mardi 28 juin 2016

Chantal Myttenaere vogue ailleurs...

Une citation de son premier roman, L'ancre de Chine, accompagne l'annonce du décès de Chantal Myttenaere, cinéaste et écrivaine belge: «Elle est allée vers le grand fleuve, s’est approchée des vagues. Ses yeux touchent l’infini.» Chantal Myttenaere, malgré quelques prix littéraires en Belgique, a accompli un parcours relativement discret dans le monde des lettres. C'est que son parcours n'était pas uniquement axé sur une création qui plongeait d'ailleurs dans la vie et tous les ailleurs, géographiques ou humains. Le livre d'elle que je regrette le plus de ne pas avoir lu s'intitule Le voyage en Cargo. Paru en 2002, il s'inspire d'un voyage qu'elle fit vraiment sur un cargo mixte, vers l'océan Indien. Celui qui me manque aussi, et où elle relate son dernier combat, en 2010, est un autre voyage - au pays du cancer: Ce n'était rien, c'est devenu tout!
Elle avait du talent, elle ne l'a probablement pas toujours exploité au mieux, mais je veux me souvenir d'elle et de son enthousiasme communicatif jusque dans les moments les plus difficiles, à travers les quatre ouvrages que voici.

Chantal Myttenaere n’était jusqu’à présent connue que comme cinéaste, pour avoir réalisé il y a un peu plus d’un an un court métrage de grande qualité, Le Moulin de Dodé. Elle y explorait déjà le domaine de la mémoire, qu’on retrouve élargi dans son premier roman, L’ancre de Chine. Un livre étonnant, dans lequel d’emblée une voix se fait entendre. Trois voix, pourrait-on même avancer : celle de la narratrice, celle de Marie, la grand-mère qui raconte sa vie, et bien entendu celle de Chantal Myttenaere dont l’entrée en littérature (grâce au prix RTL/TVi obtenu pour ce roman) est plus étonnante encore que l’entrée en cinéma.
La mise à plat d’une existence dont les événements sont aussi nombreux qu’extraordinaires se fait en effet, dans ce roman, avec une telle assurance dans l’écriture que le sentiment de la vérité naît dès les premières pages. Puis le lecteur est aspiré comme on peut l’être par une narration sans failles, confronté aux souvenirs qui remontent à la surface et dessinent des images dont le mouvement devient celui de la vie même. L’amour, la mort, la joie, la souffrance, quelques autres vérités fondamentales encore, l’essentiel en somme – mais qui est le plus difficile à dominer dans une fiction – se trouve au cœur du roman. Et ce cœur bat, profondément, au rythme de voyages dans le temps, dans l’espace, parmi les êtres.
Marie a voulu échapper à son horizon. Celui, sombre, très sombre, des mines de la région de Charleroi. Celui du souvenir, déjà, de son frère César, blessé à mort par la peur de la guerre – celle de 14-18. Elle a épousé Albert, peut-être parce qu’il vient d’Alsace et qu’il voudra un jour partir avec elle, bien qu’il travaille à la mine. Elle a un amant, plus doux que son mari, peut-être pour se donner une deuxième chance. C’est cependant avec Albert, invité à travailler en Chine, qu’elle part à la découverte du monde. Qu’elle est séduite par le luxe du bateau qui les transporte. Qu’elle découvre la griserie de l’alcool. Qu’elle croit rencontrer ses rêves.
La déchirure, entre ceux-ci et la réalité, sera douloureuse. Il y aura un autre amour, infini, parfaitement partagé, avec un chirurgien chinois. Mais Marie n’ose pas quitter Albert. En Chine, c’est la guerre. Les enfants sont confiés au frère d’Albert, en Belgique. La guerre les rattrape eux aussi, et les mauvais traitements de leur oncle. Marie, blessée dans sa chair de mère…
On n’en finirait pas de suivre Marie, d’épouser chacun de ses pas, de trembler avec elle, de partager son malheur en espérant lui ôter une partie de son poids douloureux. C’est le travail de la Petite, la seule de la famille à éprouver pour Marie autre chose que de l’agacement, qui écoute et qui raconte la vérité, sans la transposer dans un roman comme sa grand-mère le lui a demandé.
Tout cela, écrit au présent, bouleverse comme peut le faire une grande passion. Celle d’écrire, menée jusqu’à ce résultat bouleversant par Chantal Myttenaere.

Le voleur de fenêtres (1992)
Chantal Myttenaere apprécie visiblement les fins de mondes. Son premier roman, L’ancre de Chine (prix RTL-TVi 1988), poussait jusqu’aux confins de l’Asie. Celui-ci part vers le nord – on imagine cela quelque part aux confins de l’Écosse, à moins que ce soit l’Islande, mais peu importe. Seuls comptent, dans le paysage, le froid et la neige. Mais l’essentiel tient surtout à une caractéristique moins matérielle, à une volonté très claire de pousser jusqu’au bout des terres, parce que cela correspond à d’autres volontés extrêmes.
Elisa, dont le père est parti depuis longtemps, et qui garde envers lui une profonde rancœur, parce que sa mère s’est suicidée ensuite, est appelée là où il vit, dans un pays très peu hospitalier où règne, en outre, une curieuse anarchie. Elle tombe dans cet univers étrange avec le sentiment de ne pas pouvoir s’y sentir chez elle mais elle sera très vite contaminée par l’atmosphère.
Le sujet est intéressant, les ambiances variées – du bonheur serein au tragique burlesque –, l’écriture souvent serrée, et pourtant la sauce ne prend pas vraiment.
D’où vient qu’on s’ennuie si souvent ici ? Il semble qu’une longue nouvelle aurait été la bonne dimension d’un récit qui ne méritait pas d’être tiré en longueur sans autre matériau que celui brièvement décrit.
Chantal Myttenaere, qui n’est pas seulement romancière mais aussi cinéaste, c’est évident, possède de véritables moyens, elle les avait déjà laissé percer dans son premier roman. Mais, ici, elle les noie dans une accumulation qui ralentit l’action et lui fait perdre une bonne partie de son intérêt. Le rendez-vous est fixé au prochain essai…

La trisomie du silence et La vie désertée (1997)
La tendresse de Chantal Myttenaere a quelque chose de désespéré dans La trisomie du silence, l’histoire d’une trahison. Philae a été quittée par Venise qui a pris un amant. Elle souffre, dans sa chair et dans son âme, de cet éloignement qui correspond pour elle à un véritable arrachement, comme si lui manquait dorénavant une partie d’elle-même.
Venise, la personne, se confond avec la ville du même nom et c’est à l’existence matérielle de cette ville que Philae se raccroche pour survivre et parvenir à oublier. « A Venise, j’irai fleurir la tombe de notre amour. A chaque date anniversaire, j’irai déposer des bouquets d’immortelles tombant en poussière. J’exténuerai mes sens à force de vent marin. A coup de fatigue, je dévaliserai notre amour. »
La langue est belle mais le texte est un peu long, étiré dans une certaine complaisance de la douleur. Ce qui touche, au début, exaspère à d’autres moments.
Dans les nouvelles de La vie désertée, en revanche, Chantal Myttenaere a trouvé la bonne distance pour dire la difficulté de partager des morceaux de vie. Les peurs avec lesquelles il faut bien continuer à avancer sont les cailloux d’un chemin escarpé. La route se divise et, à chaque carrefour, on y rencontre des personnages attachants, avant de passer à un autre…

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