Sous la menace des Bulgares
(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 2 juin.
– (De Demir-Hissar par Salonique.)
À huit heures du matin nous quittons Serès pour
Demir-Hissar. Nous allons donc voir de près et sous les yeux des Bulgares ce
qu’est un pays livré à ses bourreaux par des coups de téléphone de son
gouvernement.
Les Bulgares ne sont pas à Demir-Hissar, mais nous savons
qu’ils viennent de demander à Athènes la permission de patrouiller jusqu’à
Latrovo. On nous avait signalé mardi qu’ils étaient à Sadjak, et les habitants
de Serès disent que l’institutrice de Kula a été violentée.
Latrovo, Sadjak, Kula sont entre Serès et Demir-Hissar. Le
premier à gauche de la ligne du chemin de fer et le second à droite. Comme
c’est la plaine nous verrons, en tout cas, devant nous. Nous pousserons jusqu’à
la première apparition et nous aurons peut-être la chance de passer à travers.
Ce n’est plus l’oreille qui peut nous indiquer l’ennemi ce sont
nos yeux. C’est la guerre sans fumée, c’est la guerre en silence, ou plutôt ce
n’est pas la guerre, c’est l’invasion feutrée. Ni canon, ni fusil, seulement la
surprise.
Fuyez Macédoniens, fuyez, ce n’est pas le lion, c’est le
serpent qui avance sur vous. Les voici sur la route, les Macédoniens, ceux de
Demir-Hissar, ceux de Vetrina, ceux de Hadjibalik, ceux de tous ces villages
dont, au pied des monts Belès, nous apercevons les minarets. Ils poussent leurs
moutons devant eux, ils s’en vont vite sans se retourner. Ce n’est pas que cela
presse, les Bulgares ne sont pas à leurs trousses, mais ils les ont vus, et, du
même pas qu’ils sont partis, du même pas ils continuent.
Pourquoi ?
Puisque ce n’est pas la guerre, pourquoi vous
sauvez-vous ? « Bulgares ! » répondent-ils. Est-ce que pour
eux où il y a Bulgares il n’y a pas la guerre ?
Un d’eux est tout vibrant, il vient d’être pris à Hadjibalik
entre les feux des patrouilles anglaises et bulgares. Il ne peut pas encore
croire qu’il est vivant. Ils veulent tout nous dire, ils nous montrent les
minarets avec leurs bras qu’ils arrêtent sur chaque. Ils disent : Vetrina
Bulgares ! Hadjibalik Bulgares ! Et levant plus haut les bras ils
nous montrent les hauteurs de Soultanitza. « Là, canons »,
confient-ils. Ils nous ont quittés, ils n’ont rien à manger. Mais nous allons à
Serès, disent-ils.
À Serès, malheureux ! Il ne reste plus que dix sacs de
farine.
Plus nous gagnons de temps, plus nous avons chance de
rentrer à Demir-Hissar où le coup de téléphone n’est peut-être pas encore
parvenu. Les Bulgares ne peuvent pénétrer à Latrovo que ce soir.
C’est la plaine. On voit au loin devant nous, on voit
Vetrina où viennent de s’installer les Bulgares. Les fuyards annonçaient qu’ils
étaient 25 000 avec dix pour cent d’Allemands. Les fuyards avaient des
yeux agrandis, ils ne sont pas plus de deux régiments.
À un kilomètre, voici une colonne sur route, elle est bien
rangée, ça n’a pas l’air d’être des fuyards. Ce sont des soldats grecs. Deux
officiers à cheval sont en tête. Les soldats n’ont pas que des fusils, ils ont
aussi des chaises, des fourneaux, des bonbonnes et des chiens qu’ils tiennent
par une corde. C’est un déménagement.
D’où vient cette troupe ? Est-ce la garnison de
Demir-Hissar qui se retire ? Les officiers ont une mine terreuse. Ce sont
les deux compagnies du fort Roupel.
Descendons d’auto, courons vers les officiers. Ils ne
veulent rien dire. Pourquoi avez-vous tiré le canon à blanc ? leur
demandons-nous. Ils ne veulent rien dire. Les officiers ont la mine terreuse.
Les soldats ont tiré à balle. Pourquoi avez-vous lâché ? Par ordre,
répondent-ils.
Descendez sur Serès, garnison de Roupel descendez, il ne
reste plus que dix sacs de farine.
Nous approchons de Kula tous yeux ouverts, rien. La terreur
des Macédoniens va trop vite. Nous avançons sur Sadjak, rien. Ce n’était qu’un
faux renseignement. Seul Latrovo peut maintenant nous couper la route et
Latrovo ce n’est plus sérieux, car nous avons eu la preuve écrite avant de
quitter Serès que les Bulgares demandèrent à Athènes la permission de
patrouiller jusque-là. Tout dépend encore de la rapidité du coup de téléphone.
Continuons. Latrovo est passé tout à fait sur la route,
c’est à gauche de la ligne du chemin de fer. Il faut nous assurer avant de le
dépasser que les ennemis n’y sont pas, car ils pourraient ensuite nous couper
la retraite. Nous laissons l’auto, nous traversons la voie ferrée au grand
ahurissement du poste grec dormant contre le talus. Les pauvres soldats grecs,
ils ne comprennent plus rien à ce qui se passe ; Français, Anglais,
Allemands, Bulgares, Serbes, n’en jetez plus, ils demandent grâce. Nous coupons
à travers champs, nous ne pénétrons pas dans le village par le chemin normal,
nous nous faufilons entre les maisons.
— Les Bulgares ? demandons-nous aux habitants.
« Non », font-ils de la tête.
Nous regagnons notre auto. La route s’incline. Voici
Demir-Hissar, nous y entrons. Tout le poste grec, à notre apparition, sort, les
yeux élargis. Quels sont ces arrivants ? Qu’annonce cette auto ?
Allemands, Anglais, Bulgares, Français ; nous la laissons là, car les rues
ne sont pas faites pour de semblables véhicules. Les soldats grecs n’en sont
pas encore revenus.
Demir-Hissar, c’est la figure même de l’invasion. Elle donne
une sensation de pâleur. Si les villes avaient un visage, Demir-Hissar serait
blême. Le silence. Des soldats grecs inquiets et inoccupés, des maisons
ouvertes où l’on voit qu’on a emporté ce qu’on a pu. Une grande place vide, un
minaret qui par-dessus les toits semble guetter une terrible approche ;
c’est Demir-Hissar prête à être livrée. Avançons.
Il ne reste plus que des Turcs, ils ont été massacrés
autrefois, eux aussi, par ceux qui sont à la porte. Mais aujourd’hui, ils sont
leurs alliés, ils attendent. Plus rien ne va dans cette ville. On a l’impression
que ceux qui demeurent ne peuvent même plus manger, non parce qu’il n’y a rien,
mais parce que tout paraît suspendu. L’épervier plane. Nous nous arrêtons pour
prendre le café, car tout est suspendu, sauf le café ; chez les Turcs on
boit le café jusque dans le cercueil.
Tout ce qu’il y a de fez accourt. On dirait que nous allons
faire de la musique.
La gare est-elle
livrée ?
Un sous-officier grec s’approche, il est grand, il a l’œil
farouche. Que faites-vous ici ? demande-t-il. Nous ne répondons pas.
Vous êtes des Allemands ? crie-t-il. Ah non !
clamons-nous à pleins poumons. Ce fut une transfiguration. La figure du
sous-officier passa immédiatement de la fureur à la grâce et à la joie.
Français, Anglais, répétait-il, en nous serrant les mains. Il ne voulut pas
qu’on payât nos cafés, il voulut en boire un avec nous. Prenez garde, il y a
des espions ici. Vous êtes sûrement signalés. Ils vont vous couper la route.
Partez, répétait-il, il craignait qu’on nous fît du mal.
La gare est-elle livrée ? lui demandons-nous. Le
gendarme est parti voilà trois quarts d’heures. Il n’est pas revenu. Je ne sais
pas ce qui se passe.
La gare est à trois kilomètres, nous rejoignons notre
voiture pour y courir. Sous-officier et soldats en apprenant qui nous étions étaient
entrés en joie. Les officiers qui venaient de le savoir et qui attendaient près
de notre voiture rentrèrent en fureur. Toute l’explication de la tragédie
présente de la Grèce est là-dedans ; ceux qui commandent tiennent pour un
côté, ceux qui obéissent tiennent pour l’autre. Mais il est des moments où la
fureur d’officiers ne compte pas devant un coup de volant.
Nous roulons vers la gare, nous l’apercevons. Notre voiture
s’enlise dans le sable, il faut une demi-heure pour la dégager. Pendant ce temps
le téléphone avait marché.
Je vous l’affirme, une deuxième fois, les Bulgares viennent d’imposer leur coup de force à Athènes. On allait livrer la gare.
Je vous l’affirme, une deuxième fois, les Bulgares viennent d’imposer leur coup de force à Athènes. On allait livrer la gare.
Le Petit Journal, 5 juin 1916
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).
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