Pourquoi je n’ai pas vu bombarder Athènes
(De notre envoyé spécial.)
Athènes, 24 juin.
On a failli bombarder Athènes, débarquer au Phalère, et voir
nos soldats arrachés des montagnes de la Macédoine faire monter sous leurs pas
la poussière de la Grèce vers l’Acropole.
J’étais parti de Salonique pour assister à cela. Mais
écoutez toutes les émotions de ces heures ; c’est de l’Histoire. Depuis
six jours au moins, rien qu’à respirer l’atmosphère de Salonique, on sentait
que quelque chose d’anormal était dans l’air, quelque chose de sensationnel, de
considérable. Les gens qui étaient à même de savoir posaient un doigt sur leurs
lèvres et, mystérieux et agités, disaient : « Vous allez voir ! »
Chaque officier rencontré vous demandait :
— Eh bien ! Est-ce que vous êtes au courant ?
— Non.
— Moi non plus, mais ce sera de premier ordre.
— Quoi ? Vous ne savez pas, insistait une autre
personne en vous serrant la main, pleine de pitié.
— Est-ce qu’il arrive des Japonais ?
— Mieux que ça !
— Des Peaux-Rouges ?
— Mieux que ça !
— Nous débarquons à Cavalla ?
— Peuh ! faisait-il.
On ne vivait plus que dans l’attente de cet inconnu. On
rencontrait dans les rues de Salonique un général de division dont le quartier,
jusqu’à présent avait été ailleurs que sur les quais ; on rencontrait des
officiers. Ils n’étaient évidemment plus sur le chemin de Sofia.
— On vous embarque, leur demandai-je ?
— Oui, mon cher, une fois de plus.
— Où allez-vous ?
— Est-ce qu’on le sait !
En effet, on les embarquait. Une brigade était déjà sur les
transports, l’armée d’Orient n’en avait pas fini avec son étrange destinée :
elle allait encore courir l’aventure et l’un de ses détachements partit pour
Athènes. C’est donc pour cela que, depuis plusieurs jours, Sarrail avait un
souci de plus dans les yeux.
Six cuirassés à droite de la rade venaient de recevoir l’ordre
d’être prêts et chauffaient.
Le lendemain matin, j’étais en route pour le Pirée. En même
temps que nous, un croiseur italien appareillait : il fallait que l’Italie
fût représentée.
En rade, à mesure que nous sortions, nous croisions des
transports pleins de troupes. Le casque colonial sur la tête, nos poilus
étaient sur le pont ; c’étaient les nouveaux pèlerins de l’Acropole.
Quelle histoire que l’histoire de ces soldats d’Orient !
Puis, le large nous prit et nous ne sûmes rien. L’après-midi
passa, puis vint la nuit, puis vint l’un des nombreux chalutiers qui montaient
une garde sévère, puis vint le matin. Nous approchions, nous tendions déjà l’oreille.
« Écoutez, disaient des amis, c’est le canon. » Ce
n’était pas le canon, ce n’était que sa hantise. Notre ignorance de la
situation grecque était entière. Pourquoi nos soldats devaient-ils débarquer à
Athènes ? Pourquoi des cuirassés étaient-ils prêts ? Nous ne savions
rien. C’est d’ailleurs toujours ainsi en guerre : ceux qui participent aux
événements en ignorent les causes. On se débat au milieu de l’incendie sans
savoir qui l’a allumé.
Nous approchions de plus en plus, nous n’étions pas à trois
heures d’Athènes, les chalutiers se multipliaient. Que se passait-il? Vo ici
les plus pures lignes que la nature ait jamais profilées sur l’horizon, c’est-à-dire
les côtes d’Attique. Voici l’Acropole encore toute petite, si l’on peut dire
que l’Acropole est petite.
Soyez calmes, Athéniens ; quoi qu’il arrive, le rocher
est sacré : ce ne sont pas les Français, ce sont les Allemands qui ont
fait Reims.
Midi !
43 degrés à l’ombre
Midi. 43 degrés à l’ombre ; et il n’y a pas d’ombre !
Nous rentrons dans le port du Pirée. Est-ce que nous allons y trouver place ?
Ce port est comme les boulevards un jour de carnaval, l’eau ne peut même plus
clapoter entre les bateaux tant ils sont serrés. C’est le blocus. Mais est-ce
la guerre ?
En passant, nous n’avons vu aucun cuirassé à Phalère, nous n’en
voyons aucun ici, pas de transports de troupes non plus. Que se passe-t-il ?
Le navire jette l’ancre. Comme d’habitude des barcasses viennent fourmiller
autour, comme d’habitude. Nous descendons, nous passons à la douane, nous
sortons sur la place. Il n’y a que des hommes qui dorment par terre. Une
demi-heure après, je suis à Athènes ; c’est le silence le plus majestueux
et le repos le plus étendu. Ceux qui ont des maisons sont couchés sous leur
moustiquaire, ceux qui n’en ont pas sont étendus le long des trottoirs. Le
voilà donc le bombardement à Athènes.
Non, mais le président du Conseil Skouloudis avait
démissionné. L’abcès était crevé ; il avait été énorme.
Depuis 48 heures, Athènes bouillonnait ; on
parlait haut dans les rues ; la Bourse baissait ; les Grecs disaient :
« Est-ce que l’Entente va continuer longtemps le blocus, sans nous faire
savoir ce qu’elle désire ? »
Les séances de la Chambre se prolongeaient… Il faisait une
chaleur inconnue au centre de l’Afrique.
À Salonique, nos troupes s’embarquaient pour Athènes, notre
escadre croisait dans les eaux de Phalère. Les ministres ennemis, leurs malles
bouclées, étaient prêts à chaque minute à partir pour Larissa. L’atmosphère
était étouffante. C’était mardi. À minuit, on apprenait la démission de Skouloudis.
Le lendemain matin, dès la première heure, M. Streit,
ancien ministre de Grèce en Allemagne, sur l’ordre du roi, part pour Egina
chercher Zaïmis en torpilleur. Zaïmis arrive, saute dans une auto et en route
pour Tatoï ! Tatoï est la résidence d’été des souverains.
Dès lors, ce chemin devient une véritable piste pour
automobiles.
Après Zaïmis, c’est le général Yannakitsas, ancien ministre
de la Guerre, c’est Gounaris ; tous les grands champions politiques
courent le circuit. La route est chaude. Auront-ils la chance de ne pas trop
crever ?
La note de l’Entente
À midi et demi, les ministres de France et d’Angleterre se
rendent aux Affaires étrangères. M. Politis, directeur politique, les
reçoit.
« D’ordre de nos gouvernements, lui disent-ils, nous
vous portons cette Note qui ne souffre ni discussion ni délai. »
C’était celle que vous connaissez, celle qui, enfin, parlait
net.
Skouloudis était absent, on le retrouve. Des troupes grecques
sont envoyées à Phalère qui s’opposeront à notre débarquement. L’artillerie
suit.
Pendant ce temps, le ministre de Russie, M. Demidoff,
ami personnel du roi, saute également dans une auto, prend part à la course, et
file à Tatoï. Sa Majesté ignorait la Note. M. Demidoff la lui présente. Sa
Majesté la prend nerveusement, la lit.
M. Demidoff lui apprend que 40 vaisseaux de guerre
sont sur ses côtes et que les Français sont prêts à mettre pied à terre.
— Eh bien ! c’est bon, dit-elle ; puisque c’est
le trône qui est en danger, je cède.
Skouloudis rassemble ses ministres démissionnaires, il les
tire les uns de table, les autres de leur sieste. À 4 heures, ils tiennent
conseil. L’escadre française commençait justement à montrer ses fumées du côté
de Phalère. La Grèce n’était plus, cette fois, pressée moralement, mais
effectivement.
Cependant Skouloudis est fin. S’il ne peut pas gagner autre
chose, il gagnera du temps ; il envoie Politis à nos ministres avec cette
mission : « Vous leur direz que, le gouvernement étant
démissionnaire, c’est à son successeur que la Note doit être remise. » Nos
ministres se refusent à accepter cette explication.
À 6 heures, le roi, vêtu de toile blanche, traverse
Athènes en auto découverte ; il arrive de Tatoï. Il rentre à son palais ;
il va tenir un suprême conseil et annoncer sa décision. Le prince héritier, le
général Dousmanis, chef d’état-major, des officiers d’état-major,
M. Streit, y assistent. Ils causent. Notre escadre fume.
La Chambre est toujours réunie ; Skouloudis y court :
« Nous déposons notre démission, dit-il. »
La Chambre crie : « Vive le roi ! Vive la
Charte ! »
Gounaris avait dit à ses amis : « Maintenant que
vous connaissez la Note, vous pouvez supposer la réponse que nous lui ferons. »
Mais Zaïmis se précipite aux légations de France et d’Angleterre : « Au
nom de mon souverain, prononce-t-il, je viens vous annoncer que nous acceptons
toutes les conditions de l’Entente. »
Ainsi en avait rapidement décidé Sa Majesté. Voilà pourquoi
je n’ai pas vu bombarder Athènes.
Le Petit Journal, 25 juin 1916
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 15 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire