mardi 20 mars 2012

Jonathan Coe : l’extraordinaire roman d’une vie très ordinaire

Jonathan Coe a une curieuse façon de titiller la curiosité dans La vie très privée de Mr. Sim: dès la quatrième page du roman proprement dit (un article de presse le précède), son narrateur signale à deux reprises qu’il n’est pas doué pour les descriptions, d’abord des gens, ensuite des vêtements. «Vous avez toujours envie de lire les quatre cents pages qui suivent?», ajoute-t-il. Oui, bien sûr. L’expérience a appris que le romancier britannique ne s’embarquait pas sans armes dans un tel livre.
La meilleure de ses armes est un personnage qui ne s’estime guère, sur lequel les événements s’impriment en négatif, le conduisant doucement mais sûrement vers la dépression et le renoncement à toute activité sociale. Maxwell Sim a quitté son travail depuis quelques mois, depuis que Caroline, sa femme, est partie avec leur fille. Un échec de plus dans une vie sans aspérités, d’une triste banalité. Il était pourtant un bon vendeur, le contact facile et la parole déliée. Mais cela s’est évanoui avec le reste. Il n’a plus aucune vie sexuelle depuis des années, et même le voyage en Australie que Caroline lui a offert pour qu’il rende visite à son père se résume à de longs silences entre deux personnes qui, il est vrai, n’ont jamais été proches.
La gêne entre Maxwell et son père inaugure une série d’événements devant lesquels le héros se sent de plus en plus démuni. Captivé, dans un restaurant de Sidney, par une Chinoise et sa fille dont il envie la complicité, il décide, lors d’un passage aux toilettes, de les aborder – mais elles ne sont plus là quand il revient dans la salle. Lancé dans un long monologue adressé à son voisin dans l’avion, il découvre tout à coup que l’homme est mort. Reprenant espoir grâce à Poppy, rencontrée dans l’aéroport à l’escale de Singapour, il se fait voler son téléphone portable au retour à Watford, et perd du même coup le numéro de la jeune femme…
L’enchaînement est de nature à ébranler plus solide que lui. Mais des éléments importants pour la suite du roman se sont pourtant mis en place à notre insu. Le silence du père trouvera une justification. La Chinoise et sa fille auront un rôle essentiel à jouer dans la fin du récit. Et une lettre de Clive, l’oncle de Poppy, qu’elle a fait lire à Maxwell dans l’avion, fournira un modèle à une prochaine aventure de Mr Sim…
La longue lettre de Clive racontait la fascination de celui-ci pour un personnage réel, Donald Crowhurst – il a inspiré le premier roman d’Isabelle Autissier, Seule la mer s’en souviendra. Crowhurst s’était lancé, en 1968, dans une navigation solitaire autour du monde dotée par le Sunday Times d’un prix de 5.000 livres. Mal préparé, sans expérience, il n’avait pas tardé à renoncer et, à une époque où le GPS n’existait pas, avait tenu un faux journal de bord dans lequel il organisait sa victoire en inventant le parcours idéal, et en voguant au large des côtes africaines dans l’attente du moment de son retour triomphal. Au lieu de quoi, miné par la solitude et la culpabilité, il finit par disparaître en mer…
Quand Mr Sim partira vers l’extrême nord de la Grande-Bretagne au volant d’une Lexus noire dernier cri pour y placer un modèle révolutionnaire de brosse à dents, il épousera le destin de Crowhurst, dans lequel il a trouvé son maître. Non sans être, auparavant, tombé amoureux de la voix de son GPS, qu’il a baptisée Emma.
Errant dans un monde où il ne trouve pas sa place, Maxwell est aussi un personnage comique. Quand il se prend pour un écrivain, se plaçant en concurrence avec Caroline dont il a lu une nouvelle où il joue le rôle d’un médiocre, son sursaut d’orgueil suscite un sourire plutôt que la compassion. Comme la manière qu’il a de s’enfoncer en faisant mine de vouloir s’en sortir. Outre l’article déjà cité en ouverture du livre, quatre textes extérieurs au récit y participent en éclairant certains faits qui auraient pu rester obscurs. Jonathan Coe les place à l’enseigne des quatre éléments, l’eau, la terre, le feu et l’air. Signe d’un roman très concerté jusqu’à… déconcerter dans les dernières pages par une double fin. La première explique, au fond, pourquoi Maxwell n’a jamais pu s’épanouir. La seconde affirme avec force le pouvoir de la fiction. De quoi combler tous les lecteurs, au premier, au deuxième et même au troisième degré.

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