mardi 28 juin 2016

Chantal Myttenaere vogue ailleurs...

Une citation de son premier roman, L'ancre de Chine, accompagne l'annonce du décès de Chantal Myttenaere, cinéaste et écrivaine belge: «Elle est allée vers le grand fleuve, s’est approchée des vagues. Ses yeux touchent l’infini.» Chantal Myttenaere, malgré quelques prix littéraires en Belgique, a accompli un parcours relativement discret dans le monde des lettres. C'est que son parcours n'était pas uniquement axé sur une création qui plongeait d'ailleurs dans la vie et tous les ailleurs, géographiques ou humains. Le livre d'elle que je regrette le plus de ne pas avoir lu s'intitule Le voyage en Cargo. Paru en 2002, il s'inspire d'un voyage qu'elle fit vraiment sur un cargo mixte, vers l'océan Indien. Celui qui me manque aussi, et où elle relate son dernier combat, en 2010, est un autre voyage - au pays du cancer: Ce n'était rien, c'est devenu tout!
Elle avait du talent, elle ne l'a probablement pas toujours exploité au mieux, mais je veux me souvenir d'elle et de son enthousiasme communicatif jusque dans les moments les plus difficiles, à travers les quatre ouvrages que voici.

Chantal Myttenaere n’était jusqu’à présent connue que comme cinéaste, pour avoir réalisé il y a un peu plus d’un an un court métrage de grande qualité, Le Moulin de Dodé. Elle y explorait déjà le domaine de la mémoire, qu’on retrouve élargi dans son premier roman, L’ancre de Chine. Un livre étonnant, dans lequel d’emblée une voix se fait entendre. Trois voix, pourrait-on même avancer : celle de la narratrice, celle de Marie, la grand-mère qui raconte sa vie, et bien entendu celle de Chantal Myttenaere dont l’entrée en littérature (grâce au prix RTL/TVi obtenu pour ce roman) est plus étonnante encore que l’entrée en cinéma.
La mise à plat d’une existence dont les événements sont aussi nombreux qu’extraordinaires se fait en effet, dans ce roman, avec une telle assurance dans l’écriture que le sentiment de la vérité naît dès les premières pages. Puis le lecteur est aspiré comme on peut l’être par une narration sans failles, confronté aux souvenirs qui remontent à la surface et dessinent des images dont le mouvement devient celui de la vie même. L’amour, la mort, la joie, la souffrance, quelques autres vérités fondamentales encore, l’essentiel en somme – mais qui est le plus difficile à dominer dans une fiction – se trouve au cœur du roman. Et ce cœur bat, profondément, au rythme de voyages dans le temps, dans l’espace, parmi les êtres.
Marie a voulu échapper à son horizon. Celui, sombre, très sombre, des mines de la région de Charleroi. Celui du souvenir, déjà, de son frère César, blessé à mort par la peur de la guerre – celle de 14-18. Elle a épousé Albert, peut-être parce qu’il vient d’Alsace et qu’il voudra un jour partir avec elle, bien qu’il travaille à la mine. Elle a un amant, plus doux que son mari, peut-être pour se donner une deuxième chance. C’est cependant avec Albert, invité à travailler en Chine, qu’elle part à la découverte du monde. Qu’elle est séduite par le luxe du bateau qui les transporte. Qu’elle découvre la griserie de l’alcool. Qu’elle croit rencontrer ses rêves.
La déchirure, entre ceux-ci et la réalité, sera douloureuse. Il y aura un autre amour, infini, parfaitement partagé, avec un chirurgien chinois. Mais Marie n’ose pas quitter Albert. En Chine, c’est la guerre. Les enfants sont confiés au frère d’Albert, en Belgique. La guerre les rattrape eux aussi, et les mauvais traitements de leur oncle. Marie, blessée dans sa chair de mère…
On n’en finirait pas de suivre Marie, d’épouser chacun de ses pas, de trembler avec elle, de partager son malheur en espérant lui ôter une partie de son poids douloureux. C’est le travail de la Petite, la seule de la famille à éprouver pour Marie autre chose que de l’agacement, qui écoute et qui raconte la vérité, sans la transposer dans un roman comme sa grand-mère le lui a demandé.
Tout cela, écrit au présent, bouleverse comme peut le faire une grande passion. Celle d’écrire, menée jusqu’à ce résultat bouleversant par Chantal Myttenaere.

Le voleur de fenêtres (1992)
Chantal Myttenaere apprécie visiblement les fins de mondes. Son premier roman, L’ancre de Chine (prix RTL-TVi 1988), poussait jusqu’aux confins de l’Asie. Celui-ci part vers le nord – on imagine cela quelque part aux confins de l’Écosse, à moins que ce soit l’Islande, mais peu importe. Seuls comptent, dans le paysage, le froid et la neige. Mais l’essentiel tient surtout à une caractéristique moins matérielle, à une volonté très claire de pousser jusqu’au bout des terres, parce que cela correspond à d’autres volontés extrêmes.
Elisa, dont le père est parti depuis longtemps, et qui garde envers lui une profonde rancœur, parce que sa mère s’est suicidée ensuite, est appelée là où il vit, dans un pays très peu hospitalier où règne, en outre, une curieuse anarchie. Elle tombe dans cet univers étrange avec le sentiment de ne pas pouvoir s’y sentir chez elle mais elle sera très vite contaminée par l’atmosphère.
Le sujet est intéressant, les ambiances variées – du bonheur serein au tragique burlesque –, l’écriture souvent serrée, et pourtant la sauce ne prend pas vraiment.
D’où vient qu’on s’ennuie si souvent ici ? Il semble qu’une longue nouvelle aurait été la bonne dimension d’un récit qui ne méritait pas d’être tiré en longueur sans autre matériau que celui brièvement décrit.
Chantal Myttenaere, qui n’est pas seulement romancière mais aussi cinéaste, c’est évident, possède de véritables moyens, elle les avait déjà laissé percer dans son premier roman. Mais, ici, elle les noie dans une accumulation qui ralentit l’action et lui fait perdre une bonne partie de son intérêt. Le rendez-vous est fixé au prochain essai…

La trisomie du silence et La vie désertée (1997)
La tendresse de Chantal Myttenaere a quelque chose de désespéré dans La trisomie du silence, l’histoire d’une trahison. Philae a été quittée par Venise qui a pris un amant. Elle souffre, dans sa chair et dans son âme, de cet éloignement qui correspond pour elle à un véritable arrachement, comme si lui manquait dorénavant une partie d’elle-même.
Venise, la personne, se confond avec la ville du même nom et c’est à l’existence matérielle de cette ville que Philae se raccroche pour survivre et parvenir à oublier. « A Venise, j’irai fleurir la tombe de notre amour. A chaque date anniversaire, j’irai déposer des bouquets d’immortelles tombant en poussière. J’exténuerai mes sens à force de vent marin. A coup de fatigue, je dévaliserai notre amour. »
La langue est belle mais le texte est un peu long, étiré dans une certaine complaisance de la douleur. Ce qui touche, au début, exaspère à d’autres moments.
Dans les nouvelles de La vie désertée, en revanche, Chantal Myttenaere a trouvé la bonne distance pour dire la difficulté de partager des morceaux de vie. Les peurs avec lesquelles il faut bien continuer à avancer sont les cailloux d’un chemin escarpé. La route se divise et, à chaque carrefour, on y rencontre des personnages attachants, avant de passer à un autre…

dimanche 26 juin 2016

14-18, Albert Londres : «C’étaient les nouveaux pèlerins de l’Acropole»



Pourquoi je n’ai pas vu bombarder Athènes

(De notre envoyé spécial.)
Athènes, 24 juin.
On a failli bombarder Athènes, débarquer au Phalère, et voir nos soldats arrachés des montagnes de la Macédoine faire monter sous leurs pas la poussière de la Grèce vers l’Acropole.
J’étais parti de Salonique pour assister à cela. Mais écoutez toutes les émotions de ces heures ; c’est de l’Histoire. Depuis six jours au moins, rien qu’à respirer l’atmosphère de Salonique, on sentait que quelque chose d’anormal était dans l’air, quelque chose de sensationnel, de considérable. Les gens qui étaient à même de savoir posaient un doigt sur leurs lèvres et, mystérieux et agités, disaient : « Vous allez voir ! » Chaque officier rencontré vous demandait :
— Eh bien ! Est-ce que vous êtes au courant ?
— Non.
— Moi non plus, mais ce sera de premier ordre.
— Quoi ? Vous ne savez pas, insistait une autre personne en vous serrant la main, pleine de pitié.
— Est-ce qu’il arrive des Japonais ?
— Mieux que ça !
— Des Peaux-Rouges ?
— Mieux que ça !
— Nous débarquons à Cavalla ?
— Peuh ! faisait-il.
On ne vivait plus que dans l’attente de cet inconnu. On rencontrait dans les rues de Salonique un général de division dont le quartier, jusqu’à présent avait été ailleurs que sur les quais ; on rencontrait des officiers. Ils n’étaient évidemment plus sur le chemin de Sofia.
— On vous embarque, leur demandai-je ?
— Oui, mon cher, une fois de plus.
— Où allez-vous ?
— Est-ce qu’on le sait !
En effet, on les embarquait. Une brigade était déjà sur les transports, l’armée d’Orient n’en avait pas fini avec son étrange destinée : elle allait encore courir l’aventure et l’un de ses détachements partit pour Athènes. C’est donc pour cela que, depuis plusieurs jours, Sarrail avait un souci de plus dans les yeux.
Six cuirassés à droite de la rade venaient de recevoir l’ordre d’être prêts et chauffaient.
Le lendemain matin, j’étais en route pour le Pirée. En même temps que nous, un croiseur italien appareillait : il fallait que l’Italie fût représentée.
En rade, à mesure que nous sortions, nous croisions des transports pleins de troupes. Le casque colonial sur la tête, nos poilus étaient sur le pont ; c’étaient les nouveaux pèlerins de l’Acropole. Quelle histoire que l’histoire de ces soldats d’Orient !
Puis, le large nous prit et nous ne sûmes rien. L’après-midi passa, puis vint la nuit, puis vint l’un des nombreux chalutiers qui montaient une garde sévère, puis vint le matin. Nous approchions, nous tendions déjà l’oreille.
« Écoutez, disaient des amis, c’est le canon. » Ce n’était pas le canon, ce n’était que sa hantise. Notre ignorance de la situation grecque était entière. Pourquoi nos soldats devaient-ils débarquer à Athènes ? Pourquoi des cuirassés étaient-ils prêts ? Nous ne savions rien. C’est d’ailleurs toujours ainsi en guerre : ceux qui participent aux événements en ignorent les causes. On se débat au milieu de l’incendie sans savoir qui l’a allumé.
Nous approchions de plus en plus, nous n’étions pas à trois heures d’Athènes, les chalutiers se multipliaient. Que se passait-il? Vo ici les plus pures lignes que la nature ait jamais profilées sur l’horizon, c’est-à-dire les côtes d’Attique. Voici l’Acropole encore toute petite, si l’on peut dire que l’Acropole est petite.
Soyez calmes, Athéniens ; quoi qu’il arrive, le rocher est sacré : ce ne sont pas les Français, ce sont les Allemands qui ont fait Reims.

Midi ! 43 degrés à l’ombre

Midi. 43 degrés à l’ombre ; et il n’y a pas d’ombre ! Nous rentrons dans le port du Pirée. Est-ce que nous allons y trouver place ? Ce port est comme les boulevards un jour de carnaval, l’eau ne peut même plus clapoter entre les bateaux tant ils sont serrés. C’est le blocus. Mais est-ce la guerre ?
En passant, nous n’avons vu aucun cuirassé à Phalère, nous n’en voyons aucun ici, pas de transports de troupes non plus. Que se passe-t-il ? Le navire jette l’ancre. Comme d’habitude des barcasses viennent fourmiller autour, comme d’habitude. Nous descendons, nous passons à la douane, nous sortons sur la place. Il n’y a que des hommes qui dorment par terre. Une demi-heure après, je suis à Athènes ; c’est le silence le plus majestueux et le repos le plus étendu. Ceux qui ont des maisons sont couchés sous leur moustiquaire, ceux qui n’en ont pas sont étendus le long des trottoirs. Le voilà donc le bombardement à Athènes.
Non, mais le président du Conseil Skouloudis avait démissionné. L’abcès était crevé ; il avait été énorme.
Depuis 48 heures, Athènes bouillonnait ; on parlait haut dans les rues ; la Bourse baissait ; les Grecs disaient : « Est-ce que l’Entente va continuer longtemps le blocus, sans nous faire savoir ce qu’elle désire ? »
Les séances de la Chambre se prolongeaient… Il faisait une chaleur inconnue au centre de l’Afrique.
À Salonique, nos troupes s’embarquaient pour Athènes, notre escadre croisait dans les eaux de Phalère. Les ministres ennemis, leurs malles bouclées, étaient prêts à chaque minute à partir pour Larissa. L’atmosphère était étouffante. C’était mardi. À minuit, on apprenait la démission de Skouloudis.
Le lendemain matin, dès la première heure, M. Streit, ancien ministre de Grèce en Allemagne, sur l’ordre du roi, part pour Egina chercher Zaïmis en torpilleur. Zaïmis arrive, saute dans une auto et en route pour Tatoï ! Tatoï est la résidence d’été des souverains.
Dès lors, ce chemin devient une véritable piste pour automobiles.
Après Zaïmis, c’est le général Yannakitsas, ancien ministre de la Guerre, c’est Gounaris ; tous les grands champions politiques courent le circuit. La route est chaude. Auront-ils la chance de ne pas trop crever ?

La note de l’Entente

À midi et demi, les ministres de France et d’Angleterre se rendent aux Affaires étrangères. M. Politis, directeur politique, les reçoit.
« D’ordre de nos gouvernements, lui disent-ils, nous vous portons cette Note qui ne souffre ni discussion ni délai. »
C’était celle que vous connaissez, celle qui, enfin, parlait net.
Skouloudis était absent, on le retrouve. Des troupes grecques sont envoyées à Phalère qui s’opposeront à notre débarquement. L’artillerie suit.
Pendant ce temps, le ministre de Russie, M. Demidoff, ami personnel du roi, saute également dans une auto, prend part à la course, et file à Tatoï. Sa Majesté ignorait la Note. M. Demidoff la lui présente. Sa Majesté la prend nerveusement, la lit.
M. Demidoff lui apprend que 40 vaisseaux de guerre sont sur ses côtes et que les Français sont prêts à mettre pied à terre.
— Eh bien ! c’est bon, dit-elle ; puisque c’est le trône qui est en danger, je cède.
Skouloudis rassemble ses ministres démissionnaires, il les tire les uns de table, les autres de leur sieste. À 4 heures, ils tiennent conseil. L’escadre française commençait justement à montrer ses fumées du côté de Phalère. La Grèce n’était plus, cette fois, pressée moralement, mais effectivement.
Cependant Skouloudis est fin. S’il ne peut pas gagner autre chose, il gagnera du temps ; il envoie Politis à nos ministres avec cette mission : « Vous leur direz que, le gouvernement étant démissionnaire, c’est à son successeur que la Note doit être remise. » Nos ministres se refusent à accepter cette explication.
À 6 heures, le roi, vêtu de toile blanche, traverse Athènes en auto découverte ; il arrive de Tatoï. Il rentre à son palais ; il va tenir un suprême conseil et annoncer sa décision. Le prince héritier, le général Dousmanis, chef d’état-major, des officiers d’état-major, M. Streit, y assistent. Ils causent. Notre escadre fume.
La Chambre est toujours réunie ; Skouloudis y court :
« Nous déposons notre démission, dit-il. »
La Chambre crie : « Vive le roi ! Vive la Charte ! »
Gounaris avait dit à ses amis : « Maintenant que vous connaissez la Note, vous pouvez supposer la réponse que nous lui ferons. » Mais Zaïmis se précipite aux légations de France et d’Angleterre : « Au nom de mon souverain, prononce-t-il, je viens vous annoncer que nous acceptons toutes les conditions de l’Entente. »
Ainsi en avait rapidement décidé Sa Majesté. Voilà pourquoi je n’ai pas vu bombarder Athènes.

Le Petit Journal, 25 juin 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

samedi 25 juin 2016

14-18, Albert Londres : «Ils mettent des verrous à toutes leurs portes»



Les Bulgares contre l’armée d’Orient

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 23 juin.
On a annoncé, hier soir, que les Bulgares auraient occupé le fort Fea Petra et traversé le Nestos. Je ne sais si le fait est exact, en tout cas, à mon avis, il ne prouverait nullement un désir d’offensive de leur part ; ils ont d’autres soucis en tête. S’ils prennent les forts, s’ils passent la rivière, c’est pour se barricader ; ils mettent fiévreusement des verrous à toutes leurs portes. Inquiets de ce que l’armée d’Orient leur prépare dans le bas, ils commencent à être secoués par ce que les succès des Russes leur réservent dans le haut. Ils ne pensent plus à vaincre, mais à se défendre ; c’est ce qu’ils font avec le concours de leurs amis grecs.

Le Petit Journal, 24 juin 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

vendredi 24 juin 2016

Stromae bientôt à l'Académie française?

Photo Georges Biard.
C'est la surprise du chef, dans le long, très long palmarès de l'Académie française. On ne met pas longtemps avant de sursauter: à la deuxième ligne, Médaille de vermeil de la Francophonie, appellation délicieusement désuète et récompense honorifique, sans dotation en euros, voici le nom de Stromae, le chanteur de "Papaoutai", titre dont on mesure, à l'aune des SMS (autrement appelés textos), le souffle enfin libre qu'il donne à la langue française.
Je ne me moque pas. Moi aussi, j'apprécie Stromae. Mais je souris doucement, dans la barbe taillée à l'instant, en pensant aux académiciens déhanchés sur "Alors on danse" ou "Formidable". A moins que leurs enfants, non, leurs petits-enfants, voire leurs arrière-petits-enfants, leur aient glissé à l'oreille le nom du chanteur.
Et non, malgré le titre certes un peu racoleur de cette note de blog, cela ne signifie pas que Stromae peut poser sa candidature au prochain siège libre de l'Académie française. Pas davantage que Bernard Noël, d'ailleurs, très heureusement salué par le Grand Prix de Poésie pour l'ensemble de son oeuvre.
Je vous laisse étudier les 65 distinctions du palmarès, en faisant remarquer au passage que Simon Leys est couronné deux fois par procuration, à travers les livres que lui ont consacrés Philippe Paquet et Pierre Boncenne.

mardi 21 juin 2016

Benoîte Groult, le départ d'une battante

96 ans et une présence assidue aux premiers rangs d'un féminisme d'avant les Femen, Benoîte Groult, décédée la nuit dernière, a marqué son époque. Outre que je pense à Blandine, celle de ses filles que j'ai le plaisir de connaître, il me revient, parfois de loin, le souvenir de lectures qui ne m'avaient pas immédiatement situé un engagement venu peut-être, après tout, au fur et à mesure qu'elle prenait conscience du monde où elle vivait. Je ne me rappelle pas, en effet, les livres écrits avec sa sœur Flora (Journal à quatre mains, Le féminin pluriel ou Il était deux fois) comme des prises de position radicales. Ce fut plus clair ensuite, quand elle ouvrit son oeuvre personnelle avec La part des choses (1972) et davantage encore avec Ainsi soit-elle (1975), où elle délaisse la fiction.
Je n'avais pas envie d'écrire un roman. Mais un je-ne-sais-quoi. Un fourre-tout. Un livre qui parle des femmes qu'on qualifie aujourd'hui de M.L.F. dès qu'elles s'avisent de broncher; de la nature qu'on appelle l'environnement comme si elle n'existait que pour nous servir d'écrin; de la Bretagne que l'on baptise région de l'Ouest pour mieux la désincarner; des jardins qui consolent; de la mer qui se moque si royalement des humains – pour combien de temps encore? –, des livres que les femmes se mettent à écrire maintenant et qui disent enfin les choses jamais dites, par nous parce qu'on nous persuadait qu'elles étaient sans importance, par les hommes, parce qu'étant hommes précisément, ils ne pouvaient pas les connaître. Et puis ce sont les femmes qui ont tout envahi; sans doute parce qu'aujourd'hui, elles sont devenues le grand sujet, le point d'interrogation, le problème, l'espoir.
Son dernier roman, La touche étoile, paru il y a dix ans, parlait notamment de la mort, mais pas seulement. Voici ce que j'avais écrit à sa parution:
Auteure, écrivaine (prière de porter l’accent tonique sur le « e » final) : Benoîte Groult reste en écriture une fringante octogénaire qui n’a pas renoncé à ses combats. Ceux de La part des choses ou de Ainsi soit-elle, des livres qui disaient il y a plus de trente ans la nécessité de poursuivre le combat féministe. Tout comme il reste indispensable en 2006, incarné dans La touche étoile par une formidable arrière-grand-mère indigne, Alice – l’âge et le parcours de Benoîte Groult elle-même, l’âge de ses artères aussi, malheureusement, et des autres organes vieillissants. Mais la tête se porte bien, merci pour elle.
Au-dessus de cette tête veille Moïra, ange de la destinée, qui ne craint pas d’intervenir dans la vie des autres. Ainsi, elle fait vivre à Marion, la fille d’Alice, un bel amour irlandais qui se déploie comme une évidence sous le ciel gris et qui lui permet de sauver son couple, celui-ci sortant paradoxalement renforcé de sa liaison avec Brian. Paradoxe ? Voire ! Benoîte Groult croit à l’épanouissement dans la liberté. Pour les femmes aussi. Même lorsqu’elles sont arrivées à un âge où le jeunisme ambiant les fait se sentir deux fois plus femmes – dans l’exclusion.
Pour dénoncer celle-ci, elle a gardé toute sa virulence et son humour grinçant. Le trait qui touche est une de ses marques de fabrique. Elle l’applique avec la science d’une escrimeuse consommée. Et la partage avec Alice, écartée du journal où elle travaille en faveur d’une collaboratrice dont l’âge est censée la mettre en phase avec les lectrices. Au moins, la jeunette ne rompra-t-elle probablement pas une lance, croit-on à la direction, contre l’asservissement des femmes aux hauts talons alors que ceux-ci reviennent à la mode…
Mais La touche étoile n’est pas seulement un livre de femme toujours en colère. Il offre aussi de beaux, de grands moments de tendresse à travers les générations. Et s’achève sur la perspective d’une mort choisie avant que la décrépitude soit trop grande. C’est-à-dire une fin dans la sérénité – encore que ce soit là, encore, un combat auquel adhère l’auteur des Vaisseaux du cœur. Battante jusqu’au bout, et plus jeune d’esprit que bien des jeunes écrivaines.
Ce roman n'était pas un testament. Mon évasion, autobiographie parue deux ans plus tard, l'est davantage, en même temps qu'un témoignage:
Moi qui suis née en 1920, qui ai grandi sagement dans une institution catholique et qui suis arrivée à l’âge adulte sans même avoir le moyen légal d’exprimer mon opinion sur les orientations de mon pays, (je n’ai obtenu le droit de vote qu’en 1945, à 25 ans!) Moi qui me suis avisée, la quarantaine venue, que j’avais vécu une bonne partie de ma vie sans contraception ni IVG, (ce qui ne veut pas dire, hélas, sans avortements), sans avoir pu accéder aux écoles de mon choix, au pouvoir politique, aux hautes fonctions de l’État, pas même à l’autorité parentale sur mes propres enfants, j’ai l’impression d’avoir été condamnée à une interminable course d’obstacles.

lundi 20 juin 2016

Tout foot, tout livres (8) René Fallet

Car le football est un jeu, un sport et une industrie, tout cela à la fois, au risque d’être un peu contradictoire et au moins surprenant par les dimensions des grands matchs, des grands stades. Le personnage principal du Triporteur, de René Fallet, le découvre avec étonnement.
« Lui, habitué à la modestie du terrain de Pommard, ne pouvait en croire ses yeux. Si c’était encore la mer, c’était au moins le Pacifique. Soixante mille personnes, soit la population de trois villes respectables, étaient entassées là, en bras de chemise, bruissantes pour l’instant comme des abeilles tranquilles qui sentent l’orage accourir, dans le carré d’un univers qui pouvait avoir au grand maximum cinq cents mètres de côté. Cette réduction du monde était comme engourdie par une mystérieuse impossibilité de gesticuler, secouée de rires, de frissonnements de journaux et de houles furieuses lorsque d’autres êtres s’incorporaient à elle. Et ces cent vingt mille yeux étaient braqués sur la pelouse dont l’aveuglant vert tendre était en ce moment foulé par deux équipes d’amateurs qui jouaient le lever de rideau. »

dimanche 19 juin 2016

Tout foot, tout livres (7) Philip Kerr

En dehors des moments où les 22 acteurs se trouvent opposés sur la pelouse, et en pleine lumière, il est des épisodes plus discrets dans la carrière d’un joueur. Philip Kerr en creuse un dans son récent Mercato d’hiver, cette période de transferts où les enchères montent. Mais pendant laquelle le froid européen n’empêche pas les entraînements, niveau sportif oblige… avec quelques aménagements dus aux tendances des temps modernes.

« On commençait à 10 heures. Comme d’habitude, on était dehors. Il faisait froid à pierre fendre ce matin-là, et du givre durci couvrait encore la pelouse. Certains des joueurs portaient des écharpes et des gants ; deux ou trois avaient même des collants de femme qui, de mon temps, vous auraient valu cent pompes, deux tours de terrain et des regards lourds de sous-entendus de la part du président. Cela dit, certains d’entre eux s’amenaient avec plus de crèmes de beauté et de produits capillaires dans leur sac de voyage Vuitton que mon ex-femme n’en avait sur sa table de toilette. J’ai même connu des footballeurs qui refusaient de participer aux exercices de jeu de tête parce qu’ils tournaient une publicité pour Head & Shoulders l’après-midi. »

vendredi 17 juin 2016

Tout foot, tout livres (6) Luis Sepúlveda

Les terrains de l’Amérique du Sud ne s’abandonnent pas aisément, le Chilien Luis Sepúlveda nous y retient encore un peu, tant pis pour l’Europe, avec un de ses Ingrédients pour une vie de passions formidables. C’était au temps où il avait l’âge de Vincent Duluc fasciné par les Verts et où son rêve n’était pas encore de devenir écrivain.
« Lorsque j'étais un enfant ou un préadolescent de treize ans, mon grand rêve était de percer dans le football et d'arriver un jour à devenir professionnel de ce grand sport. Je ne me débrouillais pas trop mal. J'étais avant-centre dans l'équipe minime de Unidos Venceremos FC, le club de Vivaceta, mon quartier. […] En ce temps-là, on bichonnait ses chaussures, on les enduisait de graisse de cheval et, selon les caractéristiques du stade où se déroulait la partie, on changeait de crampons : souples, taillés dans de vieux pneus quand le terrain était mou ou humide ; durs, généralement en cuir quand il était très sec ; et légers, presque toujours en os quand on avait le plaisir de jouer sur de la pelouse. […] Notre formation jouait selon le classique 4-2-4 et je portais généralement le numéro 11 ou le 10 quand notre attaquant, Chico Valdés, était absent pour une raison ou une autre. De plus, j'étais presque exclusivement chargé de tirer les penalties et, sans vouloir me vanter, je les ratais rarement. Enfin, ma mission consistait à faire de bonnes passes en direction du camp ennemi. »

jeudi 16 juin 2016

Tout foot, tout livres (5) Sérgio Rodrigues

De ces gestes-là, on ne se lasse pas. Ni du Brésil quand on évoque le foot, même à l’occasion de l’Euro. Restons-y donc avec Dribble, de Sérgio Rodrigues, où l’on retrouve le blessé de 1962 évoqué il y a un instant, Pelé lui-même, qui vient de manquer un tir mais qui semble, de ce raté, faire une réussite :

« Tout en suçant un morceau de glace ou quelque chose qui y ressemble, le type est en train de retourner au centre du terrain, il regarde de biais les buts uruguayens. On doit supposer qu’il est frustré d’avoir raté son tir, mais il paraît tranquille, d’une placidité qui ne manque pas d’arrogance, celle de quelqu’un qui laisse entendre qu’en réalité il n’a jamais voulu faire ce qu’il semblait avoir voulu faire, que tout s’est déroulé conformément au plan prévu et que cette impression qu’il a laissée au monde entier – qu’il voulait marquer un but, alors que durant toute l’action son intention était de le rater de très peu, d’imprimer dans le corps collectif de l’espèce la cicatrice de ce « très peu », en sachant qu’elle serait plus sûrement brûlante que le plaisir de la réussite –, que cela représentait le dribble définitif, inconcevable, un dribble supérieur au dribble qui avait dominé ce pauvre Mazurkiewicz. »

mercredi 15 juin 2016

Tout foot, tout livres (4) Olivier Guez

Le geste de Zidane n’était pas très joli, alors que la beauté du geste est tout pour les véritables amateurs de foot. Olivier Guez le prouvait dans un Eloge de l’esquive consacré à une légende brésilienne, Mané Garrincha, dribbleur fou, meilleur joueur de la Coupe du monde en 1962, alors qu’il est vrai Pelé était blessé. On allait le voir comme on allait au cirque, écrit Olivier Guez.

« Ses dribbles font sensation. Ou plutôt son dribble, car Garrincha n’a jamais perforé les défenses adverses que d’une seule façon. Il part à droite. Tout le monde le sait mais aucun arrière, du temps de sa splendeur, n’a jamais réussi à bloquer le petit troglodyte, à parer son coup de reins, phénoménal, et ses jambes de guingois surpuissantes, des turboréacteurs, pour l’empêcher de démarrer. Rejouons la scène : la balle arrive dans les pieds de Garrincha, excentré sur son aile. Il fait face à un ou deux « João », ainsi désignait- il les défenseurs adverses, les grands costauds comme les petits teigneux, réduits aux yeux de Sa Majesté à des pantins, des piquets de slalom, des anonymes. Garrincha est à l’arrêt, « João » sur ses gardes et la foule retient son souffle : que va faire le magicien ? Un, deux, trois passements de jambes ? Combien de feintes, de faux départs avant de se faufiler en trombe, plié en deux, comme s’il avait perdu quelque chose, vers la ligne de but ? »

mardi 14 juin 2016

14-18, Albert Londres : «Ils tremblent!»



Les Bulgares livrés à eux-mêmes voient l’armée d’Orient grossir

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 12 juin.
De la gare de Demir-Hissar à Okjilar, c’est-à-dire du point extrême bulgare au point extrême bulgare, je viens de parcourir la Macédoine orientale. Le train fait la navette entre ces deux frontières puisque maintenant Demir-Hissar est une frontière.
Je me suis arrêté à Sérès, à Drama, je suis monté jusqu’à Vroundi dans la direction de Nevrocop et je suis descendu jusqu’à Cavalla en rencontrant les ruines du château de Philippe et l’urne monumentale où Bucéphale, après avoir porté Alexandre, venait boire au soir tombant.
Le blocus était prononcé, les Bulgares semblaient menaçants. Que devenait cette plaine de Macédoine étendue comme un tapis entre deux troupes ennemies et où deux corps d’armée grecs au soleil somnolaient ? L’invasion bulgare ne la menace plus et la famine est encore loin de ses lèvres. Que la France ne se laisse pas apitoyer, les Macédoniens ne meurent pas de faim, et si à Cavalla j’ai vu un soldat grimpé sur une chaise mettre son pain aux enchères et le vendre trois francs, j’ai vu aussi que sa silhouette se dessinait sur plus de deux mille sacs de farine entassés près du port.
Quand la première fois, il y a dix jours, j’étais rentré à Sérès et à Demir-Hissar, c’était la fièvre. Les Bulgares descendaient et on ne savait où ils s’arrêteraient. Les autorités et les habitants se jetaient la tête contre les murs, la contrée avait perdu tout son sang-froid.

« Qu’ils viennent la prendre ! »

Aujourd’hui, j’arrive à la gare de Demir-Hissar, les Grecs, seuls, la gardent toujours. Nous descendons du train, un officier nous reçoit ; on voit tout de suite qu’il est de nos amis. Mais s’il nous fait aussitôt reculer de plusieurs pas, c’est pour ne pas créer d’incident. Deux sous-officiers allemands vont passer. Ils viennent d’arriver à bicyclette, ils cherchent à acheter des cochons, puis ils disparaissent.
En face de nous, à deux cents mètres, un cône blanc et de chaque côté deux sentinelles : une grecque, une bulgare ; elles se promènent à deux pas, croisent lentement l’une devant l’autre ; si les morts de 1913 voyaient ça !
« Alors, mon commandant, la gare n’est pas encore aux Bulgares ? » Il répond en dur soldat : « Je ne sais qu’une chose, c’est que s’ils la veulent, il faut qu’ils viennent la prendre. » Et on voit dans ses yeux que c’est vrai ; ces paroles d’un commandant grec, je l’affirme, tout à l’heure, un autre commandant, à l’autre bout de la frontière, à Okjilar, m’en dira autant.
Je ne suis pas suspect de lyrisme en faveur de la Grèce, je n’ai pas manqué de constater dès la première heure que ce n’était plus le pays d’Homère, je ne puis tout de même pas ne pas entendre ces deux officiers et ne pas voir ces soldats qui, rangés sur la quai, instinctivement, dans un instant, tous avec un franc sourire, vont agiter leur képi pour nous dire adieu.

Ils tremblent !

Les Bulgares travaillent furieusement au-dessus de Demi-Hissar, ils sont deux divisions qui organisent toutes les hauteurs.
Leur projet, hélas ! pour eux, n’est pas d’ailleurs de descendre dans la plaine. L’invasion est finie, ils n’ont ni le loisir, ni le cœur de s’emparer de territoires, même s’il n’y a qu’à les cueillir. Ce qu’ils cherchent à présent, ce n’est pas conquérir, c’est se défendre. Leurs alliés sont en train de fondre sous Verdun ou de déménager Lemberg, ils tremblent, ils se sentent livrés à eux-mêmes, ils voient l’armée d’Orient grossir, ils tremblent. Ils se sont fait livrer Roupel non pour passer mais pour empêcher les autres de passer. Ils amènent des canons sur les hauteurs de Demir-Hissar non pour prendre l’offensive mais pour se fortifier, ils ont peur, ils craignent de n’être plus assez pour garder leur maison, ils en ferment hâtivement toutes les issues.
Les deux divisions qui sont là n’y resteront pas, elles sont venues pour organiser, non pour attaquer. « Dans dix jours quand les travaux seront terminés, disent les officiers bulgares aux officiers grecs, nous ne laisserons ici que six mille hommes et nous partirons. » C’est vrai, ils partiront, ils iront ailleurs boucher d’autres passes, l’heure approche, ils ont peur. C’est le seul endroit de la Macédoine orientale où ils fassent œuvre militaire.
À Xanthie, rien : tous les renseignements que nous avions étaient faux. Je m’en suis assuré à Okjilar. Ils n’ont ici qu’une division, la dixième, celle qui y casernait en temps de paix.
Vers Nevrocop, rien. Je n’ai constaté à Vroundi que la présence de comitadjis. Ils ne passeront donc pas le Nestos, ils ne descendront ni de Demir-Hissar, ni de Nevrocop ; ils n’envahiront pas plus la plaine de Sérès que la plaine de Drama.
Cavalla, Drama et Sérès, c’est bien. Mais Sarrail est à gauche.

Le Petit Journal, 13 juin 1916

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

lundi 13 juin 2016

Tout foot, tout livres (3) Jean-Philippe Toussaint

Jean-Philippe Toussaint est écrivain, lauréat des Prix Médicis et Décembre, ce qui n’interdit pas de s’intéresser au football. En 2015, il a d’ailleurs sorti un petit livre qui porte ce titre : Football. Mais c’est dans un ouvrage plus ancien et encore plus bref, La mélancolie de Zidane, daté de 2006, que nous puisons un extrait. Il s’agit du grand moment de faiblesse de celui qui était une icône et qui, d’un coup de tête, est redevenu un simple humain.

« Personne, dans le stade, n’a compris ce qui s’était passé. De ma place dans les tribunes du stade olympique, j’ai vu le match reprendre, les Italiens qui repartaient à l’attaque et l’action qui s’éloignait vers le but opposé. Un joueur italien était resté au sol, le geste avait eu lieu, Zidane avait été rattrapé par les divinités hostiles de la mélancolie. L’arbitre a arrêté la partie, et on se mit à courir en tous sens sur la pelouse, vers le joueur allongé et en direction du juge de touche, que des joueurs italiens entouraient, mon regard allait de gauche à droite, puis, dans mes jumelles, j’ai isolé Zidane, instinctivement, le regard se dirige toujours vers Zidane, la silhouette de Zidane en maillot blanc debout dans la nuit au milieu du terrain, son visage en très gros plan dans le viseur de mes jumelles, et Buffon, le gardien de but italien, qui surgit et se met à lui parler et à lui masser la tête, lui malaxer le crâne et la nuque, dans un geste surprenant, caressant, enveloppant, dans un geste qui oint, comme on le ferait à un enfant, un nouveau-né, pour l’apaiser, pour le calmer. Je ne comprenais pas ce qui se passait, personne dans le stade ne comprenait ce qui se passait, l’arbitre s’est dirigé vers le petit groupe de joueurs où se tenait Zidane et a sorti un carton noir de sa poche, qu’il a brandi en direction du ciel de Berlin, et j’ai compris tout de suite qu’il était adressé à Zidane, le carton noir de la mélancolie. »

dimanche 12 juin 2016

Tout foot, tout livres (2) Pierre-Louis Basse

Ce match à Geoffroy-Guichard (voir hier) a décidément marqué les esprits. Dans Gagner à en mourir, Pierre-Louis Basse l’évoque aussi. Il s’agit d’un roman, dont on peut supposer que le narrateur est proche de l’auteur. Et ce narrateur-là, fidèle d’un parti communiste qui comptait encore pour plus de 20 % dans l’électorat français, était de tout cœur avec les Soviétiques du Dynamo Kiev plutôt qu’avec les Verts de Saint-Etienne. Il revoit un enregistrement de ces 90 minutes, on imagine le jeune Vincent Duluc noyé parmi d’autres silhouettes dans sa description :

« Sur le terrain, les photographes sont admis au plus près des joueurs. Après chaque but, on dirait qu’ils gambadent sur le pré. Y compris dans l’action. Il y a dans les tribunes de Geoffroy-Guichard des types dont l’allure, assez naturelle, n’est pas sans rappeler le physique de Gérard Depardieu dans Le Choix des armes. Cheveux longs et pantalons en tergal avec pattes d’éléphant. L’impression que les ouvriers – au stade, comme en ville – n’avaient pas encore été placés hors champ de la réalité des choses. Illusion d’optique. Parfois, lorsqu’il était d’humeur badine, Giscard leur rendait visite à l’heure du souper. Le monde ouvrier français, en ces étranges années vertes, découvrait à domicile le tweed et les cravates du président. Ils ont bien fait d’en profiter. Bientôt, mon pays les abandonnerait. L’été promettait d’être chaud. Après chaque match de Saint-Etienne, cette année-là, on aurait dit que la télévision française découvrait l’enthousiasme des foules pour le ballon. »

samedi 11 juin 2016

Tout foot, tout livres (1) Vincent Duluc

Le sport et la culture, est-ce que cela fait bon ménage ? Pas toujours : quand le football s’apparente à des jeux du Cirque, avec supporteurs à divers stades de l’ivresse, provoquée par l’alcool ou le nationalisme, on éprouve quelques doutes. Mais, quand des écrivains s’emparent du sujet pour en faire un objet littéraire, on reprend espoir. Tout n’est donc pas perdu. La preuve par une anthologie portative en huit épisodes.
Vincent Duluc est journaliste sportif, ce qui ne lui interdit pas d’écrire des livres dignes de sortir des rayons spécialisés pour être rangés auprès d’autres œuvres littéraires. Cette année, il a publié, avec Un printemps 76, un texte plein de nostalgie douce envers l’époque où il avait treize ans et où Dominique Rocheteau marquait, pour l’AS Saint-Etienne, les Verts, contre le Dynamo Kiev. Il y était. Il y est encore…
« On voyait la sueur, on devinait les cris, avec la fraîcheur du soir une fumée les enveloppait, soit qu’ils l’exhalaient, soit qu’elle se dégageait de leurs corps échauffés et devenait vapeur au contact de l’air froid de mars à huit cents mètres d’altitude. Nous étions un rivage qui contemplait le flux et le reflux, les assauts et les contre-attaques, les joueurs grossissaient soudain ou s’éloignaient tandis que la ferveur du stade, de l’autre côté, nous indiquait l’imminence de l’action dangereuse, et puis soudain la vague revenait vers nous et échouait dans un murmure qui était l’écume d’un regret. »

vendredi 10 juin 2016

Annie Ernaux fait ses courses

Au pays de l’hypermarché Auchan, c’est la fête toute l’année. On passe, sans avoir le temps de respirer, de Noël au ramadan ou à la Foire de printemps aux vins. Pour Annie Ernaux, l’hypermarché est une occasion de lever le nez des pages d’écriture. Pour mieux y revenir quand, pendant une année, elle tient le journal des moments passés chez Auchan, à Cergy. « Un relevé libre d’observations, de sensations, pour tenter de saisir quelque chose de la vie qui se déroule là. »
Annie Ernaux ne s’est pas mise à considérer les grandes surfaces comme un espace littéraire le 8 novembre 2012, date du début de ses notes. Elle en a parlé dans Journal du dehors, en 1993, et dans La vie extérieure, en 2000. Le monde sensible n’a jamais été limité, pour elle, aux relations entre intellectuels. Et ce terrain-là est particulièrement riche, parce qu’il en dit long sur notre société.
Elle relève tout ce qu’elle voit, hésitant à en tirer des leçons mais ne cachant rien des questions qui l’habitent. La population est différente selon les jours et les heures. Les mélanges ethniques sont nombreux. Les caisses automatiques remplacent celles où l’on tente de mesurer, avant de choisir une queue plutôt qu’une autre, l’efficacité de la caissière. Le super discount propose des produits moins coûteux, mais en grande quantité et d’une qualité douteuse. Le jaune des panneaux des prix d’accroche lui semble de plus en plus agressif. Il est interdit de lire au rayon librairie…
Pendant ce temps, au Bangladesh, une usine textile brûle : 112 morts. Puis un immeuble s’effondre, qui abritait des ateliers de confection : 1127 morts. Dans les deux cas, les ouvrières, puisqu’il s’agit surtout de femmes, travaillaient notamment pour Auchan. « Evidemment, hormis des larmes de crocodile, il ne faut pas compter sur nous qui profitons allègrement de cette main-d’œuvre esclave pour changer quoi que ce soit. »
Regard au plus près, regard qui prend de la hauteur : Annie Ernaux a tout vu, tout compris de cet univers-là dans Regarde les lumières mon amour.

mercredi 8 juin 2016

Maurice Pons a replié ses souvenirs

Maurice Pons, qui était né en 1927, vient de mourir, annonçait tout à l'heure un tweet des Editions Christian Bourgois. Il n'avait jamais été placé en haut de l'affiche, ni des listes de best-sellers. Mais des livres comme Les saisons ou Virginales ont enchanté leurs lecteurs. Et ont toutes les chances de durer, car ils sont de ces ouvrages dont les amoureux font une promotion discrète, si bien que, de cercle en cercle, Maurice Pons ne cesse de gagner un nouveau public.
En 1993, il avait publié des Souvenirs littéraires et j'avais profité de l'occasion pour écrire sur lui, et sur ce livre, un article qui aurait mérité d'être plus consistant. Le voici.
On pense que Maurice Pons est un écrivain qui passe avec nonchalance sur l’horizon de la littérature, donnant de temps à autre, le plus rarement possible, un texte, voire même un recueil de nouvelles, soucieux davantage de faire republier les livres déjà écrits que d’en donner de nouveaux, donc économe de l’attention des lecteurs attentifs, ceux qui ont pris soin de le suivre depuis ses débuts en… 1951 ! Cela faisait quand même, en trente ans, treize livres, mais souvent brefs, si brefs que le premier – Métrobate – ne comptait, dans la première version présentée à Julliard, que soixante-deux pages dactylographiées déjà très étirées. L’éditeur était séduit par le manuscrit mais exigeait un volume double pour le publier. Déjà Maurice Pons était, comme il le sera encore plusieurs fois ensuite, voué aux travaux forcés de l’écriture.
Les circonstances seront pour beaucoup dans sa production. Mais des circonstances dont on ne peut dire qu’il se contente de les subir. Quand, signataire du manifeste des 121 pendant la guerre d’Algérie (il s’affiche ainsi parmi ceux qui revendiquent pour les Algériens le droit à l’insoumission), il veut participer à un numéro spécial des Lettres nouvelles dont tous les textes sont écrits par des auteurs appartenant à ces 121 honnis, il rédige rapidement une nouvelle – « La Vallée », qu’on retrouve ici – qui deviendra plus tard son roman le plus célèbre, Les saisons.
Non, décidément, sous ses dehors paresseux, Maurice Pons n’est pas celui qu’on pense. Il n’est même pas, comme on a voulu le faire croire, le véritable auteur des mémoires de Simone Signoret, La nostalgie n’est plus ce qu’elle était. Il a failli l’être, une commande lui avait même été passée pour qu’il fasse parler la grande dame et se charge ensuite de la transformation de l’oral en écrit. Mais la métamorphose s’est mal passée, le dactylogramme des entretiens n’a pas pu devenir un livre… et c’est Simone Signoret elle-même qui a tout repris depuis le début, écrivant vraiment pour faire l’ouvrage que l’on sait.
Discret, Maurice Pons a quand même été ainsi à l’origine d’un énorme succès, de la même manière qu’il permit à François Truffaut de tourner son premier film, un court métrage, en lui donnant le sujet des Mistons – une nouvelle de Virginales. Il a aussi fini par être une des chevilles ouvrières de l’édition, en Pléiade, de l’œuvre de Jonathan Swift, dont son père, spécialiste, ne put assurer la mise au point jusqu’au bout.
Tout cela ne serait qu’anecdotes, de l’ordre d’une rencontre liminaire avec Jules Romains, si on n’apercevait, à travers des Souvenirs littéraires très écrits, une parfaite superposition de la vie et du travail, une préoccupation de chaque instant – et même dans les instants qui semblent les plus vides – tournée vers la production littéraire.
Le dessous des cartes mérite parfois d’être connu. Certes, les lecteurs de Maurice Pons apprécieront davantage que les autres ces confidences dont ils percevront tout le sel. Mais les autres peuvent entrer, par la porte de derrière, dans un monde qui leur promet bien d’autres réjouissances. Car comment lire « La Vallée » sans avoir envie de passer aux Saisons ? Et se pourrait-il qu’on soit à ce point insensible aux aventures d’un titre, Rosa, pour ne pas prendre ensuite la peine d’aller voir du côté de Chronique fidèle des événements survenus au siècle dernier dans la principauté de Wasquelham comprenant des révélations sur l’étrange pouvoir d’une certaine Rosa qui faisait à son insu le bonheur des plus malheureux des hommes… ouf ! Autant dire que Maurice Pons n’a jamais eu le sens du marketing littéraire et qu’il s’est contenté de mener tranquillement, au rythme qui lui paraissait adéquat, une œuvre dont les amateurs sont quand même de plus en plus nombreux, grâce à ceux qui, fascinés, transmettent leur admiration à d’autres et élargissent ainsi le cercle du partage heureux.
Les Souvenirs littéraires de Maurice Pons ne sont pas, comme d’autres ouvrages du même genre, un document sur les mœurs éditoriales de notre temps. C’est beaucoup mieux : la voix complice d’un authentique écrivain.

lundi 6 juin 2016

14-18, Albert Londres : «Le téléphone avait marché»



Sous la menace des Bulgares

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 2 juin. – (De Demir-Hissar par Salonique.)
À huit heures du matin nous quittons Serès pour Demir-Hissar. Nous allons donc voir de près et sous les yeux des Bulgares ce qu’est un pays livré à ses bourreaux par des coups de téléphone de son gouvernement.
Les Bulgares ne sont pas à Demir-Hissar, mais nous savons qu’ils viennent de demander à Athènes la permission de patrouiller jusqu’à Latrovo. On nous avait signalé mardi qu’ils étaient à Sadjak, et les habitants de Serès disent que l’institutrice de Kula a été violentée.
Latrovo, Sadjak, Kula sont entre Serès et Demir-Hissar. Le premier à gauche de la ligne du chemin de fer et le second à droite. Comme c’est la plaine nous verrons, en tout cas, devant nous. Nous pousserons jusqu’à la première apparition et nous aurons peut-être la chance de passer à travers.
Ce n’est plus l’oreille qui peut nous indiquer l’ennemi ce sont nos yeux. C’est la guerre sans fumée, c’est la guerre en silence, ou plutôt ce n’est pas la guerre, c’est l’invasion feutrée. Ni canon, ni fusil, seulement la surprise.
Fuyez Macédoniens, fuyez, ce n’est pas le lion, c’est le serpent qui avance sur vous. Les voici sur la route, les Macédoniens, ceux de Demir-Hissar, ceux de Vetrina, ceux de Hadjibalik, ceux de tous ces villages dont, au pied des monts Belès, nous apercevons les minarets. Ils poussent leurs moutons devant eux, ils s’en vont vite sans se retourner. Ce n’est pas que cela presse, les Bulgares ne sont pas à leurs trousses, mais ils les ont vus, et, du même pas qu’ils sont partis, du même pas ils continuent.

Pourquoi ?

Puisque ce n’est pas la guerre, pourquoi vous sauvez-vous ? « Bulgares ! » répondent-ils. Est-ce que pour eux où il y a Bulgares il n’y a pas la guerre ?
Un d’eux est tout vibrant, il vient d’être pris à Hadjibalik entre les feux des patrouilles anglaises et bulgares. Il ne peut pas encore croire qu’il est vivant. Ils veulent tout nous dire, ils nous montrent les minarets avec leurs bras qu’ils arrêtent sur chaque. Ils disent : Vetrina Bulgares ! Hadjibalik Bulgares ! Et levant plus haut les bras ils nous montrent les hauteurs de Soultanitza. « Là, canons », confient-ils. Ils nous ont quittés, ils n’ont rien à manger. Mais nous allons à Serès, disent-ils.
À Serès, malheureux ! Il ne reste plus que dix sacs de farine.
Plus nous gagnons de temps, plus nous avons chance de rentrer à Demir-Hissar où le coup de téléphone n’est peut-être pas encore parvenu. Les Bulgares ne peuvent pénétrer à Latrovo que ce soir.
C’est la plaine. On voit au loin devant nous, on voit Vetrina où viennent de s’installer les Bulgares. Les fuyards annonçaient qu’ils étaient 25 000 avec dix pour cent d’Allemands. Les fuyards avaient des yeux agrandis, ils ne sont pas plus de deux régiments.
À un kilomètre, voici une colonne sur route, elle est bien rangée, ça n’a pas l’air d’être des fuyards. Ce sont des soldats grecs. Deux officiers à cheval sont en tête. Les soldats n’ont pas que des fusils, ils ont aussi des chaises, des fourneaux, des bonbonnes et des chiens qu’ils tiennent par une corde. C’est un déménagement.
D’où vient cette troupe ? Est-ce la garnison de Demir-Hissar qui se retire ? Les officiers ont une mine terreuse. Ce sont les deux compagnies du fort Roupel.
Descendons d’auto, courons vers les officiers. Ils ne veulent rien dire. Pourquoi avez-vous tiré le canon à blanc ? leur demandons-nous. Ils ne veulent rien dire. Les officiers ont la mine terreuse. Les soldats ont tiré à balle. Pourquoi avez-vous lâché ? Par ordre, répondent-ils.
Descendez sur Serès, garnison de Roupel descendez, il ne reste plus que dix sacs de farine.
Nous approchons de Kula tous yeux ouverts, rien. La terreur des Macédoniens va trop vite. Nous avançons sur Sadjak, rien. Ce n’était qu’un faux renseignement. Seul Latrovo peut maintenant nous couper la route et Latrovo ce n’est plus sérieux, car nous avons eu la preuve écrite avant de quitter Serès que les Bulgares demandèrent à Athènes la permission de patrouiller jusque-là. Tout dépend encore de la rapidité du coup de téléphone.
Continuons. Latrovo est passé tout à fait sur la route, c’est à gauche de la ligne du chemin de fer. Il faut nous assurer avant de le dépasser que les ennemis n’y sont pas, car ils pourraient ensuite nous couper la retraite. Nous laissons l’auto, nous traversons la voie ferrée au grand ahurissement du poste grec dormant contre le talus. Les pauvres soldats grecs, ils ne comprennent plus rien à ce qui se passe ; Français, Anglais, Allemands, Bulgares, Serbes, n’en jetez plus, ils demandent grâce. Nous coupons à travers champs, nous ne pénétrons pas dans le village par le chemin normal, nous nous faufilons entre les maisons.
— Les Bulgares ? demandons-nous aux habitants. « Non », font-ils de la tête.
Nous regagnons notre auto. La route s’incline. Voici Demir-Hissar, nous y entrons. Tout le poste grec, à notre apparition, sort, les yeux élargis. Quels sont ces arrivants ? Qu’annonce cette auto ? Allemands, Anglais, Bulgares, Français ; nous la laissons là, car les rues ne sont pas faites pour de semblables véhicules. Les soldats grecs n’en sont pas encore revenus.
Demir-Hissar, c’est la figure même de l’invasion. Elle donne une sensation de pâleur. Si les villes avaient un visage, Demir-Hissar serait blême. Le silence. Des soldats grecs inquiets et inoccupés, des maisons ouvertes où l’on voit qu’on a emporté ce qu’on a pu. Une grande place vide, un minaret qui par-dessus les toits semble guetter une terrible approche ; c’est Demir-Hissar prête à être livrée. Avançons.
Il ne reste plus que des Turcs, ils ont été massacrés autrefois, eux aussi, par ceux qui sont à la porte. Mais aujourd’hui, ils sont leurs alliés, ils attendent. Plus rien ne va dans cette ville. On a l’impression que ceux qui demeurent ne peuvent même plus manger, non parce qu’il n’y a rien, mais parce que tout paraît suspendu. L’épervier plane. Nous nous arrêtons pour prendre le café, car tout est suspendu, sauf le café ; chez les Turcs on boit le café jusque dans le cercueil.
Tout ce qu’il y a de fez accourt. On dirait que nous allons faire de la musique.

La gare est-elle livrée ?

Un sous-officier grec s’approche, il est grand, il a l’œil farouche. Que faites-vous ici ? demande-t-il. Nous ne répondons pas.
Vous êtes des Allemands ? crie-t-il. Ah non ! clamons-nous à pleins poumons. Ce fut une transfiguration. La figure du sous-officier passa immédiatement de la fureur à la grâce et à la joie. Français, Anglais, répétait-il, en nous serrant les mains. Il ne voulut pas qu’on payât nos cafés, il voulut en boire un avec nous. Prenez garde, il y a des espions ici. Vous êtes sûrement signalés. Ils vont vous couper la route. Partez, répétait-il, il craignait qu’on nous fît du mal.
La gare est-elle livrée ? lui demandons-nous. Le gendarme est parti voilà trois quarts d’heures. Il n’est pas revenu. Je ne sais pas ce qui se passe.
La gare est à trois kilomètres, nous rejoignons notre voiture pour y courir. Sous-officier et soldats en apprenant qui nous étions étaient entrés en joie. Les officiers qui venaient de le savoir et qui attendaient près de notre voiture rentrèrent en fureur. Toute l’explication de la tragédie présente de la Grèce est là-dedans ; ceux qui commandent tiennent pour un côté, ceux qui obéissent tiennent pour l’autre. Mais il est des moments où la fureur d’officiers ne compte pas devant un coup de volant.
Nous roulons vers la gare, nous l’apercevons. Notre voiture s’enlise dans le sable, il faut une demi-heure pour la dégager. Pendant ce temps le téléphone avait marché.
Je vous l’affirme, une deuxième fois, les Bulgares viennent d’imposer leur coup de force à Athènes. On allait livrer la gare.
Le Petit Journal, 5 juin 1916


La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).