est un vrai chef avec un grand bureau au centre-ville.» Est-ce à dire qu’il aurait une fois pour toutes « trouvé le truc » et aurait renoncé à explorer de nouvelles voies? Non. Simplement, comme la plupart des écrivains qui se sont forgé un outil personnel – cela s’appelle un style, en général – et s’en trouvent bien, il continue à l’utiliser. Il n’a pas tort, puisqu’il est plaisant à retrouver. En particulier quand, comme cette fois, il s’applique à la vision de Michel, un enfant qui grandit.
Son pays est le Congo, alors communiste. A Pointe-Noire, et en particulier dans sa famille, il n’est pire insulte que: «opium du peuple». Une partie de la terminologie échappe à Michel. Pourquoi faut-il dire du camarade président Marien Ngouabi qu’il est immortel, alors «qu’il est bien mort, qu’il est enterré au cimetière Etatolo»? Bah! cela doit faire partie des mystères de la vie, qu’il comprendra peut-être dans quelques années, avec bien d’autres choses à ses yeux encore obscures. Pourquoi il a en quelque sorte deux pères, pourquoi Caroline l’attire et pourquoi les hommes paient à boire aux filles du quartier pour coller leur bouche sur leur bouche, par exemple…
Chez lui, il possède un petit trésor, dont il ne doit pas parler à l’extérieur sous peine de susciter des jalousies. Une radiocassette, la première de Pointe-Noire, et dedans une bande où un moustachu chante la nostalgie de son arbre. Au contraire du nouveau copain de Caroline, il connaît mieux La Fontaine que Pagnol. Mais c’est de San-Antonio qu’il fera son miel, bien qu’il écrive en «français impoli». Surtout quand Michel découvre que celui-ci parle du Chah d’Iran, pour lui une des grandes énigmes politiques de la planète. Depuis qu’il a été chassé de son pays et cherche à se poser quelque part pour soigner son cancer, Michel suit ses pérégrinations avec angoisse.
Roman de formation, Demain j’aurai vingt ans est aussi une gigantesque partie de plaisir. Un adolescent s’y ébroue en toute liberté, au moins dans les limites de la liberté qu’il parvient à s’offrir. Après des années, il n’a toujours pas renoncé aux plaisirs simples. Un plat de viande de bœuf aux haricots reste un vrai bonheur. Il a néanmoins compris qu’il aura peut-être droit, s’il prend le bon chemin, à un bonheur plus ample et plus complexe. L’âge adulte se profile devant lui non comme une menace mais comme une promesse. Et ce livre, traversé pourtant par quelques ombres, est une leçon dans laquelle aucune démonstration n’est nécessaire.

lundi 12 mars 2012

Edgar Hilsenrath, une version inédite de l’Holocauste

Le destin d’un créateur politiquement très incorrect vaut au roman qu’Edgar Hilsenrath écrivit il y a quarante ans, Le nazi et le barbier, de nous être arrivé précédé d’une aventure éditoriale peu commune. L’auteur, survivant d’un ghetto en Ukraine, a commencé à écrire après la guerre mais son premier roman, Nacht, n’a connu qu’une brève existence dans les librairies allemandes. En revanche, l’éditeur américain qui l’avait mis à son catalogue en 1966 a demandé un autre livre à Hilsenrath. Celui-ci rédige alors, en allemand, Der Nazi und der Friseur, dont la traduction sort aux Etats-Unis en 1971. Et en France trois ans plus tard – mais, semble-t-il, dans une version incomplète. En Allemagne, une soixantaine d’éditeurs le refusent. Un des traducteurs résume les raisons du blocage: «Pas comme ça, Monsieur Hilsenrath, pas comme ça! Ce n’est pas comme ça qu’on doit parler de l’Holocauste!» On ne rit pas avec ce sujet. Surtout si on est juif…
Heureusement, un livre puissant finit toujours par trouver ses lecteurs. Après bien des années, le talent d’Edgar Hilsenrath reconnu jusque dans son pays – depuis la fin des années 80, il est couvert de prix littéraires –, voici une traduction intégrale qui secoue par l’humour dont elle déborde.
Evacuons tout de suite la barrière entre bien-pensant et mal-pensant. Entre bon et mauvais goût. Le romancier ne s’en soucie pas, pourquoi devrions-nous l’édifier dans des pages où elle ne se trouve pas? La vie de Max Schulz, d’origine aryenne pure souche quel que soit son père parmi cinq possibilités, devenu meurtrier de masse avant de prendre l’identité d’un Juif ayant échappé à l’Holocauste, relève d’une amoralité tranquille. Rien ne vaut la survie. Et celle-ci justifie tout, y compris les pires horreurs.
L’horreur commence tôt pour le petit Max. Battu et violé par son beau-père, hanté par les coups de bâtons et les sévices en tous genres, il ne trouve la paix que dans la famille d’Itzig Finkelstein. Son ami a le même âge que lui mais il est juif et le salon de coiffure de son père est très fréquenté, au contraire de celui que tient le beau-père de Max.
Au physique, tout oppose Max et Itzig. Le premier est une caricature de Juif. Le second, d’un Aryen. Les apparences trompeuses n’empêchent pas chacun de suivre son destin. Max, d’être fasciné par un discours d’Hitler qui constitue un grand moment du roman. Itzig, d’être rejeté avec sa famille et d’être déporté vers les camps de la mort au moment où Max, qui a revêtu l’uniforme SS, est devenu un assassin en série.
Comment Max, quand la guerre s’achève, échappe à la mort pour tomber entre les mains d’une vieille folle. Comment il devient, en compagnie d’une comtesse grande et blonde, un gros bonnet du marché noir. Comment il décide de se faire passer pour un Juif rescapé, de se faire tatouer un numéro sur le poignet et d’émigrer en Palestine. Comment finit cette histoire. Autant d’épisodes qu’il restera à découvrir en lisant le roman d’Edgar Hilsenrath.
C’est une expérience inhabituelle. Elle oblige à se tenir tout au bord de la folie, à laisser débouler tous les excès, à envisager l’impensable. Un impensable qui a bien eu lieu et dont l’écrivain nous fournit une version inédite. Avec les trouvailles d’une écriture où le grave et le grotesque s’équilibrent.

dimanche 11 mars 2012

Cette semaine, avoir l'oeil sur Russell Banks, Dominique Sylvain et Henry-David Thoreau

Rien de mieux que l'attente, surtout quand elle n'est pas trop longue. Ces trois ouvrages seront en librairie dans quelques jours. Présentés par les éditeurs, puisque je ne les ai pas encore lus...

Par l’auteur de Sous le règne de Bone, De beaux lendemains et de American Darling, le grand roman du nouveau désordre sexuel, à l’ère d’Internet et de la pornographie en ligne, à travers le personnage d’un jeune délinquant sexuel incarnant l’enfer d’une addiction aussi particulière que largement répandue et le supplice de l’exclusion qui peut la sanctionner. Sur la disparition du corps confisqué par le “virtuel” et sur ses nécessaires réémergences pathologiques, une réussite romanesque éblouissante portée par des personnages inoubliables.

Anna Chomsky, une plantureuse femme de lettres en mal d'inspiration, prend contact avec Louise Morvan pour lui demander de retrouver un ex-amant, dont elle a reconnu le visage dans l'un des personnages mineurs d'un jeu interactif devenu culte, Meurtres à Babylone. Guère enthousiaste, la détective pense pourtant aux factures impayées accumulées dans les tiroirs de son bureau du quai de la Gironde (face au dragon-toboggan de la Cité des sciences), et accepte l'affaire. Elle part ainsi sur les traces d'Axel Langeais, le très talentueux réalisateur de Meurtres à Babylone, et de Régine, sa sœur qu'il adore, une ravissante jeune fille, étrange, atteinte de mutisme, et fortement perturbée. Quand Louise arrive à Boulogne où est amarrée La Méduse, la péniche où habitent le frère et la soeur, c'est la police qui l'accueille. Le commissaire Clémenti et ses deux lieutenants, Marcellin N'Diop et Philippe Argenson, enquêtent en effet sur la mort de Victoria Yee, la chanteuse du groupe Noir Vertige, à la fois maîtresse d'Axel et amie de sa soeur. Tout laisse supposer qu'il s'agit d'un assassinat, notamment la mise en scène très élaborée et esthétisante du cadavre. Quant à Axel et Régine Langeais, ils ont disparus, emmenés dare-dare, selon leur voisine, Mme Menthe, par Klaus Baumann, l'amant d'Axel. Louise devenue entre-temps la maîtresse du commissaire Clémenti parviendra-t-elle à dénouer la toile d'araignée tissée par le cerveau diabolique d'un artiste de génie? L'affaire se résoudra à Berlin, celle d'après la chute du mur, au coeur des terrains vagues et des Kneipen (cafés) hantés par les marginaux de tout poil. Les acteurs de l'ex-Rote Armee Fraktion (L'Armée rouge) mouvement terroriste des années 70, se sont reconvertis dans les nouvelles technologies et le virtuel, et modèlent l'art de demain: le Victim-Art. 

Lorsque le 22 octobre 1837 Henry David Thoreau débute la rédaction d’un journal, il a vingt ans; il le tiendra jusqu’à sa mort en 1862. Ce Journal, par sa taille (près de 7000 pages) et par son contenu, constitue une œuvre littéraire absolument unique.
Tout à la fois manifeste philosophique, recueil poétique, précis naturaliste ou manuel d’ethnologie, il est avant tout un document passionnant sur la vie quotidienne et intellectuelle dans les États-Unis du XIXème siècle. On y trouve exposées, à travers son regard contemplatif sur le monde, toute la pensée de Thoreau et la matière brute de ses ouvrages, de Walden à la Désobéissance civile.
Œuvre majeure, ce Journal est souvent cité comme un des piliers de la culture américaine et comme le grand texte fondateur de l’écologie.
Sur les sept mille pages du Journal, à peine deux cents pages d’extraits avaient été traduites en français. Aujourd’hui, les éditions Finitude prévoient de publier cette œuvre dans sa totalité en quinze volumes.
(Le prochain volume, à paraître en 2013, couvrira les années 1841-1842)

vendredi 9 mars 2012

Pierre Pelot et les fantômes de la Résistance

Maria, un prénom de femme: Pierre Pelot ne pouvait trouver de titre plus bref. Maria, donc, a quatre-vingt-cinq ans et tient, pour une radio vosgienne, la chronique du passé lointain de la région où elle vit encore, dans une maison de retraite. De son passé à elle, elle ne parle pas. Mais le jeune homme qui est venu la rencontrer en possède quelques éléments. Et l’écrivain fait le reste...

Ce roman s’inspire-t-il d’une anecdote réelle?

Au départ, oui. Il y a l’histoire des déportés qui ont été «donnés» aux Allemands par un collaborateur. Il y a un type, un jour, qui a fait une liste de gens. Dans le village, les Allemands emmenaient des habitants en camion au sommet du Ballon d’Alsace où ils devaient construire des fortifications pour arrêter les Américains quand ils seraient là.

Les soixante-trois dont une vingtaine seulement sont revenus?

C’est tout à fait ça. Un jour, sur la place du village, plutôt que de les emmener travailler, il y avait d’autres véhicules, avec des gens de la Gestapo de Nancy et une liste. On a embarqué ces gens-là, dont en effet vingt sont revenus bien plus tard. Mais, après cette affaire-là, il y a eu une deuxième lettre qui a dénoncé le dénonciateur. Lequel dénonciateur a été capturé par les maquisards, fusillé sans autre forme de procès – peut-être même pas fusillé, selon une version des événements, il a été simplement abattu. Et puis son épouse, qui n’était au courant de rien, a été elle aussi embarquée par les maquisards. J’ai une version d’un fils de témoin de l’époque qui me dit qu’elle a passé quelques jours un peu difficiles dans le camp du maquis.

Des jours qui ressemblaient à ceux que Maria passe dans le roman?

Je ne sais pas si ça va jusque-là. Il paraît que oui, mais évidement, je n’ai pas de preuves. Puis elle a été relâchée et elle a vécu ensuite une vie difficile, parce qu’elle était associée aux méfaits de son mari. Elle tenait un petit bistrot à l’écart du village, comme on dit chez moi, et plus personne ne venait. Ça a été très difficile. Et, en effet, elle a eu un fils. Je ne saurais pas dire s’il était de son mari légitime ou des exactions qu’elle a subies – exactions est un mot faible. Là, on est toujours dans l’histoire vraie. Beaucoup plus tard, cette dame est morte, le fils est parti… A partir de ça, je me suis découvert une autre Maria, assez proche de cette dame-là. Pour son histoire avec son fils, c’est de la fiction, évidemment. Comme ce qu’elle fait après 80 ans…

Dans ce roman comme dans d’autres, vous introduisez une sous-couche d’histoire ancienne derrière des événements plus récents. Pourquoi?

Je ne sais pas. Mais, si on veut creuser le personnage de ma Maria à moi, c’est une jolie institutrice qui donc, en tant qu’institutrice, connaît des choses et s’est probablement déjà intéressée à l’histoire de sa région. Par la suite, avec ce qui lui arrive dans le camp des maquisards, je pense qu’elle est tout simplement morte après ça, d’une certaine manière. Je crois que c’est une manière qu’elle a trouvé de se reconstituer, de se retrouver une identité, c’est de s’intéresser en profondeur à l’histoire de cette région. Elle présente de grandes similitudes avec sa vie à elle, c’est le bruit et la fureur des deux côtés. Je ne la connais pas tout à fait non plus, mais je pense que c’est motivé par ça. Cette sous-couche, comme je l’avais fait aussi dans La montagne des bœufs sauvages, permet de parler d’un pays à travers les gens. Je ne vois pas d’autre manière d’en parler mieux. Quand on raconte l’Histoire avec un grand «H», en général, on se borne aux faits mais on oublie un peu les personnes. C’est un peu ce que j’avais fait quand j’ai écrit C’est ainsi que les hommes vivent. J’ai voulu parler de la guerre de Trente Ans à travers les gens qui l’ont vécue et qui n’y ont rien compris.

Là aussi, il y avait des échos qui créaient un rapport au présent…

Oui, toujours. J’en suis venu à cela, je crois beaucoup aux fantômes. Je crois que les gens qui s’en vont ne nous quittent jamais tout à fait. D’abord parce qu’il y a le souvenir, la mémoire, et que ça compte beaucoup, se souvenir. On passe notre temps presque à ça, d’ailleurs. Le présent, c’est une drôle d’invention, c’est mal foutu, c’est du bricolage. On passe tout le présent à penser à l’avenir, à ce qu’on va faire demain, ou on se souvient de ce qu’on faisait hier…

Le présent aurait un statut ambigu?

Ah! oui! Je trouve…

Maria est un roman bref, mais qui touche à beaucoup de choses. En particulier à cette méfiance extrême qui habitait les gens, au point que Maria ne savait rien des activités de son mari… Cette méfiance était-elle présente dans ce qu’on vous a raconté?

Oui. Même, mon père a plus ou moins participé au maquis, et je n’en ai jamais rien su, sinon par des «on-dit», des choses qui m’ont été rapportées par après par des fils de personnes qui l’avaient vécu avec lui. Mais lui n’en avait jamais parlé. Il est bien évident que quand on était à cette époque dans la vraie Résistance, un père de famille pouvait y tremper sans que personne de sa famille le sache. Maintenant, à propos de ce livre, on ne me parle pratiquement que de l’épisode de la résistance. Alors que, en fait, ce n’est que le point de départ de l’histoire de Maria. Ce que j’ai surtout voulu raconter, c’est ses 80 ans de vie. C’est ce côté-là qui me fascine. Je me suis retrouvé un jour, il n’y a pas très longtemps, dans l’hospice du roman, qui existe à côté de chez moi. Là, je me suis rendu compte d’une chose: dans les petits villages, il y a des tas de personnes qui ont eu une enfance commune. Puis la vie les sépare totalement, et tout à coup les voilà qui se retrouvent, au bout d’une vie vécue, dans ce genre d’établissement. C’est une situation assez étonnante et je m’en suis évidemment servi.

C’est la fin, dont il est difficile de parler si l’on tient à préserver l’intérêt du récit. Ce qu’on peut dire, en revanche, c’est que tout le livre tend vers cette fin.

Bien sûr. J’ai une énorme admiration pour cette dame. Elle est digne et, à la fin, elle trouve le moyen d’être dignement d’une indignité absolue.

Pour terminer le roman, il y a un chapitre, si on peut appeler cela un chapitre, de quatre lignes. C’est un apaisement? L’histoire est close, on peut passer à autre chose?

Oui, complètement. Et probablement que quelque chose d’autre va continuer…

Un autre thème est traité indirectement, c’est que la notion de justice, pendant la guerre, est devenue quelque chose de très flou.

C’est le moins qu’on puisse dire. On l’a vu un nombre incalculable de fois. À partir du moment où chacun fait sa justice, ça devient très flou. Je ne peux pas excuser, il est hors de question d’excuser, mais j’ai été obligé de me mettre à la place des personnages, et on peut comprendre. Pour eux, Maria est une coupable totale. C’est une salope, en fait. Elle est de mèche avec le type qu’ils vont buter. Il y en a eu des tas et des tas, des règlements de comptes dans ce style.

Maria, je l'ai déjà dit, est; comme quelques autres de vos livres récents, un roman bref. C’est devenu votre mesure?

Je ne sais pas. Il se trouve que cette histoire-là ne pouvait pas… Si, elle aurait pu se raconter en cinq cents pages. Mais, pour moi, c’était la distance qu’il fallait. Il y a des histoires qu’on raconte en deux ans, et d’autres qui se situent à leur aise dans un mois. Celle-ci, je voulais que ce soit dense, intense, condensé, que ce soit bien écrit. Et puis, peut-être que je voulais montrer aussi que les histoires courtes, ça peut être bien.

jeudi 8 mars 2012

Bernard Quiriny: les femmes au pouvoir, oui, mais..

Donc, aujourd'hui, c'est la journée internationale des femmes. D'accord. Qu'est-ce qu'on fait? On les met au pouvoir? Chiche! Le premier roman de Bernard Quiriny, Les assoiffées - l'auteur est surtout connu pour ses nouvelles -, est réédité aujourd'hui aussi, ça tombe bien, au format de poche. Une manière originale d'explorer cette possibilité...
Bernard Quiriny aborde avec talent le terrain de l’uchronie, réécrivant l’Histoire en la détournant de son cours. La donnée de départ est simple (la suite l’est moins): «En 1970, une révolution renverse le pouvoir aux Pays-Bas. L’année suivante, elle s’étend à la Belgique puis au Luxembourg. L’ancien Benelux est aujourd’hui, au cœur de l’Europe, le pays le plus fermé du monde.» Rien à voir avec une éventuelle partition linguistique. En revanche, tout n’étant pas dit dans les quelques lignes d’introduction, la guerre des sexes a fait rage et s’est conclue par une victoire des femmes. A la direction du pays, elles se découvrent un goût aussi sûr que certains hommes pour la dictature. En 1983, elles ont créé une zone de sécurité autour de leur territoire. Douze ans plus tard, la Belgique s’est retirée des organisations internationales, a fermé ses frontières et a rompu toute relation avec l’extérieur.
Le modèle semble fonctionner, bien qu’en réalité personne n’en sache rien. Les informations qui circulent ne sont à l’évidence que de la propagande. Cela n’empêche pas d’y croire et d’interpréter la réussite présumée de cet État comme une avancée considérable du féminisme. Il suffit d’avoir la foi, comme la plupart des Français invités, à titre exceptionnel, à visiter la Belgique. Une délégation prête à accepter toutes les exigences, si absurdes puissent-elles paraître, et à ramener un témoignage enthousiaste.
Cela paraîtrait trop gros pour être crédible si le passé ne nous enseignait l’existence de tels voyages organisés dans des pays conduits fermement vers le bonheur malgré la volonté non exprimée de leur population. Interrogé, Bernard Quiriny reconnaît avoir été inspiré par quelques antécédents: «Un reportage du magazine Strip-tease sur une délégation d’élus belges en voyage officiel en Corée du Nord. Cela s’intitulait, je crois, Une délégation de très haut niveau. Plus lointainement, diverses lectures sur l’URSS sous Staline, ainsi qu’un essai de François Hourmant sur les voyages d’intellectuels dans les pays communistes. Et l’arrivée de Haddock et Tournesol au San Theodoros dans Tintin chez les Picaros
Certes, ici, il s’agit de femmes et non d’un général Tapioca de pacotille ou de communistes purs et durs. A la lecture, pas le moindre risque pourtant de prendre Les assoiffées pour un roman antiféministe. Qu’il soit contre l’endoctrinement, en revanche, Bernard Quiriny nous le confirme: «J’aurais pu écrire le même roman avec des fondamentalistes religieux, une secte millénariste, des écologistes fanatiques, des néo-bolcheviques quelconques, etc. Sur le principe, ça aurait fonctionné. Mais, allez savoir pourquoi, les féministes radicales m’inspiraient davantage, de même que le Benelux était à mon sens un meilleur décor que la Suisse ou Monaco. Pourquoi? Je n’en sais rien: bizarreries de l’imagination, mystères du sens de l’humour.»
De bizarreries, il n’en manque pas dans ce livre sombre mais allègre, tant il est plaisant de se laisser conduire par le bout du nez dans un monde inconnu en compagnie de voyageurs qui ont décidé de l’admirer. Le lecteur, bien sûr, n’est pas dupe, d’autant qu’en contrepoint de la visite, le journal d’Astrid Van Moor propose, de l’intérieur, une vision assez différente.

mercredi 7 mars 2012

Passage en poche du Goncourt 2010 de Michel Houellebecq

Aujourd'hui, un an et demi après sa publication retentissante, La carte et le territoire sort au format de poche, passage obligé pour un public plus large que celui, déjà nombreux, fidèle à la course derrière les nouveautés.
Je ne suis pas fou de Michel Houellebecq et cela a dû se savoir puisque, en 2010, une journaliste d'Europe 1 m'avait téléphoné avant le Goncourt annoncé, histoire d'avoir quelqu'un à opposer aux multiples voix favorables qui s'étaient élevées, un peu partout, en faveur de l'écrivain. Sur le site de sa radio, elle avait ainsi résumé mon propos:
Le thème choisi par Michel Houellebecq est "sans doute intéressant", mais pour Pierre Maury, interrogé par Europe1.fr, le compte n’y est pas. "Sur le plan littéraire, il y a quelque chose de pesant, il n’y a pas d’innovation. C’est comme s’il suffisait d’entreprendre une démarche d’écriture sur notre monde, et après on pourrait écrire n’importe quoi. Il n’est pas classique, il est quelconque", assène-t-il. Et "ça n’a rien à voir avec le personnage Houellebecq", tient à préciser Pierre Maury. "Il peut être énervant c’est vrai, mais ce sont ces livres qui m’énervent", ajoute-t-il. "Il se dit beaucoup qu’il est temps qu’il ait le Goncourt, mais s’il l’a, je ne suis pas sûr que ce soit pour de bonnes raisons", conclut le critique littéraire.
C'était un avis global sur une œuvre à laquelle je n'adhère pas. Manque d'adhésion confirmé par la lecture attentive de La carte et le territoire.
Comme il le fait souvent, Michel Houellebecq embrasse une thématique qu'il décline en thèmes secondaires, sur laquelle il construit un récit et plaque des réflexions.
Il est question d'art et de marché de l'art, de démarche créatrice et de représentation du monde. Jed Martin s'est fait connaître par des reproductions de cartes Michelin qui ont servi de support à sa première période et ont fait de lui un photographe coté. Dans une deuxième période, il devient peintre et produit une série de tableaux dans lesquels il introduit des personnes représentatives de la société contemporaine. Au début du roman, il bute d'ailleurs sur une toile dont il n'est pas satisfait, où il plaçait côte à côte Jeff Koons et Damien Hirst, à la manière dont il avait déjà rapproché Bill Gates et Steve Jobs. La dernière toile de cette période, point d'orgue de l'exposition au cours de laquelle ses œuvres vont s'arracher, est un portrait de Michel Houellebecq. Il y aura aussi, chez Jed Martin, une dernière période, dont le résultat ne sera connu qu'après sa mort: vidéaste, il filme des objets en décomposition et une nature triomphant de l'homme (pour le dire vite). C'est d'ailleurs, me semble-t-il, la part la plus intéressante de sa production.
Entre les trois époques, l'artiste se laisse vivre, périodes de latence pendant lesquelles il ne cherche rien et préfère attendre le retour de l'inspiration.
Tout cela ne va pas sans poser de multiples questions et induire des réflexions, comme je le disais plus haut.
A propos de la culture envisagée comme marché, c'est Michel Houellebecq - le personnage - qui fait la comparaison avec la durée de vie d'un appareil photo numérique:
«C'est un beau produit, un produit moderne; vous pouvez l'aimer. Mais il vous faut savoir que dans un an, deux ans tout au plus, il sera remplacé par un nouveau produit, aux caractéristiques prétendument améliorées.
«Nous aussi, nous sommes des produits...» poursuivit-il, «des produits culturels. Nous aussi, nous serons frappés d'obsolescence. Le fonctionnement du dispositif est identique - à ceci près qu'il n'y a pas, en général, d'amélioration technique ou fonctionnelle évidente; seule demeure l'exigence de nouveauté à l'état pur. [...]»
Ce n'est pas faux. Mais ce n'est pas non plus très original. Pas davantage qu'au moment où Jed Martin s'interroge sur sa propre démarche:
[...] il se demanda fugitivement ce qui l'avait conduit à se lancer dans une représentation artistique du monde, ou même à penser qu'une représentation artistique du monde était possible, le monde était tout sauf un sujet d'émotion artistique, le monde se présentait absolument comme un dispositif rationnel, dénué de magie comme d'intérêt particulier.
Ouais... Ce genre de moment arrêté dans le cours du roman fait, pour les uns, le charme de Houellebecq. Charme discutable, selon moi, puisqu'il ne s'agit généralement que de ressasser des lieux communs, sans aucune innovation pour la pensée. Certes, on ne demande pas à un romancier d'être un penseur. Mais, dans le cas qui nous occupe, ce romancier entreprendrait, semble-t-il, de décoder le monde contemporain. Et pourtant, après avoir refermé le livre, ce monde semble devenu encore plus opaque, comme si aucune des explications proposées n'était la bonne. Il faut dire que des explications à l'emporte-pièce font rarement avancer le schmilblik...
Tout le monde a relevé, déjà, que Michel Houellebecq met en scène sa propre mort dans ce roman. Rien d'inédit, là non plus. Mais l'occasion d'introduire une énigme plus proche du polar destinée, peut-être, à alléger un livre touffu et, pour tout dire, étouffant. Dans le genre, il vaut mieux aller voir, comme un policier le conseille à un autre policier, du côté d'un Thierry Jonquet.
Reste ce qui fait, à mes yeux, la principale faiblesse de La carte et le territoire, déjà présente dans les précédents romans de Michel Houellebecq: l'écriture est lourde, appliquée, sans aucune aspérité ni inventivité.
Mais peut-être, au fond est-ce cela qui plaît, puisqu'on ne prend aucun risque littéraire en embarquant dans les quatre cent et quelques pages de La carte et le territoire...

lundi 5 mars 2012

Sorties de la semaine : Nicolas Bouvier, Jonathan Kellerman, Jean Rouaud

Ils arrivent, ils sont presque là. Ce sont les trois livres les plus tentants de la semaine - à mes yeux, bien entendu, mais ils me suffisent bien.

Des textes inédits de Nicolas Bouvier rédigés en des pays sur lesquels il n’a rien publié de son vivant : telles sont les pépites de ses archives sur près d’un demi-siècle, du jeune homme de dix-huit ans qui en 1948 écrit son premier récit de voyage entre Genève et Copenhague, rempli d’illusions qu’il veut «rendre réelles», à l’écrivain reconnu qui en 1992 sillonne les routes néo-zélandaises, à la fois fourbu et émerveillé.
On visitera aussi avec lui la France et l’Afrique du Nord de 1957-1958 lors d’une tournée de films-conférences, on parcourra la campagne de Java en 1970 à bord d’une locomotive, on accompagnera des touristes en Chine en 1986 et on fera du tourisme avec son épouse au Canada en 1991.
Tout le talent de Nicolas Bouvier apparaît dans ces carnets : portraitiste et observateur hors pair, mais également reporter, historien, ethnographe, conférencier, photographe, poète. La brièveté des notations, les feuilles de route, l’absence de relecture et de projet littéraire rendent particulièrement attachantes ces pages qui s’adressent aux lecteurs-voyageurs comme à tous les amateurs de l’auteur genevois. Car, dans ce recueil où l’on retrouve la profondeur historique et le charme du Bouvier écrivant, scintille le Bouvier écrivain.

Le gardien d’une somptueuse maison du quartier huppé de Borodi Lane à Los Angeles, dont la construction a été suspendue sans raison apparente, trouve sur le chantier deux corps enlacés dans une position non équivoque. Le garçon a pris une balle dans la tête, la fille a été étranglée après avoir été violée avec une bouteille.
Qui sont-ils?
Pas de problème pour lui: l'inspecteur Milo Sturgis et son comparse le psychologue Alex Delaware apprennent sans difficulté qu’il s’agit de Des, un jeune architecte employé par Helga Gemein, dont l'agence à forte tendance écologiste vient de fermer ses portes. Pour la jeune et jolie victime, en revanche, mystère total.
Au fur et à mesure des pistes qui s'ouvrent à eux, les deux enquêteurs constatent que personne ne veut leur parler, qu'il s'agisse de voisins ou d'agences gouvernementales. Et quand enfin ils découvrent que la bâtisse appartenait au sultan milliardaire d'une île indonésienne, et que Des avait fricoté avec les éco-terroristes pendant ses années de fac, un incendie criminel détruit la maison de Borodi Lane, relançant totalement l'enquête.

Une façon de chanter constitue le deuxième volet de l'autobiographie poétique entamée par Jean Rouaud avec Comment gagner sa vie honnêtement. Alors que le premier tome racontait les années d'après mai 68, les voyages en auto-stop, les petits boulots et les expériences hasardeuses des jeunes adeptes de la vie en communauté, Une façon de chanter, à l'occasion de la mort d'un proche, remonte vers l'enfance et l'adolescence.
Comme le disparu est ce même cousin qui a offert à l'auteur sa première guitare, ce dernier en profite pour tendre l'oreille vers les lointains de sa jeunesse. Et le moins qu'on puisse dire c'est que la bande-son du village natal était rudimentaire: les cloches de l'église, le marteau du maréchal-ferrant, le cri d'un goret égorgé par le charcutier, et derrière le mur du jardin la seule musique d'un piano sous les doigts de l'oncle Émile. On comprend pourquoi l'arrivée brusque, par l'entremise du transistor, des groupes anglo-saxons, va bousculer ce monde ancien où l'on chantait encore Auprès de ma blonde. Et pour accompagner cette prise de pouvoir par la jeunesse, pas de meilleur passeport que l'apprentissage de la guitare.
L'intime et le collectif se mêlent dans le flux d'un récit mouvant et drôle, où l'on croise certaines figures déjà rencontrées comme celles de la mère et du père, mais aussi une charmante vieille dame professeur de piano, un naufragé volontaire, une famille allemande accueillante et le jeune Rimbaud plaquant des accords sur un clavier taillé dans sa table de travail. Autant d'évocations que ponctue la très riche bande musicale: Dylan, les Byrds, Graeme Allwright, les Kinks et bien d'autres sont convoqués pour raconter en musique ce changement de monde, sans oublier les refrains balbutiants, composés par un jeune homme sombre derrière lequel on reconnaît Jean Rouaud lui-même gagner sa vie honnêtement.

jeudi 1 mars 2012

Prix Première 2012 en direct de la Foire du Livre de Bruxelles, ou presque

La Foire du Livre de Bruxelles, inaugurée hier soir, s'est ouverte aujourd'hui au public. Et, comme c'est redevenu une (bonne) habitude depuis quelques années, le prix Première (du nom de la première chaîne radio de la RTBF) a été officiellement attribué tout à l'heure. Réservé à un premier roman, choisi par un jury d'auditeurs, il va à Virginie Deloffre pour Léna.
La vie de Léna ressemble à celle des femmes de marins. Comme elles, Léna connaît l’absence, les longues périodes pendant lesquelles Vassili est à la Base. Mais Vassili n’est pas marin. Il est aviateur au moment où l’URSS est sur le point de se défaire, ce que personne ne prévoit encore. Léna ne maîtrise rien de son calendrier, dicté par la hiérarchie. Il rentre quand il peut, parfois au milieu de la nuit. Elle préfère, d’ailleurs, puisqu’il n’est pas alors accaparé par les enfants des cohabitants, désireux d’entendre Vassili raconter ses vols.
Léna devient femme de cosmonaute quand Vassili est choisi pour une mission de plusieurs mois sur la station Mir. Avant le départ, le rythme devient plus régulier, ensuite, il faudra attendre le retour pendant des mois…
La solitude d’une femme est au cœur du premier roman de Virginie Deloffre, qui traduit ce sentiment dans les lettres que Léna envoie à sa famille d’adoption. Elle y apparaît de plus en plus fragile, minée par les incertitudes liées à la carrière de son mari. De son côté, celui-ci transmet au livre la vibration d’une exaltation venue de loin, des intuitions géniales d’un savant méconnu du dix-neuvième siècle et prolongée dans une course à l’espace menée contre les États-Unis, l’adversaire de la Guerre froide. Chaque succès est un moment de fierté nationale, et le récit qu’en fait la romancière transcende la documentation pour devenir le pilier central de la construction.
Ajoutons que la vie quotidienne dans le Grand Nord sibérien est restituée avec talent. Il y a bien des raisons de découvrir Virginie Deloffre.