mercredi 30 décembre 2015

Finir 2015 en marchant

C'était involontaire, mais il n'y a pas de hasard. Au moment de choisir les deux derniers livres parus cette année pour lesquels j'avais encore un peu de place dans Le Soir, et puis pour les autres c'était râpé, il faudrait attendre une réédition au format de poche, j'ai retenu deux textes en rapport direct avec la marche, ce mouvement fondamental dont je ne me lasse pas, même si je le rêve plutôt que de le pratiquer ces dernières années. Je leur fais une petite place ici, parce que je ne suis pas le seul à être attaché à ce mode de déplacement.

Dominique Fabre a donc publié cette année En passant (vite fait) par la montagne, titre dont j'aime la parenthèse qui minimise l'effort de la randonnée, pourtant accomplie dans des conditions parfois rudes du côté de la Savoie - mais entre Romme et Jérusalem, puisque deux lieux s'appellent ainsi. Il y a là des ados qui n'ont pas encore trouvé leur place dans la société, certains parce qu'ils sont arrivés en France il n'y a pas très longtemps, d'autres parce que, bon, la vie... Un encadrement, aussi. Et l'écrivain, donc, personnage un peu incongru dans le décor et qui semble d'ailleurs parfois se demander ce qu'il fait là. Mais il y trouve sa place, raconte comment pas après pas le groupe se crée un équilibre précaire, les personnages acquièrent leurs caractéristiques propres. Je suis content d'y être passé aussi, même vite fait, dans cette montagne.

Décor très différent pour Hubert Haddad, l'écrivain qui surgit souvent là où on ne l'attend pas, et cette fois c'est au Japon avec Ma, qui ne s'écrit d'ailleurs pas tout à fait ainsi mais allez, vous, créer dans un blog le caractère qu'heureusement vous retrouvez sur la couverture du livre. Comment, en tout cas, ne pas être ému par un texte qui s'ouvre par cette phrase superbe: "Le marche à pied mène au paradis." Et tellement vraie qu'on suit les personnages dans leurs déambulations qui semblent, trois fois, réécrire le paysage et le monde. En s'aidant de bâtons de marche rarement conseillés par les spécialistes: le haïku et le saké. Si, si, essayez, vous verrez...

dimanche 27 décembre 2015

14-18, Albert Londres : «Salonique, nid d'espions»




Salonique, nid d’espions

Notre envoyé spécial à l’armée d’Orient, M. Albert Londres, nous a tenus au courant par télégrammes des faits de guerre dont la Macédoine vient d’être le théâtre et, depuis la trêve de fait due à l’hésitation des coalisés, nous a dit l’effort que font nos troupes pour rendre Salonique imprenable.
Par la lettre que voici, il nous décrit en détails pittoresques la vie même de Salonique, infestée d’espions et toute enfiévrée.

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, décembre.

Salonique est en accès de fièvre, et si les villes avaient un cœur, de tous les cœurs des villes c’est celui de Salonique qui battrait le plus fort. À chaque pas que l’on fait sur son quai et dans ses rues, on sent que l’on heurte de l’émotion, de la crainte, de l’angoisse, de l’espoir, de la peur, de l’espionnage et de l’affolement.
Vous marchez tranquillement, quelqu’un vous abat sa main sur votre bras et vous dit : « Les officiers de marine qui étaient en ville viennent d’être rappelés en tout hâte sur leurs bateaux. » On répond : « Bon, très bien ! » Mais le quelqu’un n’est pas satisfait et vous a glissé dans l’oreille : « J’en conclus que c’est cette nuit que la flotte va bombarder. » Vous tâchez de vous perdre dans la foule et de courir à vos affaires. Mais si vous avez eu le malheur de jeter seulement votre pardessus sur vos épaules on vous attrape par la manche et l’on vous dit : « Vous savez qu’un sous-marin grec vient de rentrer dans le golfe, trois torpilleurs français l’ont arrêté et ont l’œil sur lui, s’il bouge d’un mètre ils le coulent. » « Bon, très bien ! », dit-on ; mais la personne qui tient encore votre manche insiste : « Ce sera l’incident qui déclanchera tout. » Vous vous glissez de nouveau dans la foule, cette fois on vous court après et un ami vous dit : « Viens ! » On demande : « Où donc ? » Il répond : « Tu verras », et il vous conduit dans la salle à manger d’un hôtel. En vous montrant le général anglais la cuiller à la main, il vous dit : « Regarde. » On regarde et on demande : « Qu’a-t-il donc de spécial ? » On vous répond : « Tu ne vois pas la tête qu’il a ? »
Et on vous explique : « Il s’asseyait pour commencer son dîner, il était tranquille comme d’habitude quand un marin anglais est arrivé porteur d’un pli. Il l’ouvrit et tout en le lisant changea de figure, depuis, contre son ordinaire, il mange nerveusement et se dépêche. »
Puisque le bonheur vous a conduit dans une salle à manger vous en profitez pour vous asseoir devant une table. Vous pensez ainsi avoir une demi-heure de sérénité, vous avez trouvé un camarade de Paris, vous vous dites : on va causer des boulevards. Vous n’en êtes pas au potage qu’une de vos connaissances ouvre la porte, s’appuie les deux poings sur votre table et s’écrie tout bas : « Mes enfants, je vous cherchais. » On lui répond : « Vas-y ! » Il y va : « Des patrouilles de sous-officiers sans arme parcourent la ville et font rentrer immédiatement au camp tous les soldats permissionnaires qu’ils rencontrent. Il se prépare de grands événements pour cette nuit, on va veiller l’arme au pied. » La connaissance reprend aussitôt : « Ce n’est pas tout », et elle continue : « Le gros de la flotte vient de recevoir l’ordre de quitter Malte sur l’heure et d’accourir ici. » Heureusement que vous êtes à table et que vous pouvez un moment noyer dans le bruit de la porcelaine l’avalanche de ces nouvelles.

Les consuls veillent…

Vous entrez dans un restaurant, que voyez-vous ? Le consul de Bulgarie et un officier français mangeant en tête-à-tête sur une petite table. Pourquoi ? Parce que l’officier français n’a trouvé qu’une seule place de libre, à la table il y avait déjà un monsieur qu’il ne connaissait pas, il a demandé au monsieur : « Cette place est-elle libre ? » Le monsieur a répondu : « oui » et les voilà qui se font des politesses à se passer les plats.
Vous allez à notre camp d’aviation. Quelle est la personne qui, le nez en l’air, contemple avec tant d’amour les oiseaux nés en France ? C’est M. le consul général d’Allemagne. Notre aviateur ne peut tout de même pas démolir son appareil pour lui descendre dessus.
Vous faites quelques pas sur le port. Voilà des troupes qui arrivent. Quel est ce monsieur, qui essuie son binocle pour mieux regarder, quel est cet admirateur passionné des armées françaises et anglaises qui ne rate pas un seul débarquement ? C’est M. le consul général d’Autriche.
Puis il y a aussi M. le consul général de Turquie. M. le consul général de Turquie fait les tramways.
Maintenant observez autour de vous. Un groupe d’officiers français ou anglais marche en causant, et derrière vous voyez un suiveur en civil qui, par le plus pur hasard, a le même pas que les officiers. Accompagnez les officiers, ils vont s’asseoir autour d’une table ; le suiveur s’assoit à la table à côté. Sans le faire exprès il se penche parfois si près d’eux que c’est tout juste si par mégarde il ne boit pas dans leur verre. Si les espions étaient de ces amorces que les enfants sèment sur les trottoirs, à chaque pas on en ferait claquer un.
Et savez-vous ce que c’est que cette ville où l’on rencontre à chaque tournent les représentants officiels de l’Allemagne, de l’Autriche, de la Bulgarie, de la Turquie, où l’on est assis dans le train à côté de l’agent du kaiser, où, quand vous avez une cigarette non allumée à la bouche, un Autrichien inconnu vient vous offrir du feu, ou quand vous marchez sur le pied d’un passant vous entendez un juron en bulgare ? Cette ville, c’est la base des armées franco-anglaises d’Orient !

Ils savent

Nous autres, nous ne savons sans doute pas exactement combien nous avons d’hommes, nous comptons en chiffres ronds, soit 100 000, 125 000, 150 000. Mais eux, si c’est 100 010, ils le savent. Ils savent le nombre des arrivants, ils comptent nos malades et ils calculent chaque jour. Si vous voulez avoir la statistique de notre armée, demandez-la leur.
Et les journaux ! Non ! jamais on n’a vu ça ! À toute heure vous entendez brailler : Le Nouveau Siècle, Le Courrier de Salonique. Ce sont des journaux allemands rédigés en français. Ils ont des nouvelles sensationnelles : Pourquoi l’Allemagne sera victorieuse. L’échec des Alliés. L’Italie n’est pas si bête. Les Français en déroute. Et l’on crie ça sous le nez de l’armée française et on offre ces numéros à des officiers français, et des officiers français, qui ne savent pas encore, donnent devant tout le monde un sou pour les posséder.
Nous avons envoyé des cuirassés, des canons, des soldats, des avions, mais nous avons oublié les balais. Envoyez d’urgence les balais.
Il n’y a qu’une chose au milieu de cette ville, tourbillonnante, paradoxale, sournoise et peut-être bientôt sanglante, il n’y a qu’une chose qui nous remette l’esprit en place, c’est lorsque le soir, vers sept heures, sur le quai, vous voyez passer une automobile éclairée, et que dans cette automobile vous reconnaissez un homme dont le regard devant les événements les plus sombres est toujours droit, limpide et puissant. Cet homme c’est un général, ce général c’est Sarrail.

Le Petit Journal, 27 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

vendredi 25 décembre 2015

En rayon : John MacPartland, «La pente savonneuse»

Est-ce d'avoir lu hier, parce qu'il est réédité au format de poche (Libretto) dans les premiers jours de 2016, Les oreilles sur le dos, de Georges Arnaud, publié la première fois en 1953, et de m'être dit qu'il aurait bien eu sa place en Série noire? (Dans la rétrospective que j'ai conduite à travers la collection il y a quelques mois, cette année-là, c'était Touchez pas au grisbi!, d'Albert Simonin.) Est-ce pour ne pas laisser passer les derniers jours de 2015 sans revenir une fois encore à une collection qui célèbre son 70e anniversaire? Toujours est-il qu'en explorant les vieilleries de ma bibliothèque, je sors des rayons, aujourd'hui, un volume de la Série noire daté de 1957 (le même millésime que, dans la rétrospective déjà signalée, Chauds les glaçons! de Ian Fleming, titre qui deviendra plus tard Les diamants sont éternels). Il est signé John MacPartland, à la carrière d'écrivain brève mais dense - une douzaine de romans publiés de 1952 à 1959, la plupart traduits à la Série noire. Et c'est le premier: La pente savonneuse. Dont voici le début:

Elle était assise au bout du bar coudé, dans la partie la plus courte du comptoir, où il n’y a place que pour trois tabourets. J’apercevais son profil dans la glace, derrière le barman. Et en regardant sur ma droite, mine de rien, je la voyais en plein de face.
Je ne crois pas que je sois bien doué pour vous la décrire en détail. Voici toujours de quoi vous donner une idée : dessinez un ovale au fusain, un ovale étroit et parfait. En haut de l’ovale, ajoutez ses cheveux, des cheveux soyeux, châtain foncé. Un front haut, les sourcils à peine arqués. Pour les tracer, vous pouvez appuyer carrément sur votre fusain.
De grands yeux, innocents, limpides, honnêtes. Même dans ce bar, ils vous faisaient penser à une fille habituée aux chevaux, ou aux voitures de course. De ces yeux qui regardent loin et qui voient tout, sans hâte, sans énervement, sans nonchalance.
Toutes les filles que j’ai rencontrées avec cette tête là ne valaient pas un clou. Mais je n’en ai pas moins continué à espérer. Un visage de jeune gars intelligent. Vous voyez ce que je veux dire : les ligne pures du nez, des joues, des pommettes, de la bouche, du menton, du cou… Il ne s’agit pas de beauté, et encore moins de joliesse. Non. Mais d’élégance, peut-être de noblesse. Une belle bouche, aux lèvres pleines, au dessin ferme.
Elle portait une jaquette grise toute simple, avec un petit foulard en soie d’un orange vif. Elle ignorait complètement mon existence. Peut-être avait-elle vaguement aperçu le soldat qui occupait le centre du bar – il n’y avait pas foule – et probable qu’elle savait que je la regardais, tantôt en lui jetant des coups d’œil furtifs par-dessus mon épaule, tantôt en étudiant son profil dans la glace. Les femmes remarquent toujours quand un homme les reluque, et d’habitude, ça leur plaît. Mais celle-ci, que je la regarde ou pas, ça ne lui faisait ni chaud ni froid.
C’était le milieu de l’après-midi. Quatre ou cinq personnes seulement dans le bistrot. Tout au bout du comptoir, le barman discutait base-ball avec un gros lard. Dehors, un soleil éclatant sur la Calle Principal. Ne vous laissez pas bluffer par ce nom : c’est tout simplement une petite rue secondaire de Monterey, en Californie, la classique rue commerçante de l’Amérique.

jeudi 24 décembre 2015

14-18, Albert Londres : «Notre front est solide»




Salonique va être attaquée de trois côtés

Il est à peine besoin d’appeler l’attention sur l’importance de la dépêche suivante de notre envoyé spécial à Salonique. On pourra se rendre compte que si ailleurs on discute encore sur la question de savoir si les Bulgares pénétreront ou non en Grèce, l’opinion à Salonique est dès maintenant fixée.

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 23 décembre.

La retraite terminée, l’armée ayant gagné le territoire grec, le silence vous a peut-être paru se faire sur le front balkanique ; ce n’était pas le silence complet. Si l’on n’entendait pas le bruit des canons, des fusils, on pouvait entendre celui des pelles et des pioches.
En hâte, les Alliées se fortifient sur la ligne qui va devenir maintenant celle de leur défense et faire de Salonique un camp retranché redoutable.
La nouvelle position de défense que nous occupons, pour si bien choisie qu’elle soit, ne doit pourtant pas vous donner l’assurance que plus rien ne serait utile pour la renforcer. Ce dont l’armée d’Orient a besoin pour tenir son rôle présent, pour occuper dès maintenant les positions essentielles n’est pas considérable ; car l’armée d’Orient n’a pas terminé sa tâche ; elle saura résister à l’assaut qu’elle va sûrement subir après avoir mis Salonique en état de défense.
L’Allemagne, elle, a voulu bluffer ; elle avait dit à la Grèce et à la Roumanie ainsi qu’à tous ceux qui attendent : « Vous allez voir. »
Ils ont vu, en effet, qu’elle ne peut désormais rien entreprendre sans les Bulgares et c’est pourquoi nous avons eu le temps de nous retrancher.
Contrairement à ce qui a été annoncé de divers côtés les effectifs bulgares pénétreront en Grèce ; car l’Allemagne a assigné un rôle à la Bulgarie.
Le plan de l’Allemagne est simple, il est déjà en exécution. Elle tâchera de grouper cent mille hommes de l’armée Mackensen, les autres ont été dirigés sur Routchouk, Demberg et le front italien ; avec ceux-là elle descendra par Monastir. Les Bulgares venant par Guevgheli formeront le centre et les Turcs qui étaient avant-hier à Kustendil et qui marchent sur le col de Nevrocop seront l’aile gauche.
L’Allemagne compte ainsi nous attaquer par trois côtés.
Notre front est solide, et le chef qui le commande est un chef.

Le Petit Journal, 24 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

mercredi 23 décembre 2015

En rayon : Witold Gombrowicz, «Ferdydurke»

J'en apprends, des choses, en ouvrant ce vieux livre indispensable: la couverture de l'édition originale a été dessinée par Bruno Schulz! L'association des deux noms, Gombrowicz et Schulz, voilà qui "parle" au lecteur curieux de textes hors format, où l'audace d'un écrivain se manifeste par sa liberté assumée. Nous sommes tous, ou devrions tous être, des lecteurs polonais, d'une Europe qui se cherche encore mais dont on trouve quelques-unes des plus riches créations dans cette littérature. Reprenons donc, bien que la collection ne soit plus la même - 10/18 avait été le premier, Folio a pris le relais -, la traduction de Ferdydurke par Georges Sédir.

Ce mardi-là, je m’éveillai au moment sans âme et sans grâce où la nuit s’achève tandis que l’aube n’a pas encore pu naître. Réveillé en sursaut, je voulais filer en taxi à la gare, il me semblait que je devais partir, mais à la dernière minute je compris avec douleur qu’il n’y avait en gare aucun train pour moi, qu’aucune heure n’avait sonné. Je restai couché dans une lueur trouble, mon corps avait une peur insupportable et accablait mon esprit, et mon esprit accablait mon corps et chacune de mes fibres se contractait à la pensée qu’il ne se passerait rien, que rien ne changerait, rien n’arriverait jamais et, quel que soit le projet, il n’en sortirait rien de rien. C’était la crainte du néant, la panique devant le vide, l’inquiétude devant l’inexistence, le recul devant l’irréalité, un cri biologique de toutes mes cellules devant le déchirement, la dispersion, l’éparpillement intérieurs. Peur d’une médiocrité, d’une petitesse honteuses, terreur de la dissolution et de la fragmentation, frayeur devant la violence que je sentais en moi et qui menaçait dehors et le plus grave était que je sentais sur moi, collée à moi, sans cesse, comme la conscience d’une dérision, d’une raillerie, liées à toutes mes particules, d’une moquerie intime lancée par tous les fragments de mon corps et de mon esprit.
Le rêve qui m’avait tourmenté pendant la nuit et réveillé expliquait cette panique. Par une inversion temporelle qui devrait être interdite à la nature, je m’étais vu tel que j’étais à quinze ou seize ans : transféré dans mon adolescence, je me tenais en plein air sur un rocher, juste à côté d’un moulin sur une rivière. Je disais quelque chose, j’entendais ma petite voix de coq, haut perchée, depuis longtemps disparue, je voyais mon nez trop petit dans un visage encore inachevé et mes mains trop grosses ; j’éprouvais tout le désagrément de cette phase d’évolution transitoire, passagère. Je revins à moi mi-amusé, mi-effrayé. Il me semblait que, tel que j’étais ce jour-là, à plus de trente ans, je moquais et singeais le blanc-bec mal léché que j’étais jadis, mais que celui-ci me singeait à son tour et avec autant de raison ; bref, que chacun de nous deux singeait l’autre. Fâcheuse mémoire qui nous rappelle par quels chemins nous sommes parvenus à notre pouvoir présent ! 

mardi 22 décembre 2015

Antoine Bello et l’assurance-vie

Comment intégrer à une fiction des éléments peu solubles dans celle-ci ? Antoine Bello a choisi, à première vue, la solution la plus simple en répartissant les rôles entre deux narrateurs : d’une part, la matière la plus ardue est exposée en sept articles signés Vlad Eisinger dans The Wall Street Tribune ; d’autre part, le commentaire, l’approfondissement et le caractère romanesque des personnages sont confiés à Dan Siver, écrivain. Mais des passerelles sont jetées entre les deux. C’est là que Roman américain affine sa construction, dans les échanges entre ceux qui se connaissent depuis longtemps et finissent par rapprocher leur vision d’une communauté de 580 habitants installés à Destin Terrace, en Floride. Le premier y puise les exemples de ses articles, le second y vit.
De quoi est-il question dans les articles ? Du « life settlement », soit le commerce de polices d’assurance-vie, en croissance d’autant plus grande que des sociétés s’y sont impliquées – au lieu des particuliers qui avaient été les premiers à le pratiquer –, ce qui suscite d’innombrables questions. En particulier celles qui font le titre du dernier article : « Le life settlement est-il utile ? Est-il moral ? » Avant d’en arriver là, le lecteur a pu se faire une opinion. Et accumuler bien des arguments pour répondre « non » aux deux questions.
Vlad Eisinger respecte les exigences de son journal. Elles sont parfois pesantes : « Mon métier n’est qu’une somme de contraintes… Je ne peux rien écrire qui n’ait été vérifié auprès de trois sources différentes. J’en ai marre de voir mes articles révisés par des avocats ou sabrés pour faire de la place aux résultats trimestriels d’IBM. » L’aveu est tardif. Il a longtemps défendu la rigueur de sa méthode devant les propositions que lui faisait son ami, celui-ci réécrivant une scène sur un ton plus vivant.
Dan dit avoir compris l’intention de Vlad : « chroniquer ton époque à travers le négoce de polices d’assurance-vie, comme Steinbeck ou Melville se sont servis de la mécanisation de l’agriculture ou de la chasse à la baleine pour peindre la leur. » Mais il lui manque, dit-il aussi, le souffle de la vie que ces romanciers insufflaient à leurs récits.
Les points de vue semblent inconciliables. Dan et Vlad bataillent de loin, sans quitter leur camp. Antoine Bello complète leur lutte amicale par des jeux qui semblent hors sujet : ils font des anagrammes avec des noms d’écrivains, Dan ajoute un fait sorti de son imagination à une page Wikipedia et, avec l’aide de sa nièce, lui donne les apparences de la vérité…
A l’arrivée, il s’agit bien de la chronique d’une époque à partir d’un angle étroit, mais à deux voix et avec, en prime, un tas de petites choses amusantes.

lundi 21 décembre 2015

En rayon : René-Victor Pilhes, «La Bête»

On a oublié René-Victor Pilhes, Prix Femina 1974 pour L'imprécateur, le seul de ses livres qui se trouve encore au catalogue du Seuil, son premier éditeur, malgré un Prix Médicis en 1965 pour son premier roman, La rhubarbe, et le torrentiel Loum, paru entre les deux (1969). De 1976, couvert de poussière et pas ouvert depuis longtemps, quasi introuvable, voici La Bête, un autre livre enragé. Ensuite, la carrière littéraire (si c'est une carrière) de René-Victor Pilhes connaîtra plus de bas que hauts, mais l'histoire n'est pas finie puisqu'il fait son retour en librairie dans les premiers jours de janvier avec La nuit de Zelemta (Albin Michel). J'attendais cela depuis 1999, ce qui fait un long silence... Rafraîchissons-nous donc la mémoire avec la première page de La Bête.

J’entends sonner le glas. Cela signifie donc que, conformément aux usages, le cercueil du jeune Pujol-Arnaud va quitter la maison familiale pour être transporté à l’église. Le glas resonnera à la fin de la cérémonie religieuse et durant le parcours de l’église au cimetière. L’enterrement qui commence promet de n’être point ordinaire. D’abord, en raison de la jeunesse du défunt. Ensuite, du fait que la famille Pujol-Arnaud est l’une des plus anciennes du village d’Orveix et qu’elle est connue dans toute la haute montagne ariégeoise. De plus, la personnalité du disparu, les circonstances étranges et scabreuses qui ont entouré sa mort, grossiront sans aucun doute le cortège. La présence à ces obsèques d’un ministre, d’un secrétaire d’État, de 24 jeunes délégués de l’OCDE les marque d’un cachet officiel qui étonne quand on sait que, quelques jours auparavant, personne en dehors de sa famille et de ses amis ne connaissait en France, a fortiori en Occident et au Japon, Paul Pujol-Arnaud, fils d’un instituteur récemment décédé, petit-fils d’un receveur des Postes d’Orveix, étudiant en Lettres à Toulouse, découvert un matin à l’entrée d’une mine désaffectée de la Haute-Ariège, éventré, dit-on, par un ours. Enfin, quatre compagnies de CRS disposées sur les collines et autour du cimetière, une nuée d’inspecteurs des Renseignements généraux postés derrière les tombes et les cyprès complètent le tableau, lui conférant un caractère surréaliste.
Moi, je me prépare. D’habitude, lorsqu’un habitant de mon village meurt, je me rends, moi aussi, à la maison mortuaire et j’accompagne le cercueil jusqu’à l’église. Cette fois, je suis resté chez moi. Depuis trois jours je médite sur ces événements auxquels, malgré moi, je fus mêlé. J’ai réfléchi à la conduite que je devais tenir. Je pouvais parler à la famille, aux camarades de Pujol-Arnaud, à la police, à des avocats, aux dirigeants de certains journaux, à des responsables politiques. Mais le cynisme dans lequel baigne l’affaire, l’extrême gravité de celle-ci font que je me méfie de tout et de tous. J’ai peur. Au surplus, je me sens coupable. Personne ne sait encore que je connais la vérité. Si, d’une manière ou d’une autre, les monstres l’apprenaient, on me retrouverait, moi aussi, un matin, au fond d’une crevasse ou d’une galerie, éventré par un ours des Pyrénées. Par ailleurs, il est au-dessus de mes forces, contraire à mon tempérament, de garder cette vérité pour moi. Je vais donc surprendre amis et adversaires, innocents et coupables. Je vais clamer la vérité. Si, par la suite, un malheur s’abattait sur moi, les monstres, du même coup, se démasqueraient eux-mêmes.

dimanche 20 décembre 2015

14-18, Albert Londres, 17° au-dessous de zéro




Sur la côte 516 au Vardar

Notre envoyé spécial à l’armée d’Orient a tenu, par dépêche, les lecteurs du Petit Journal au courant de ce drame poignant que fut la retraite de cette admirable armée serbe aux prises avec les armées allemandes, autrichiennes et bulgares coalisées ; il nous a dit au jour le jour le repli des armées alliées vers Salonique où elles ont organisé un véritable camp retranché.
Dans la lettre qu’il nous adresse aujourd’hui, il conte des épisodes de cette campagne d’Orient où nos troupes ont dû suppléer par leur bravoure à leur infériorité numérique.

Valandovo, décembre.

Voir nos soldats en France et les voir en Serbie, non, ce n’est pas la même chose. Qu’un poilu quelconque monte la garde au pied d’un pont sur la Marne, cela ne vous touche plus guère, mais quand on longe le Vardar, que des yeux on est en train de suivre des aigles qui passent à travers la neige par-dessus les montagnes, et qu’on s’entend crier : « Halte-là ! » et qu’on regarde et qu’on se trouve devant une capote bleue, c’est une émotion qui vous arrête.
Ces villages que nous occupons, je les avais vus il y a huit mois, encore chauds des cadavres des comitadjis. Stroumitza ! Valandovo ! qui donc des quelques-uns que nous étions pensait revenir dans ces coins sauvages de Macédoine ? Et nous y revenons, et quand nous entrons à Valandovo nous entendons une fanfare qui joue Sambre-et-Meuse et nous voyons deux officiers français, à la place du muezzin, accoudés sur le balcon du minaret, et au milieu d’une foule de soldats s’élève une voix qui dit : « Au nom du Président de la République, je vous décore de la crois de guerre. »
C’est un poilu de deuxième classe qui accroche un ruban à la tunique d’un général. Pendant ce temps les canons anglais roulent leur grosse voix dans les ravins. Puis le poilu embrasse le général et chacun, comme s’il avait froid, sent un frisson le parcourir.
Le général, c’est Bailloud. C’est sa division qui la première sauta du train pour défendre le pont du Vardar. La dernière fois que je l’avais vu, c’était dans la cour du château de Seduhl-Bahr : 41 degrés de chaleur ; je le retrouve ici : 17 au-dessous de zéro la nuit dernière.
Elle n’a peut-être pas donné de grands résultats, l’expédition d’Orient, elle ne prendra peut-être qu’une page dans l’histoire du grand massacre européen, peut-être, peut-être, mais quand on pourra la lire, ce sera la page que les cœurs sensibles ne pourront pas lire jusqu’au bout. En attendant, passons.
Le général Bailloud remonte à cheval. Suivi de quatre cavaliers, il s’en va vers Stroumitza. Petit groupe qui ne vous dirait rien dans les campagnes de France, mais ici, devant un minaret, contre ces montagnes de bandits, c’est comme la sentinelle sur le Vardar. Ça vous met du rêve dans l’esprit.
La dernière hauteur qu’occupent nos troupes à gauche de Costorino est la crête 516. C’est vers elle que nous nous dirigeons à travers la vallée de Bojania.
Tous les soldats serbes ne sont pas partis. Quelques-uns sont restés pour nous servir de guide. Nous les rencontrons, errants dans ces campagnes. Ils sont perdus au milieu de nous. Ils nous savent leurs amis, ils nous aiment bien, mais ils sont timides et ils errent. On leur a dit : « Vous viendrez chaque jour chercher votre nourriture et votre quart de vin. » Le premier jour ils sont venus. On leur a donné une gamelle et un bidon. On a voulu tout de même leur donner du vin. Ils ont levé leur main en signe de confusion. On leur a dit qu’il n’y avait rien là d’extraordinaire, que c’était la ration quotidienne. Ils n’ont pas voulu le croire. Ils sont partis sans leur vin. Nous les rencontrons presque toujours seuls, appuyés contre un arbre ou caressant un âne au passage. Nous les aimons bien mais ils n’osent pas toujours s’approcher de nous. Ils viennent le moins souvent chercher à manger. Ils errent.
Toute cette vallée de Bojania a été conquise par les Français. Nous marchons sur les emplacements des anciennes batteries bulgares. Ce sont les Anglais qui y campent maintenant. Du lac Doiran, qui fait plutôt songer à Lamartine qu’à la guerre, à une petite c^te qui n’a pas de nom, ils s’installent. Et nous gravissons toujours les montagnes et nous tombons de la capote kakhi dans la capote bleue. Dans ces neiges, loin de la France, voici le France qui se bat.
Ah ! la belle guerre, si elle avait pu continuer comme au début. Qu’ils étaient heureux les soldats et les chefs, ils allaient se servir de leurs jambes ! On allait avancer. Plus de tranchées, plus de guerre à l’allemande – car l’Allemagne, au-dessus de toutes ses flétrissures, portera celle d’avoir dégradé la guerre – en avant et homme contre homme, mais un ordre arrive, il faut s’arrêter. Et l’on s’arrête sur cette côte 516.
Tout à l’horizon n’est que montagnes et courtes vallées. De cette 516, en face, sur une autre crête, apparaissent les positions bulgares. Près de nous, presqu’au sommet d’un mont, une batterie de 75, à chaque fois qu’elle tire, semble vouloir s’élancer pour, d’un nouveau bond, le franchir tout entier et entre ses deux feux, dans la vallée, tout ratatiné comme par la peur, se blottit le village de Costerino.
Hier, il faisait du brouillard. Descendant de cette côte, quatre poilus sont partis dans cette vallée. Avec leurs quatre fusils, ils se sont mis à faire un bruit de bataillon qui attaque. Les Bulgares se sont réveillés et, au hasard de la brume, ont tiré, sur ce bataillon de quatre, trois cent cinquante coups de canon. Nos hommes sont remontés pleins d’orgueil, ils n’avaient jamais espéré coûter si cher à un État.
Ceci est ce que nous avons devant nous, mais un commandant, à mes côtés, étend le bras et me dit : « Voyez derrière ». Il me désigne des monts et continue : « Nous avons subitement bondi du Casque d’Or au dos de Chameau, du dos de Chameau à la pyramide, puis nous sommes arrivés sur le mamelon des Cinq Arbres, puis nous avons délogé du Bonnet de Police – ne vous étonnez pas de ces noms ; comme ils se battent dans un pays inconnu, à mesure qu’ils avancent, ils baptisent. – On marchait, on se remuait. Vous voyez ces positions, nous étions en bas, les Bulgares étaient en haut, je criai : « En avant ! » et les enfants grimpaient et d’en haut, les Bulgares dégringolaient. Nous sommes arrivés face découverte jusqu’où nous sommes à présent. L’ordre est venu d’arrêter l’élan. Quel dommage ! c’était vraiment agréable ! »
J’écoutais le commandant, mais en même temps j’entendais des échos me parvenir. Ils disaient : « 516 ! Qu’est-ce que représente maintenant cette côte 516 dans le grand conflit mystérieux d’Orient ? La pensée de personne n’est posée sur ce bout de montagne. Ce qui intéresse à cette heure, c’est ce qui se passe à Athènes, à Berlin, à Paris, c’est ce qui sort des combinaisons diplomatiques, même en France, ô colline, on t’ignore et te dédaigne. C’est de faits plus brûlants qu’il faut s’entretenir, la curiosité a soif de grandes nouvelles, à autre chose ! »
C’est peut-être autre chose, en effet, qui passionne la foule ; n’empêche que c’est tout de même ici, que pour cette foule, passionnément le sang se verse.

Le Petit Journal, 20 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

samedi 19 décembre 2015

D’une cuisine à Lampedusa

Maylis de Kerangal a bien résisté, l’an dernier, à l’avalanche de prix littéraires qui lui est tombée dessus pour son excellent Réparer les vivants. Le roman, qui a longtemps caracolé dans le peloton de tête des meilleures ventes, a été depuis adapté à la scène et est en cours de tournage pour le cinéma. Comme indifférente au succès, elle avait publié, quelques mois à peine après la sortie de ce livre, un autre texte, plus court, à la fois intimiste et ouvert sur le monde, A ce stade de la nuit.
Un mot sur l’édition du livre qui, est paru une première fois en mai 2015, aux Editions Guérin, où Maylis de Kerangal n’avait jamais rien publié mais où sont accueillis, pour des ouvrages singuliers, des auteurs des horizons littéraires les plus divers (Jean-Christophe Rufin ou Sylvain Tesson sont du nombre). Le voici réédité, en cette fin d’année, sous l’enseigne qui suit l’écrivaine depuis longtemps, Verticales. L’actualité longue, les difficultés des émigrants à arriver en Europe, a motivé l’écriture du livre. Et le fait d’en reparler aujourd’hui.
« Une cuisine, la nuit. » Le décor est minimaliste, une lampe fait un cône de lumière, une femme boit un café réchauffé, elle fumerait bien une cigarette, la radio diffuse un journal qu’elle n’écoute pas, jusqu’à ce qu’un mot « se dépose : Lampedusa. Il résonne entre les murs, stagne, s’infiltre parmi les poussières, et soudain il est là, devant moi, étendu de tout son long, se met à durcir à mesure que les minutes passent – coulée de lave brûlante plongée dans la mer. »
Tout ce qui semblait immobile, à commencer par cette femme qui dit « je » et dont on peut penser qu’elle est Maylis de Kerangal elle-même, se met en mouvement. Mais d’un mouvement qui n’est pas visible, se fait par l’intérieur et la relie, en suivant des chemins inattendus, aux événements dont il est question à la radio : le naufrage d’un bateau de réfugiés libyens dont trois cents seraient morts.
L’esprit fait des bonds, de Lampedusa au Guépard, le film de Visconti inspiré du roman de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Du Burt Lancaster qui incarne le personnage central au Burt Lancaster de The Swimmer, un autre film (d’après une nouvelle de John Cheever, ce qui n’est pas précisé dans le livre) où il migre de piscine en piscine. « Il est le prince et le migrant », la phrase se glisse là comme par inadvertance, sinon que rien ici ne surgit par inadvertance.
Maylis de Kerangal traverse, toujours dans la pensée qui l’habite A ce stade de la nuit, les paysages et les nomme, retrouvant ainsi d’anciens réflexes humains, en vertu desquels ce qui est nommé n’est plus inconnu et, donc, est moins effrayant. Comme les pistes des aborigènes australiens se concrétisent moins dans des traces matérielles que dans des chants.
De ce livre marabout-bout de ficelle, il ressort une beauté tragique et non apaisée. La vie comme elle se pense.

vendredi 18 décembre 2015

En rayon : Alain Decaux, «Victor Hugo»

A priori, la biographie de Victor Hugo par Alain Decaux n'est pas celle que je conseillerais à quelqu'un qui me demanderait de l'orienter. Mais elle a été rééditée plus souvent et est donc plus facile à trouver en librairie que ma préférée, les trois volumes écrits par Hubert Juin et publiés chez Flammarion - d'ailleurs à peu près en même temps, autour du centième anniversaire de la mort du géant. Si j'avais, à cette époque, rencontré les deux biographes pour les interroger sur leur travail, seul Alain Decaux a eu l'insigne honneur de s'asseoir à côté de moi dans la voiture avec laquelle je le ramenais vers une gare. De Victor Hugo, il ne faudrait pas retenir que les moments grandiloquents. C'est pourtant le ton sur lequel Alain Decaux ouvre son premier chapitre...

J’ai aimé Guernesey, son granit et son sable. Ses prairies qui s’achèvent en plages ; ses vaches qui paissent dans le fracas des vagues ; ses menhirs et ses églises ; ses rhododendrons et ses pommes de terre ; ses tomates en serres ; ses jardins, ses ravins, ses ruisseaux bordés d’autant d’herbe que de varech, ses arbres cernés de sel et de lichen ; ses caps déchiquetés par le vent autant que par la mer. J’ai aimé ses bruyères, ses ajoncs, ses hortensias, ses magnolias, ses orangers en pleine terre ; j’ai aimé les mirages semés par ses rochers, esquisses qui se dérobent dans l’écume, bas-reliefs qui s’affirment par l’agression des flots.
J’ai aimé Saint-Pierre-Port, bâti jadis autour de bois sculptés apportés de Saint-Malo. J’ai aimé cette colline que la ville semble prendre d’assaut, ses maisons comme tassées l’une sur l’autre, espalier de façades blanches ou grises, « Caudebec sur les épaules de Honfleur », disait un voyageur. Surtout, j’ai aimé cette grosse demeure en forme de cube qui domine tout de sa masse sans grâce. Je l’ai aimée parce qu’elle s’appelle Hauteville House.
Pourtant, rien de plus triste que les trois rangs de fenêtres à l’anglaise ouvrant sur la rue. Côté jardin, cela s’harmonise : la porte s’adoucit d’un perron de bois ; au premier étage un atelier vitré, prolongé par une terrasse, rompt la monotonie. Surtout, ce qui frappe, c’est ce balcon, sous le toit, qui court le long de la façade. De ce qui ressemble assez à une dunette de navire, on aperçoit tout Saint-Pierre-Port en bas, au-delà les îles de la Manche, certains jours le Cotentin. La France.
Il est inséparable d’une image, ce balcon : celle d’un homme qui, chaque matin, réveillé dès l’aube par le cri des mouettes et le canon de la citadelle, s’avançait sur les planches à claires-voies. Je le regarde.
Il n’est pas très grand, mais ce qui, au premier coup d’œil, émane de lui, c’est une impression de solidité, de force. Beaucoup de ceux qui l’ont rencontré à cette époque ont, sans se donner le mot, évoqué un vieux chêne. Nous les comprenons. Curieusement vêtu d’un costume de nuit rouge, les cheveux gris en broussaille, le visage creusé, comme fortifié de rides, ce n’est pas le château en pleine eau, là-bas, relié par une digue à la terre, qu’il regarde. C’est vers sa droite que les yeux de Victor Hugo cherchent quelque chose, ces yeux qui savent voir loin – et il en est fier. Il y a là une modeste maison, la Fallue, dont les fenêtres sont à la française, avec de petits carreaux.

jeudi 17 décembre 2015

Eléments de langage : C'est l'heure du rappel des titres

Non, à 10h25, sur cette chaîne info, peu importe laquelle, ce n'est pas l'heure du rappel des titres. C'est l'heure des publicités qui précèdent le rappel des titres, dans cinq minutes. Publicité dont la chaîne a probablement besoin, je ne le conteste pas. Mais pourquoi dire ce qui n'est pas et que, de toute manière, le téléspectateur, qui a une montre ou une horloge quelque part, ne croira pas?
Variante, utilisée surtout lors des retransmissions d'événements sportifs à l'étranger: Nous allons faire un détour par Paris. Pour une info de dernière minute? Ou pour la dernière bagnole à la mode, le régime souverain contre toutes les maladies, le chocolat plus riche en cacao que tous les autres chocolats ou le magasin le moins cher sur chaque produit?
Non, je ne vous le demande pas.

En rayon : Eudora Welty, «Le brigand bien-aimé»

Les œuvres des écrivains sont comme les amis et connaissances d'une vie. Il y a des personnes qu'on ne cesse jamais de fréquenter et d'autres dont, parfois sans raison, la présence s'efface. Il en va ainsi, en ce qui me concerne, d'Eudora Welty. Je me souviens d'avoir lu, publiées chez Flammarion, les traductions de certains de ses livres. Mais ne me demandez pas lesquels, ni même de quoi cela parlait. J'en garde une impression agréable, qui ne repose cependant sur rien de précis. En fouinant dans les rayons de ma bibliothèque, je retrouve la traduction du Brigand bien-aimé par Sophie Mayoux, dans une réédition, sortie l'an dernier chez Cambourakis. Comment cela a-t-il pu m'échapper? Consolation: en février, cet ouvrage reparaît en poche, dans la collection Points. Une nouvelle occasion d'y revenir. Commençons déjà par la première page.

Le jour touchait à sa fin lorsqu’un bateau accosta à l’Embarcadère de Rodney, sur le Mississippi. Clément Musgrove, planteur innocent, chargé d’un sac d’or et de nombreux cadeaux, en débarqua. Il avait voyagé depuis la Nouvelle-Orléans sans rencontrer aucun péril, et son tabac avait été vendu à bon prix aux hommes du Roi. À Rodney l’attendait un cheval qu’il avait mis à l’écurie en prévision de son retour, et il comptait passer la nuit là, à l’auberge, car bien des dangers le guettaient sur le chemin de sa demeure. Au moment où il posait le pied sur le rivage, un soleil couleur de sang sombrait dans le fleuve et, simultanément, le vent se leva et couvrit le ciel de nuages noirs, jaunes et verts, gros comme des baleines, qui passèrent devant la face de la lune. Le fleuve était couvert d’écume, et les bateaux arrimés à l’embarcadère, ballottés par les vagues, tiraient sur leurs amarres. Du fleuve comme de la falaise se dégageait une même lumière verte de frondaison, et du bord de l’eau on voyait trembler et vaciller les flambeaux rouges qui jalonnaient l’Embarcadère-au-pied-de-la-Colline et grimpaient le long de la falaise, jusqu’à la ville. On entendait comme des bruits d’ailes, des bruits de hâte et de cavalcade, venus des voitures qui roulaient précipitamment dans les rues enténébrées, des gorges beuglantes des bateliers, venus de toute la nature sauvage qui se gonflait et se contractait dans le vent, pressant son halètement farouche tout contre les petites galeries de Rodney, faisant basculer une cloche dans un des clochers, ébranlant le fort, abattant un arbre sur le champ de courses.
Son sac d’or serré dans sa main, Clément se dirigea vers la première auberge qu’il vit au pied de la colline. Elle était tout illuminée et résonnait de chants.
Clément entra, alla droit sur l’aubergiste et demanda : « Avez-vous un lit pour la nuit, où je ne serai pas dérangé jusqu’au matin ?
— Certes, répondit l’aubergiste en brossant sa longue moustache – c’était un Anglais.
— Mais où avez-vous donc laissé votre oreille droite ? » dit Clément en indiquant du doigt le lieu de cette absence. Comme tous les innocents, il était fier dès qu’une chose au monde lui donnait l’occasion de se montrer astucieux.
Et l’aubergiste fut contraint de reconnaître qu’il avait laissé l’oreille fixée à une croix, sur une place de marché dans le Kentucky, pour avoir volé des chevaux.

mercredi 16 décembre 2015

14-18, Albert Londres : «Je ne dis que ce que je vois»



De la Tcherna à Salonique – Les émotions de la retraite

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 14 décembre,
arrivée le 15.

Dans l’espoir des journées rayonnantes

Ils étaient arrivés à Grasko. C’était pour accrocher les Serbes, c’était pour marcher sur Velès, c’était dans l’espoir de journées rayonnantes. Les troupes qui pénétraient en Macédoine ne venaient pas toutes directement de la Patrie, beaucoup d’elles sortaient du charnier des Dardanelles. Depuis des mois, sous quarante degrés de feu solaire, dans des tranchées taillées en pleins cadavres contre des positions imprenables, elles travaillaient ; il n’en paraissait rien.
La jeunesse, le renouveau, le changement de pays, comme on voyage en 1915, avaient fait tout oublier. Ils étaient partis pour prendre Constantinople par Gallipoli, on leur disait, à présent, que c’était par la Thrace qu’il fallait passer ; ils passeraient par la Thrace. Ils étaient arrivés à Grasko. Il y avait là des munitions en quantité, de la nourriture en quantité, la flèche qui s’avançait en Macédoine allait bientôt être lancée. Vive la guerre à la française avec rien devant sur la poitrine !
Le 1er décembre, un communiqué ennemi annonçait que nous nous retirions. Le communiqué était en retard de dix jours ; notre repliement caché avait commencé le 20 novembre.
Le 20 novembre, à 5 heures du soir, sur la Tcherna, une de nos compagnies vers Arkangel reçut l’ordre de revenir sur le pont de Vozarci. Ces centaines de mètres abandonnés étaient le premier mouvement de notre recul. Qui l’eût cru ? Est-ce que deux jours plus tard nous ne partions pas en avant sur Ichtip ?

L’évacuation par 17 degrés au-dessous de zéro

Le général Sarrail, dans une feinte d’offensive, enveloppait les premiers pas de sa retraite.
Nous sommes le 2 décembre. La nuit précédente, il avait fait 17 degrés au-dessous de zéro et un vent à vous taillader les joues. Le sang ne descendait plus dans les pieds, il allait falloir les remuer. Quand allait-on battre la semelle dans le derrière des Bulgares ? L’ordre, clairement cette fois, arriva d’évacuer.
Quoi ? Étaient-ils battus les poilus ? Ne savaient-ils plus tenir leur fusil ? Est-ce qu’on les avait sortis des Dardanelles pour venir les faire reculer ici ? Est-ce qu’on se payait leur figure ?
L’ordre arriva d’évacuer. Ce n’était ni une défaite, ni un mouvement précipité, ni un acte d’obéissance à la pression ennemie. C’était un recul volontaire, ordonné par le chef, par celui qui sait calculer et qui, dans les batailles, avant la route qui s’ouvre à ses armées, voit surtout le but où elle les conduira, et comme cela ce fut encore plus empoignant.
Alors les canons qui une première fois avaient traversé les mers, qui étaient allés d’abord tonner dans la presqu’île infernale, qui avaient ensuite repris le large pour être roulés cent vingt kilomètres le long du Vardar dans des défilés dont les montagnes leur renvoyaient l’écho de leur fureur, les canons, bâillonnés, hissés sur un pauvre petit chemin de fer, lentement, dans une vallée étroite, sous la neige, redescendirent. Et après les canons ce furent les pains, les viandes, les tonneaux ; et après les fourreaux, les croix-rouges, les caissons, les toiles de tentes.
Les hommes qui n’avaient pas encore bougé, qui résistaient là, sur cette pointe avancée, aux attaques des Bulgares qui avaient tant frappé pour se tailler cet angle dans la chair ennemie, les hommes regardaient s’en aller les instruments de la victoire. Leur tour arriva de les suivre. Ils déboulonnèrent les rails, incendièrent la gare et partirent devant ces flammes qui ne brûlaient pas seulement de pauvres murs mais leurs espoirs apportés jusqu’ici. Le long de la route, à cet endroit, il y avait une route. Le long de la voie, à pied, les fourgons protégés par une tête de pont, ils commencèrent à retraiter.

Le coup d’œil de Sarrail

Casque bleu sur le crâne, capote bleue sur l’échine, ils marchaient dans ce paysage inconnu, la neige blanchissait tout à l’horizon.
Ils descendirent sur Demir-Kapou. Le général Sarrail savait ce qu’il voulait. Le chef avait tout réglé d’un coup d’œil, tout allait s’opérer sans que l’on eût besoin de se presser d’un quart d’heure.
Mais eux, les soldats, que savaient-ils ? C’est sans doute à Demir-Kapou qu’ils allaient s’arrêter.
Demir-Kapou c’est une des portes de fer de la Macédoine ; c’est simple à décrire : le Vardar ; deux immenses montagnes de rochers, un tunnel de trente-huit mètres perçant l’une d’elles et pas un chemin. Quelle audace de l’avoir forcée ! Mais est-ce jamais l’audace qui nous a manqué ? Allait-on l’abandonner ? C’est devant qu’ils s’arrêtèrent. D’ailleurs, il ne faisait presque plus froid, tout allait, tout allait.
Les soldats atteignirent les durs rochers, la neige avait gonflé le Vardar qui coulait brutalement. Ils marquèrent le pas quelque temps, ils virent passer le malheureux petit train qui remontait chercher ce qui pouvait rester, on entendait des coups de fusil, c’était la tête de pont qui protégeait. Les Bulgares qui se réjouissaient de nous savoir tant engagés sur la rive droite et qui avaient fait les morts pour nous laisser supposer qu’ils ne l’avaient pas remarqué, nous sentant glisser si joliment entre leurs doigts, nous suivirent avec rage sur Demir-Kapou.
Là, derrière nous, était un étranglement. Si le moindre désordre, le moindre faux pas se produisait, si un homme tombait en travers, personne des nôtres ne sortirait. Mais le général Sarrail était calme, il savait ce qu’il avait fait. Et comme s’il s’était agi de rentrer à la caserne, par le tunnel, dans l’obscurité, les casques bleus reprirent leur marche.

L’explosion de la Porte-de-fer

Quand ils furent de l’autre côté des rochers et qu’à son tour le petit train fut revenu de son dernier voyage on alluma trois cents kilos de dynamite au pied de la Porte-de-fer ; une explosion retentissante bouscula l’air, elle avait sauté.
Ce n’était pas encore là qu’ils devaient s’arrêter, et notre armée arriva dans Gradek.
Au-dessus de ce village, sur ces positions, à la Dent du Chat, des coups de fusil sifflaient. L’armée ne leva pas la tête, elle regardait sur la rive droite où d’autres troupes repartaient. Était-ce là qu’ils allaient se rejoindre et déballer leurs toiles de tentes ?
Ils étaient venus pour libérer la Serbie, s’ils continuaient en arrière, il n’en resterait plus, ce serait pire que la Belgique. D’ailleurs, disaient les soldats de Gradek à ceux qui débarquaient : « Il y a dans ce village une église roulante, sur les murs extérieurs on y voit le paradis, l’enfer, faut voir ça, les copains ! »
Les copains, il faut encore descendre, ne desserrez pas vos toiles de tentes. Du courage, il faudra encore reculer. En route pour Stroumitza !

Le général Bailloud à Stroumitza

On arrive à Stroumitza. Le général Bailloud est le long de la voie. En me serrant la main : « À Sofia, me crie-t-il, parfaitement à Sofia. Cette retraite ne prouve rien. »
À Stroumitza les soldats reconnaissent l’endroit où voilà cinquante jours ils sautèrent du train pour courir aux Bulgares qui, plus près qu’on ne le supposait, guettaient pour le déchirer le drapeau français. Ils reconnaissent ce cimetière de cent vingt-trois croix blanches. Cent vingt-trois Serbes des trois cent cinquante qui moururent en mars pour faire ce qu’ils ont fait en octobre. Ils reconnaissent le pont, le grand pont du Vardar. C’est pour lui qu’ils étaient accourus de Salonique. Leur premier sang avait été donné pour le protéger, ce n’est tout de même pas eux, maintenant, qui vont le faire sauter. Ils le passent et ils entendent :
« Faites flamber ! » La gare s’allume et le pont saute.
Il reste vingt-cinq kilomètres pour arriver à Guevgeli, si on les franchit on sortira de Serbie. Une main de fer tire toujours en arrière, il va falloir les franchir.
Patience, Serbie, nous étions venus pour te délivrer et voilà qu’on détruit ta dernière ligne, qu’on laisse tes tombes aux pas des Bulgares, on va brûler ta dernière maison-frontière. Patiente ! Quand les Français reculent, tout n’est pas dit. Souviens-toi !

La dernière étape !

Nous arrivons à Guevgeli. Des constructions de bois qui s’élevaient pour les hôpitaux ont disparu. Il n’y avait donc pas que sur le Vardar, à mesure que nous le descendions, qu’il se passait des choses. Il s’en passait bien d’autres. Mais je ne suis pas un historien, je ne sais pas ce qui s’est accompli le long de cette rivière, je ne dis que ce que je vois et voici ce que je vois à Guevgeli :
Un bataillon serbe en rang attend nos troupes. Elles passent. Il les regarde quitter sa patrie dont ce soir il ne restera plus rien, plus une borne kilométrique. Il ne bouge pas pendant trois heures. Puis il reçoit l’ordre de se joindre à nous, il se joint et part. Alors on crie : « Flambez la gare ! »
Le bataillon serbe ne se retourna pas.

Le Petit Journal, 16 décembre 1915.

La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 11 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).

mardi 15 décembre 2015

En rayon : Larry McMurtry, «Texasville»

La loi de la nouveauté est terrible, elle fait disparaître en rayon quantité de livres qu'on n'a pas lus et qu'on voudrait lire ou dont on se dit, avec une naïveté qui ne dure jamais très longtemps, qu'on va les lire. Soufflons sur la poussière, ravivons les couleurs des couvertures. Avec, aujourd'hui, un roman de Larry McMurtry, auteur presque oublié qui bénéficie depuis quelque temps d'un regain de curiosité bien méritée. Texasville est paru en 1987 pour la VO, a été traduit en français deux ans plus tard (chez First, mais qui lisaitt les romans parus chez First?) et est ressorti en janvier 2012 chez Gallmeister. Ouvrons...

Assis dans son jacuzzi, Duane tirait au .44 Magnum sur la niche qu’il venait de s’offrir : un édifice en rondins à deux étages censé reproduire un fortin du temps de la conquête de l’Ouest. Il l’avait achetée avec Karla dans une foire à Fort Worth, un jour où ils s’ennuyaient tous les deux. On aurait facilement pu y loger plusieurs danois, mais jusqu’à présent aucun occupant n’y avait élu domicile. Shorty, le seul chien que Duane pût tolérer, refusait de s’en approcher.
Chaque fois qu’une balle atteignait sa cible, des éclats de bois fendaient l’air. Le terrain de la nouvelle demeure des Moore venait d’être ensemencé à grands frais, mais l’herbe n’y faisait que de timides apparitions. Perchée sur une longue falaise rocheuse, la maison surplombait une vallée criblée de puits de pétrole et de bassins d’eau salée. De petites routes luisantes de graisse la sillonnaient, menant d’une pompe à une autre. Ce promontoire n’était vraisemblablement pas l’endroit idéal pour faire pousser de l’herbe des Bermudes, mais deux hectares en avaient déjà été semés. Pour Karla, tout était possible à condition qu’on y mette le paquet.
Duane avait encore moins confiance dans l’herbe des Bermudes que ces malheureuses graminées n’en avaient en leur propre pouvoir, mais il n’en signa pas moins le chèque, tout comme il l’avait fait pour la niche qu’il était en train de réduire en petit bois. À grand renfort d’achats inutiles, il avait presque réussi pendant un temps à se convaincre qu’il était toujours riche, mais ce stratagème ne marchait plus.
Shorty, un berger noir du Queensland, sursautait à chaque détonation. Contrairement à Duane, il ne portait pas de casque sur les oreilles, mais il aimait tant son maître qu’il ne le quittait pas d’une semelle, même au risque de devenir sourd.

lundi 14 décembre 2015

Hilary Mantel et les intrigues de Cromwell

Thomas Cromwell s’est hissé aux sommets du pouvoir Dans l’ombre des Tudors – titre du premier volume, traduit en 2013 et disponible aussi au format de poche, de l’ensemble romanesque à travers lequel Hilary Mantel retrace sa carrière. Secrétaire du roi Henri VIII, il doit aplanir les difficultés que le souverain provoque lui-même dans sa vie matrimoniale. Henri s’était lassé de Catherine d’Aragon pour épouser Anne Boleyn. Mais Henri rêve désormais de Jane Seymour dont il veut faire sa troisième épouse. Ou sa vraie première épouse, si l’on considère les moyens mis en œuvre pour faire annuler les précédents mariages sous les prétextes les plus divers.
Le pouvoir s’inscrit dans cette période, de septembre 1535 à l’été 1536, jusqu’à l’exécution d’Anne Boleyn. Et, dans la foulée, de quelques hommes. Comme par hasard, ceux qui avaient une responsabilité dans la chute du cardinal Thomas Wosley. Cromwell, fidèle à son maître même après la mort de celui-ci, n’a pas renoncé à le venger. Et sa vengeance est terrible, à la mesure de la place qu’il occupe dans les rouages du royaume.
Thomas Cromwell, rappelons-le à la manière dont quelques nobles se chargent de le lui dire dans le roman, est un homme de basse extraction. Son père était forgeron, ce qui suscite le mépris de quelques grandes familles pour lesquelles il n’est pas digne d’occuper ses fonctions. Mais, qu’on le veuille ou non, son bras est désormais puissamment armé. Et s’opposer à lui est devenu dangereux, à moins d’avoir la possibilité de l’écarter. Ce n’est pas réalisable, au moins pendant cette période. Il tire lui-même les fils des marionnettes qui croient intriguer pour leur propre compte, quand elles ne font, en réalité, que se conformer aux vœux secrets de Cromwell.
Pétri de paradoxes, l’homme est fascinant. Plus exactement : la romancière en a fait un personnage fascinant à travers ses paradoxes. Elle l’anime comme un être de chair, de sang et de convictions. Il est bien mieux qu’une figure historique. Hilary Mantel s’est autorisé, elle l’explique en fin de volume, quelques libertés avec les faits. Elle pouvait se le permettre : les zones d’ombre de l’Histoire sont l’espace où la fiction s’épanouit. Celle-ci en particulier.

dimanche 13 décembre 2015

14-18, Albert Londres : les faits, secs et nets




Comment s’est effectuée la retraite

(De notre envoyé spécial.)
Salonique, 11 décembre.
Arrivée le 12.

Voici secs et nets les faits qui se sont passés depuis huit jours, du commencement de notre retraite à sa fin.
Le 1er décembre nous occupions, sur la rive gauche de la Tcherna, Kavadar-Krivolak ; notre front avait soixante-cinq kilomètres. Les deux raisons qui nous avaient fait occuper ces points, secourir la Serbie et marcher de l’avant, n’existant plus et notre situation étant hasardeuse, la retraite fut décidée.
Le 2 décembre commença l’évacuation de Krivolak. En nous retirant nous fîmes sauter le pont de Vauzarcis et le pont de Varco sur la Tchernika et celui de Ribartchi sur Tcherna.
Pour faciliter notre mouvement en arrière, le général Sarrail fit en sorte que l’ennemi crût qu’il changeait ses plans. Il élargit ses positions sur la rive gauche du Vardar, il lui donna l’impression qu’il allait marcher sur Ichtip, il se rendit maître, dans cette direction, de plusieurs points.
L’ennemi, inquiet, nous attaqua furieusement, entre autres à Brousnika ; il fut repoussé. Alors le général Sarrail s’assura une large tête de pont sur la rive gauche de la Sarda et protégea par cette tête de pont la retraite qui commença.

Sans abandonner un caisson

Comme en nous portant sur les points extrêmes de Krivolak nous pensions prendre l’offensive, nous avions, dans ce but, accumulé là de grandes quantités de matériel. N’ayant pour moyen de transport qu’une route et qu’un chemin de fer, et quel chemin de fer ! l’évacuation fut forcément lente ; elle s’accomplit jusqu’au bout ; nous ne laissâmes pas un caisson, et, après le matériel, nos troupes suivirent.
Cette première opération faite (vous savez depuis hier qu’elle ne nous coûta que quelques hommes hors de combat) notre armée se trouva sur le front Demir-Kapou. Elle établit immédiatement une large tête de pont en avant du tunnel sur la rive gauche et la rive droite de la Tcherna. Les Bulgares nous suivaient champ par champ, ils nous attaquèrent maintes fois, entre autres à Dronovo sur notre gauche, et à Dublijani sur notre droite. Dans une de ces affaires, les Bulgares ont été repoussés ; dans l’autre, ils nous prirent une ligne de tranchées, mais notre tête de pont restait intacte et c’est protégée par elle que pour la seconde fois l’évacuation s’opéra.

De nouvelles lignes

À Krivolak, nous avions encore une route ; à Demir-Kapou nous n’avions que le Vardar et le chemin de fer ; ce fut difficile et long. Les troupes parties, le matériel parti, l’ordre fut donné à la tête de pont de partir aussi. Elle se retira, calmement, à la minute même fixée par son chef. Nous avons fait sauter alors le tunnel, et, un peu plus loin, le pont du kilomètre cent treize. Autour de ce kilomètre cent treize, une nouvelle tête de pont fut établie, puis quand les troupes furent passées, la tête de pont partit encore s’établir un peu plus bas, à Gradeck. Puis elle partit encore un peu plus bas à Stroumitza.
Ainsi, petit à petit, notre front rétrécissait ; ainsi nous sommes arrivés à de nouvelles lignes. Quatre divisions bulgares et un corps de cavalerie nous collaient pas à pas.
Ce ne sont que des faits, mais une page glorieuse reste à écrire, celle de l’armée française redescendant le Vardar au milieu des neiges.
Le Petit Journal, 13 décembre 1915.


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