samedi 31 décembre 2011

L'actualité littéraire (55) - 2011, on boucle!

Ça sent 2012, vous ne trouvez pas?
Marianne, cette semaine, consacre douze pages (plus une: l'éditorial de Jacques Julliard) à L'ordre libertaire, l'essai que Michel Onfray publie la semaine prochaine, tout entier consacré à La vie philosophique d'Albert Camus (c'est le sous-titre).
Il ne s'agit évidemment que d'un début: comme tous les livres de Michel Onfray, celui-ci devrait faire abondamment parler de lui, et peut-être même se vendre très bien. Preuve, peut-être, que Camus reste un sujet "porteur", comme on dit, bien que son nom sur la couverture apparaisse dans une typographie moins voyante que celui de l'auteur. Encore plus "porteur" que son sujet, faut-il croire...

Avant de fermer la page de 2011, je tiens à préciser que les bons livres n'ont pas d'âge. La preuve? J'ouvre un livre de 1957 - pas n'importe lequel, il est vrai: Mythologies, de Roland Barthes, que j'ai dû lire trois ou quatre fois et sur lequel je retombe, un peu par hasard mais non sans plaisir.
Un extrait, tout au début, le premier paragraphe de Le monde où l'on catche, pour partager ce plaisir:
La vertu du catch, c'est d'être un spectacle excessif. On trouve là une emphase qui devait être celle des théâtres antiques. D'ailleurs le catch est un spectacle de plein air, car ce qui fait l'essentiel du cirque ou de l'arène, ce n'est pas le ciel (valeur romantique réservée aux fêtes mondaines), c'est le caractère dru et vertical de la nappe lumineuse: du fond même des salles parisiennes les plus encrassées, le catch participe à la nature des grands spectacles solaires, théâtre grec et courses de taureaux: ici et là, une lumière sans ombre élabore une émotion sans repli.
Je me console ainsi, avec ce bout de texte paru il y a un peu plus d'un demi-siècle, de ne pas vous avoir tenu quelques propos définitifs sur un roman auquel je tiens pourtant beaucoup, Le cas Sneijder. Jean-Paul Dubois, avec l'humour très fin qui le caractérise, y raconte une superbe histoire d'ascenseur vers le bas. Paul Sneijder, après avoir fait une véritable chute dans un ascenseur aussi authentique que mal entretenu, est entraîné dans une déchéance sociale dont le récit est jubilatoire.
Le temps me manque, malheureusement, pour en dire davantage. Oui, 2012 m'appelle, j'y suis déjà, et en même temps, dans un étrange écho, en 1912, comme vous le comprendrez très vite.

Soyez sages, des milliers de pages vous attendent et il ne faudrait pas, demain, avoir l’œil éteint au point de commencer l'année sans lire...

dimanche 25 décembre 2011

Littérature sur toile : 3. ONLiT

ONLiT, c'est encore tout à fait autre chose. Ils sont deux à animer le site, je suis allé vers Benoit Dupont pour qu'il m'explique comment ça fonctionne - et vers quoi cela se dirige, car les projets, en voie de concrétisation, sont très précis.

- Peut-on considérer ONLiT comme un blog littéraire collectif?

- Avant d'aborder ONLiT Books, une véritable maison d'édition numérique que nous lançons en 2012, abordons d'abord notre activité de revue en ligne que nous effectuons pour ONLiT depuis 2006. A propos de cette activité qui mêle littérature et internet, bien plutôt que de "blog", nous parlons plus volontiers de "revue littéraire en ligne" dans le sens où nous y publions des textes que nous proposent des auteurs. Tous les quinze jours sur notre site www.onlit.be paraît un nouveau texte court (maximum 8.000 signes), qui est accessible librement au lecteur. Depuis la naissance de notre structure d'édition, début 2006, nous fonctionnons comme un éditeur: nous recevons des propositions par email, nous effectuons ensemble un travail de sélection, ensuite nous les relisons, corrigeons et révisons  avec les auteurs si nécessaire et puis publions ces textes, enfin nous effectuons un travail de promotion par mailing et via les réseaux sociaux.
Un "blog collectif" pourrait faire penser que tous les auteurs sont administrateurs du site et que chaque auteur y publie ce qu'il écrit, dans un espace réservé. Ce qui n'est absolument pas le cas (voir question suivante pour fonctionnement). Si le côté "collectif" peut s'appliquer d'une certaine manière à notre projet, nous en parlerions plutôt en terme d'une curiosité voire partagée autour d'un nouveau mode de diffusion du texte, un mode qui passe par le numérique, qui se caractérise par ses aspects instantanés et interactifs. Une dimension intéressante de cette proximité entre l'auteur et le lecteur est la possibilité de laisser des commentaires. Cela fonctionne très bien et nous assistons régulièrement à des échanges entre lecteurs mais aussi entre les lecteurs et l'auteur. Ce "temps Internet" crée une complicité entre les auteurs, les lecteurs et nous-mêmes qui à certains égards créent un sentiment de collectif.
- Comment se fait le choix des textes publiés?

- Le comité de lecture de ONLiT Editions est donc composé de Pierre de Mûelenaere et moi-même. Depuis cinq ans, outre les textes que nous commandons à certains auteurs que nous apprécions particulièrement, nous lisons Pierre et moi chaque proposition de texte. Nous en recevons plusieurs centaines par an. C'est un travail passionnant qui a abouti à de nombreuses découvertes: auteurs connus ou en devenir, jeunes ou moins jeunes, belges, français, québécois... Nous publions donc ce que nous aimons, ce qui nous fait rire, ce qui nous touche... Le seul critère pour la revue en ligne est de ne pas dépasser les 8.000 signes. Ce format court est adapté au monde numérique, il correspond à notre objectif initial dont nous allons parler plus bas mais rend également ses lettres de noblesse à la nouvelle publiée dans le journal au 19e. Il y a chez nous une volonté d'aller de l'avant sans renier le passé. Enfin, pour la revue, il faut faire des choix car nous ne publions que 25 textes par an, à raison de un toutes les deux semaines. Le résultat est une ligne de fiction contemporaine, francophone et volontiers décalée. Nous aimons surprendre, et nous surprendre. La ligne peut sembler floue mais je pense que ceux qui nous suivent depuis longtemps aiment notre ligne et savent pourquoi. L'originalité et la liberté de ton sont nos maîtres-mots.
Pour ONLiT Books, l'édition de livre électronique pour tablettes et liseuses, qui arrive au mois de février, il n'y a pas de raison de changer de méthode.

- Quelle est la vocation initiale du site? Faire découvrir des auteurs? Se faire plaisir? Autre chose?

- La vocation initiale de notre projet était de mettre le texte au plus près du lecteur grâce aux nouvelles technologies. Pour ce faire, le format court s'est imposé à nous. L'idée était de créer quelque chose susceptible de s'insérer dans les "temps morts" de notre quotidien. Au-delà de l'intention première, il faut bien reconnaître que les liens parfois étroits que nous avons pu lier avec certains auteurs, voire lecteurs, sont devenus une véritable source de plaisir.
Dans l'avenir, notre activité de revue littéraire en ligne continuera à exister parallèlement à notre nouvelle activité d'édition de livres numériques : ONLiT Books. Plus qu'une juxtaposition, nous y voyons un excellent moyen de faire communiquer un "laboratoire littéraire" en libre accès et une activité d'édition numérique de livres électroniques (destinés aux liseuses et tablettes moyennant paiement). A notre sens, ces deux activités se complètent parfaitement. De véritables vases communicants au sein de la structure ONLiT Editions qui "chapeautera" les deux entités.


- Le passage à l'édition est-il une suite logique de l'expérience?

- D'une certaine manière, oui. Après plus de cinq années à gérer une revue en ligne, il nous semble que le moment est propice de passer à l'édition numérique. Nous avons aujourd'hui un large réseau d'auteurs (plus de septante auteurs publiés à ce jour) et de lecteurs (plus de 25.000 visites chaque mois).  Nous sommes férus de nouvelles technologies et très enthousiastes par rapport au futur du livre numérique, ou du "lire" numérique. Certes, les liseuses stricto sensu ne sont pas encore très répandues en Belgique francophone tandis que les iPad commencent à être bien présents; certes le marché du livre électronique est encore mince en terme de chiffres. Mais, d'un autre côté, nos sorties numériques seront disponibles (sans rupture de stocks, sans réimpressions, etc.) dans toute la Francophonie. Il était important dès lors pour nous de prendre une place, développer un savoir-faire, de construire et d'installer une présence, d'offrir aux auteurs de la Fédération Wallonie-Bruxelles un espace, une fenêtre dans le numérique. Ce dernier point est certainement crucial car, au-delà des débats entre les nostalgiques de "l'odeur du papier" et les utilisateurs de Kindle, la question n'est en fin de compte pas de savoir si on va aller dans le numérique ou pas. Ni si on va aller dans le numérique ou dans le papier. Le fait est que l'on est dans le numérique. Le numérique fait partie de notre vie quotidienne.  La question est donc de savoir si on est en mesure d'y construire une place pour la littérature. Une place pour nos auteurs, pour nos lecteurs. C'est aussi à nous, éditeurs, de travailler pour mettre cela place afin que le texte puisse continuer à vivre dans le numérique. A petite échelle, c'est ce que nous avons voulu faire en créant notre revue en ligne. C'est à présent ce que nous voulons faire encore davantage en créant la collection de littérature contemporaine ONLiT Books.

Littérature sur toile : 2 Les notules dominicales

Philippe Didion intrigue. Les notules dominicales de culture domestique (et de villégiature exotique) ne ressemblent à rien de connu - mais sont publiées depuis maintenant plus de dix ans. Cette accumulation faite elle-même d'accumulations méritait d'être éclaircie par son responsable...

- On ne parlait pas encore beaucoup de blog, quand vous avez commencé à publier vos "Notules" en 2001. Aviez-vous conscience d'en avoir ouvert un?

- Effectivement, en 2001, il n'était pas question de blog: on créait cependant des sites qui pouvaient être personnalisés mais la structure blog avec contenu essentiellement autobiographique et commentaires n'est devenue populaire qu'un peu plus tard. De toute façon, ma démarche était différente, il ne s'agissait pas de s'adresser à l'ensemble de la Toile mais à certains destinataires choisis qui se sont multipliés au cours des années qui ont suivi. La création du site des notules n'est intervenue qu'après mais le modus operandi est resté le même, la mise en ligne et l'administration du site se faisant par l'intermédiaire d'une personne extérieure.

- Maintenant que le blog est devenu populaire, voire envahissant, vous annoncez que vous cessez les mises à jour et que vous n'enverrez plus vos "Notules" que par email. Pourquoi?

- En fait, le site pourrait être repris début 2012 par un autre administrateur mais là n'est pas la question. Il est primordial pour moi de m'adresser à des personnes identifiées, même si elles me sont pour la plupart inconnues. La forme courriel est peut-être archaïque mais elle me convient dans la mesure où elle instaure un lien direct, personnel, avec chacun des abonnés qui constituent de fait une petite communauté, ce que j'appelle la "notulie". Qu'ensuite les notules soient reprises sur un site et deviennent lisibles pour tout un chacun m'apparaît comme secondaire. Dans le même ordre d'idée, le site permet de répondre directement au notulographe mais n'offre pas de rubrique "commentaires" ouverte à tous vents.

- Vous assemblez, chaque semaine, des fragments sans rapports apparents les uns avec les autres: lectures, salons de coiffure, monuments aux morts, curiosités... Quelle est la cohérence de tout cela?

- S'il fallait trouver une cohérence, elle se trouverait dans l'intérêt que j'ai pour ce que Georges Perec appelait l'infra-ordinaire : les petits faits insignifiants qui passent inaperçus et qui forment le tissu de l'existence. Les divers chantiers qui apparaissent de façon régulière dans les notules sont un reflet de l'infra-ordinaire, assorti d'une contrainte. Par exemple, je recopie les noms des victimes qui figurent sur les monuments aux morts des communes des Vosges mais je visite celles-ci selon la contrainte de l'ordre alphabétique, ce qui me conduit à suivre un itinéraire extravagant. Je fais la chasse aux salons de coiffure dont le nom comporte un jeu de mots banal, comme Créa'Tifs ou Atmosp'Hair, je recopie des fragments de romans qui présentent une scène se déroulant chez un coiffeur, etc. L'essentiel, c'est que ces chantiers soient démesurés, voire interminables, c'est ma façon à moi de lutter contre le temps.

Littérature sur toile : 1. La république des livres

On me dit que c'est Noël. Ah! bon? Voilà qui vaut bien un petit quelque chose de spécial...
Je vais donc profiter des échanges que j'ai eus, la semaine dernière, avec quelques acteurs de la littérature sur Internet - je leur posais des questions pour des articles parus vendredi dans Le Soir, et je n'ai pu utiliser qu'une toute partie de leurs réponses.

Le premier à réagir a été Pierre Assouline, à lui donc d'ouvrir le bal.


- Quand vous avez ouvert le blog "La république des livres" il y a un peu plus de sept ans, vous attendiez-vous à ce que cela dure?

- Il y a sept ans, je n'avais aucune idée de l'aventure dans laquelle je m'embarquais ni pour combien de temps. Je n'avais qu'une conviction basée sur une intuition : là est le présent et l'avenir du journalisme.

- Qu'appréciez-vous le plus dans l'exercice? Une totale liberté? Les réactions des lecteurs? La souplesse de l'instrument? Autre chose?

- J'apprécie la rapidité de l'instrument, son indépendance, la capacité de tout maîtriser du début à la fin et les réactions immédiates des lecteurs. Lorsque je voyage au bout du monde pour parler de mes livres, je rencontre des gens qui me parlent de l'article que j'ai posté le matin même...

- Le nombre de commentaires que vous suscitez n'a-t-il pas quelque chose d'effrayant?

- Effrayant en effet. Environ 400 par jour. Mais suivez la décision historique que j'ai prise ce matin même [note: le dimanche 18 décembre] et l'enthousiasme de la majorité des commentateurs...

- Choisissez-vous vos sujets de la même manière que si vous aviez, par exemple, une chronique dans un journal?

- Oui, probablement. Je me laisse guider par l'actualité, l'air du temps, mon bon plaisir, ma curiosité et... l'actualité. Mais quand je prépare ma chronique pour Le Monde des livres ou L'Histoire, j'en parle d'abord avec la Rédaction, alors que sur le blog, je n'en parle qu'à moi-même et je suis souvent d'accord...

jeudi 22 décembre 2011

Jean-Claude Mouyon, mon héros, mon frère

Je n'ai pas l'habitude de reprendre ici les notes de mon autre blog, Actualité culturelle malgache. Aujourd'hui, impossible de faire autrement...
D'apprendre, ce matin, la mort de Jean-Claude Mouyon, m'a donné un sacré coup de vieux. Un coup douloureux sur la tête, aussi. Je vais tenter, malgré tout, et sachant que je ne serai pas à la hauteur de son talent, de dire deux ou trois choses que je pense essentielles sur lui - l'homme et l'écrivain.
Quand je l'ai croisé pour la première fois, en 2001 ou 2002, c'était par hasard. Non, il n'y a pas de hasard. Il écrivait, je lisais - je ne savais pas encore que je monterais une maison d'édition -, il était assez naturel que nous ne soyons pas indifférents l'un à l'autre.
D'autant que j'avais eu l'occasion de me convaincre de son talent - en même temps que d'une propension certaine à le gâcher parfois, abandonnant un texte en cours de route alors qu'il était encore à l'état de brouillon. C'est dans cet état que j'avais lu pour la première fois Roman vrac, cette trilogie foutraque dont je me suis bien demandé alors ce qu'il allait pouvoir en tirer. Il y avait là de toute évidence un tempérament, et tout aussi évidemment un tempérament mal maîtrisé.
Puis, quand j'ai eu l'inconscience de me lancer (à Madagascar, faut-il être fou!) dans l'édition de livres papier, je me suis quand même, bien entendu, tourné vers Jean-Claude. Je me disais qu'il avait, entretemps, peut-être écrit autre chose. En effet. Mais, heureuse surprise, il avait aussi retravaillé Roman vrac, qui était devenu, mieux qu'un livre, un emblème. Quand, fin 2007, entre Noël et Nouvel An, lui et moi avons placardé un peu partout à Toliara des affichettes qui annonçaient la sortie du livre, je n'étais pas peu fier du slogan que j'avais imaginé - non parce qu'il était neuf, mais parce qu'il était vrai. "Le Sud comme vous ne l'avez jamais lu."
En effet. Il y a dans ces pages une manière d'envisager l'humain, et en particulier la part d'humain qu'il côtoyait, qui était la sienne, à mes yeux (de grand lecteur) totalement inédite. Jean-Claude était devenu précieux, non seulement pour moi mais aussi, comme j'allais le constater dans les endroits les plus improbables, pour tous ceux qui, découvrant sa trilogie romanesque, la feraient lire à leur tour, transmettant leur enthousiasme avec un coeur immense.
Jean-Claude n'était pas l'homme d'un seul livre. Il en avait écrit avant Roman vrac, il en écrirait dès lors d'autres. Depuis 2007, lui et moi, surtout lui bien sûr, n'avons pas cessé de travailler sur ses manuscrits. Mes séjours, une ou deux fois par an, à Toliara, n'avaient d'autre but que celui-là. Rectifier des fautes d'orthographe (il était fâché, une fois pour toutes, avec certains aspects de l'orthographe), redresser quelques phrases tout en gardant le savoureux déhanché de son écriture, son invention verbale, tout ce qui faisait, fait encore puisque ses livres sont là, un écrivain.
Il y a eu ensuite Beko ou La nuit du Grand Homme, un roman plus travaillé dans sa structure, dans lequel la voix des sahiry répondait à un récit plus classique, digne d'un polar contemporain - et du Sud, forcément du Sud. Il y fallait de la finesse. Jean-Claude la possédait à un degré qu'il ne montrait pas toujours, même si la lecture ne trompait pas. Il n'essayait pas de se faire passer pour un Malgache, il n'était pas le "décivilisé" (pour reprendre un mot de Charles Renel) que certains croyaient voir en lui. Il était le vazaha, avec ses antécédents et sa culture - immense, sa culture, car s'il ne lisait pas énormément, il assimilait ses lectures comme le fait un écrivain. Je me souviendrai toujours de nos conversations sur, par exemple, Antoine Blondin, qu'il me reprochait, en rigolant, d'avoir eu la chance de rencontrer (et d'avoir bu avec lui un ou deux coups de trop). Le vazaha, disais-je, mais acharné à comprendre le monde où il avait choisi d'être - et presque de mourir, mais cela, il ne le savait pas encore. Il en parlait parfois, cependant, comme Beko parle de la mort. Comme si c'était, pour les autres, toujours l'occasion d'une fête qui se superpose à la tristesse pour faire oublier celle-ci. On va la faire, Jean-Claude, la fête, on n'en sera pas moins triste pour autant!
Mais, pour gommer la tristesse, nous n'utiliserons pas que le rhum et la THB. Nous relirons Carrefour, ce moment inoubliable où un quartier de Toliara titube entre fête et folie à l'occasion de la rencontre entre un rastaman de renommée internationale et une campagne électorale comme il n'en existe que chez nous - non, bien entendu, il en existe ailleurs, d'aussi pittoresques et peu démocratiques, mais celle-ci nous appartient puisque Jean-Claude l'a racontée.
De tous ses livres publiés, il m'a semblé que c'était le plus abouti, le plus cohérent. J'ai cru, peut-être un peu naïvement, qu'il suffirait à imposer Jean-Claude auprès d'une grande maison d'édition française. Cet échevèlement si personnel devait marquer les esprits, trouver d'autres défenseurs que moi et se propager au-delà de nos rivages. Il s'en est fallu de peu, plusieurs fois. Mais chaque fois la décision a été négative. Excessif, Jean-Claude Mouyon? Probablement. D'un excès salutaire - sauf pour sa santé, bien sûr -, du genre qui balaie les clichés et remet les choses à leur place, c'est-à-dire cul par-dessus tête. Là où elles doivent être. Mieux: là où elles sont. Jean-Claude ne faisait pas de rangement (il fallait voir son bureau!), il racontait comment c'était, et tant pis si cela ne plaisait pas toujours.
Son dernier roman paru à la Bibliothèque malgache, L'Antoine, idiot du Sud, est, comme le premier, une trilogie. Je me flatte d'y faire une apparition - Pierrot, l'éditeur. Il y a aussi une voiture pourrie et des trous dans la rue du front de mer à Toliara, il y a des personnages hauts en couleurs (je ne parle pas de moi, là), il y a cet élan vital avec lequel Jean-Claude rencontrait les protagonistes de ses livres comme s'il leur tapait dessus jusqu'au moment où ils avoueraient même ce qu'ils n'avaient pas fait, parce que de toute manière la réalité dépasse la fiction et qu'elle est si invraisemblable qu'il vaut mieux en rester à la fiction.
Je crois que j'aimais Toliara avant de connaître Jean-Claude. Il y a quelque chose de tellement décalé dans cette ville qu'elle devait me plaire. Mais ses livres me l'ont fait découvrir encore d'une autre manière, ils m'ont fait rencontrer en chair et en os, autour de quelques verres, du genre que quand on aime on ne compte plus, ceux qui peuplaient ses pages. Ils les peuplaient si bien qu'ils en débordaient. Comme je déborde d'affection pour ce type à nul autre pareil, titubant certains jours sur ses jambes mais mieux campé sur le sol poussiéreux que personne.
Jean-Claude, mon héros, mon frère, je te déteste de nous avoir abandonnés. Mais je t'aimais et je t'aime. Et nous n'en avons pas fini, nous deux!

mercredi 14 décembre 2011

Les poids lourds, au sens propre, de la rentrée de janvier

La première chose qui me frappe, dans l'exploration en cours de la rentrée d'hiver (pour l'instant, je la hume, j'ouvre les livres et je les referme), c'est le poids d'un bon nombre d'ouvrages. Les écrivains du vingt et unième siècle sont-ils devenus incapables de faire court? (Je précise qu'un bon livre est, à mon sens, celui qui a la taille idéale dans laquelle son auteur se sent à l'aise et, dans le meilleur des cas, son lecteur aussi.)
Je prends, par exemple, les 714 pages du nouveau roman de David Lodge, Un homme de tempérament, qui me tente beaucoup. C'est du copieux, et je me demande si l'auteur d'Un tout petit monde tient sur cette distance, qui me semble inhabituelle pour lui, le pétillement qui caractérise son œuvre. J'espère que oui, parce que j'ai l'intention de m'y mettre sans tarder.
Les 689 pages d'A.S. Byatt dans Le livre des enfants sont encore plus impressionnantes, en raison d'un choix typographique plus serré. Mais la sœur de Margaret Drabble a de la ressource, et je ne crois pas que je vais m'ennuyer.
Antonio Muñoz Molina vogue dans les mêmes eaux, s'agissant du volume de Dans la grande nuit des temps (768 pages). Grande, dit-il...

En France, Régis Jauffret n'a pas non plus lésiné sur le nombre de pages avec Claustria, un livre que je ne suis pas le seul à attendre: 544. La matière, il est vrai, est celle des 3096 jours d'enfermement de Natascha Kampusch, transposée dans un roman - l'écrivain n'en est pas à son coup d'essai dans le fait divers détourné du côté de la fiction.
Stéphane Koechlin publie un livre de 600 pages, Le vent pleure, Marie, dont Louis Armstrong et la revue Rock and Folk ne sont pas absents.
Et le premier roman de Pierre Patrolin déroule sur 720 pages La traversée de la France à la nage - je suis très curieux de voir ça.

Il en manque peut-être, dans les grands formats. Mais ceux-ci m'ont frappé. Parce qu'ils m'attirent. Au moins autant qu'un certain nombre d'ouvrages à la taille plus raisonnable - il y en a beaucoup, heureusement pour les heures que je me prépare à passer, dès la semaine prochaine, dans la rentrée littéraire de janvier.

lundi 12 décembre 2011

Demain, ou presque, la rentrée des poches

Ça sent la fin de l'année, le chroniqueur s'épuise aux derniers articles de 2011, se désespère de n'avoir pas lu tel ou tel livre qui lui aurait pourtant, croit-il, apporté bien du bonheur (parfois, pour se rassurer, il se dit qu'il aurait peut-être été déçu et que ce n'est donc pas si grave). Il tente de prendre du recul en visitant l'actualité de 1912 (je vous dirai bientôt pourquoi). Et il voit, sur le coin du bureau, le bel agenda de la Pléiade marqué, en lettres d'or, 2012. De quoi 2012 sera-t-il fait? s'interroge-t-il. Entre autres choses, de belles séances de rattrapage grâce aux livres de poche dans lesquels il plongera avec les délices de l'urgence décalée.
Revue de quelques titres attendus à partir du 4 janvier.

En commençant par celui que beaucoup ont lu déjà (pas moi) et que beaucoup plus encore attendent (j'en suis): le deuxième tome de Millenium. La fille qui rêvait d'un bidon d'essence et d'une allumette, titre prometteur après Les hommes qui n'aimaient pas les femmes par lequel j'avais été séduit, il y a un an et demi déjà.
Stieg Larsson, mort avant d'avoir pu boucler le quatrième volume de ces polars, ignorait probablement à quel point il rassemblerait les lecteurs autour de ce massif isolé dans la production littéraire contemporaine. Il ignorait davantage encore comment le cinéma relaierait le succès de ses livres.
Dans un autre registre, une chronique toujours en cours (le cinquième volet est publié en même temps qu'est réédité le précédent) peut être lue avec un an de retard. C'est donc avec la même joie un peu sadique que je me plongerai dans la Quatrième chronique du règne de Nicolas Ier, où Patrick Rambaud utilise son imagination dans les marges du réel.
J'aurai en revanche quelques hésitations avant d'ouvrir Suite(s) impériale(s), de Bret Easton Ellis, auteur un peu trop culte à mon goût pour que sa littérature soit tout à fait honnête - mais j'espère me tromper. Et la première semaine de janvier aura quand même été, avec ces trois livres, assez riche pour passer à la suivante.

Le 11 janvier, je ne relirai probablement pas Une forme de vie, laissant Amélie Nothomb à celles et ceux qui aiment ça - c'est rarement mon cas, et certainement pas avec ce livre-ci.
En revanche, je serai heureux de retrouver Herta Müller avec La bascule du souffle, un roman époustouflant qui justifierait bien, à lui tout seul (mais il y en a d'autres), un prix Nobel de littérature.
Mais pourquoi donc n'avais-je pas lu le deuxième roman de Jean-Baptiste Del Amo alors que j'avais beaucoup aimé le premier. Voilà qui mérite une réparation, dont l'occasion est accordée grâce à la réédition du Sel.
Tant qu'à évoquer des réparations, j'en dois une aussi à Régis Jauffret, dont je n'ai pas lu Tibère et Marjorie.

Ce sont quelques envies, parmi beaucoup d'autres, dont les conséquences trouveront un écho ici (et ailleurs).

mercredi 7 décembre 2011

L'actualité littéraire (54) - Geneviève Damas et Lydia Flem, deux beaux prix Rossel

Peut-être faudrait-il écrire: "deux belles prises du Rossel" puisque, comme l'an dernier, ce sont deux romancières qui sont couronnées. Et, comme l'an dernier, le jury du Rossel historique, créé en 1938, va à un premier roman.
Détaillons.

Le prix Rossel, attribué par un jury d'écrivains, a donc fait le choix d'un premier roman et peut-être surtout, au même titre qu'en 2010 d'ailleurs, d'une écriture singulière qui s'impose naturellement en même temps qu'elle impose un univers tout aussi singulier. La fois précédente, c'était Caroline de Mulder et son Ego tango. Aujourd'hui, c'est Geneviève Damas avec Si tu passes la rivière.
Dès son premier roman, Geneviève Damas manifeste le désir de sortir des sentiers battus et de trouver une voix originale. Celle de François Sorrente qui, à dix-sept ans, ne connaît rien du monde sinon la violence de sa famille et le sentiment de perte créé par le départ de sa sœur. La rivière, qu’il est interdit de traverser, est le symbole d’une frontière au-delà de laquelle se situent tous les dangers mais aussi toutes les expériences. Un curé à la vie paradoxale et une femme généreuse renforceront sa volonté de comprendre qui il est et quel est son destin. Probablement pas en compagnie des cochons qui étaient auparavant ses seuls amis, parce qu’ils ne le trahissaient pas.
Je note au passage que, réservé aux écrivains belges ou habitant en Belgique, le prix Rossel n'avait pas, depuis 17 ans, salué un livre publié sur le territoire de ce petit pays qui renoue donc, en même temps qu'avec un gouvernement, avec l'édition de création reconnue comme telle.
Pour goûter le ton de Geneviève Damas, rien de mieux que de lire les premières lignes de son roman:
«Si tu passes la rivière, si tu passes la rivière, a dit le père, tu ne remettras plus les pieds dans cette maison. Si tu vas de l’autre côté, gare à toi, si tu vas de l’autre côté.» J’étais petit alors quand il m’a dit ça pour la première fois. J’arrivais à la moitié de son bras, tout juste que j’y arrivais et encore je trichais un peu avec les orteils pour grandir, histoire de les rejoindre un peu mes frères qui le dépassaient d’une bonne tête, le père, quand il était plié en deux sur sa fourche. J’étais petit alors, mais je m’en souviens. Il regardait droit devant, comme si la colline et la forêt au loin n’existaient pas, comme si les restes des bâtisses brûlées c’était juste pour les corbeaux, si rien n’avait d’importance, plus rien, et que ses yeux traversaient tout.
«Arrête de me crier dessus comme une vache, que je lui ai dit, arrête de crier. Je ne veux rien savoir de l’autre côté. Jamais. Tu n’as pas à te biler. Ton François, il restera. Il n’y aura jamais autre chose.»
Le prix Rossel des jeunes, composé d'un jury de lycéens, couronne, de son côté, une écrivaine à l’œuvre déjà importante et à la carrière impressionnante. Psychologue, psychanalyste pour enfants, Lydia Flem a travaillé avec Françoise Dolto et Ménie Grégoire. Elle a connu le succès dès 1986 avec son deuxième livre, La vie quotidienne de Freud et de ses patients - on était loin du roman, comme on voit. Elle a, depuis, publié une dizaine d'autres ouvrages, parmi lesquels Comment j'ai vidé la maison de mes parents. Et, au début de cette année, La reine Alice - à qui la couronne va bien, forcément.
L’autre côté du miroir, pour Alice, est la découverte d’un cancer. Et le chemin initiatique qu’elle fait avec la maladie. Celle-ci ouvre sur des mondes inattendus, où il faut vaincre des périls sans nombre. Chaque étape, teintée d’un merveilleux à la fois sombre et lumineux, la rapproche d’elle-même et d’un trésor secret, que les autres lui envient sans connaître la vérité.
C'est un livre magnifique, dans lequel la réalité est transfigurée grâce ou à cause de (ou plus probablement les deux) ce basculement dont il est question dès le début:
Quelque chose avait basculé.
Un instant plus tôt rien n'était arrivé, un instant plus tard tout était bouleversé.
Alice aimait revenir en songe au Pays des Merveilles; sa phrase favorite était: «Faisons semblant.»
Mais ce soir-là, à la veille des vacances, au moment d'aller se coucher, il se passa un événement tout à fait inattendu. Alors qu'elle se regardait dans la glace, essayait l'une après l'autre ses robes d'été, elle passa réellement de l'autre côté.
Il n'y avait plus de semblant. Le verre se brouilla, devint aussi inconsistant que de la gaze, se changea en une sorte de vapeur qu'il était aisé de traverser; hélas, il ne s'agissait en rien d'un jeu d'enfant. Ce n'était nullement merveilleux d'entrer dans la Maison du Miroir.
– Ce n'est pas du jeu, murmura Alice en découvrant ce qu'elle découvrit.
Comment nommer ce qui venait de se passer, de surgir comme la bête dans la jungle, elle ne le savait pas.

vendredi 2 décembre 2011

Camilla Läckberg, comme Agatha Christie - en moins bien

Camilla Läckberg, la nouvelle reine suédoise du polar bénéficie, comme d'autres, de la vogue qui porte, dans le genre, les auteurs scandinaves. Mais - même si je dois préciser que je n'ai pas lu ses ouvrages précédents, c'est-à-dire ceux qui l'ont rendue célèbre et qui peut-être méritent l'attention - je m'interroge sur ce qu'au Nouvel Observateur on appelle les raisons d'un succès. Cyanure est un roman policier construit à la manière d'Agatha Christie, mais sans le charme que celle-ci a donné à des intrigues aujourd'hui légèrement surannées - le côté suranné ajoutant d'ailleurs au charme...
Martin, un flic manquant d'expérience, a été invité par sa petite amie Lisette à une fête familiale organisée sur une petite île à l'occasion de Noël. A la tête de la dynastie, le vieux Ruben, richissime homme d'affaires dont la descendance lorgne avec avidité sur la fortune. Lors d'un repas, Ruben meurt, empoisonné au cyanure comme le prouve la caractéristique odeur d'amandes amères dont les (mauvais) romans policiers font souvent usage. Puis un de ses petits-fils, Matte, est assassiné par balle...
L'atmosphère lourde, le soupçon généralisé, la haine glissée comme un coin entre les membres de la famille, le huis clos assuré par une tempête qui interdit de se porter sur le continent... et Martin en observateur maladroit, tout est rassemblé pour une énigme classique, à résoudre en 150 pages comme une partie de Cluedo.
Mais quelle pesanteur! Camilla Läckberg traîne son ennui et tente de nous le faire partager. Elle y réussit à peu près. C'est d'ailleurs la seule réussite de ce roman à oublier au plus vite.

mercredi 30 novembre 2011

L'actualité littéraire (53) - Le palmarès de "Lire"

Après Le Point, c'est le magazine Lire qui a établi sa liste des meilleurs livres de 2011. Ici aussi, quelques lauréats de prix littéraires (David Grossman, Emmanuel Carrère, Alexis Jenni), et un bel éclectisme qui puise dans bien des catégories de l'édition. Patrick Deville salué, c'est une excellente nouvelle, comme Silvia Avallone ou Dominique Sylvain. Personnellement, je n'aurais pas choisi Leonardo Padura, qui m'a semblé envahi par l'Histoire plutôt que de l'utiliser comme matériau romanesque. Mais, bon...
Voilà, en tout cas, qui renforce mon envie de lire Une femme fuyant l'annonce, de David Grossman, où un thème cher à mon cœur, la marche, semble utilisé au mieux dans un roman d'une belle ampleur. Il faudra que je m'y mette (que je m'y jette), un de ces jours...
  • Meilleur livre de l’année : David Grossman, Une femme fuyant l’annonce (Seuil)
  • Roman français : Patrick Deville, Kampuchea (Seuil) 
  • Roman étranger : Jonathan Coe, La vie très privée de Mr Sim (Gallimard) 
  • Récit : Emmanuel Carrère, Limonov (P.O.L) 
  • Premier roman français : Alexis Jenni, L’art français de la guerre (Gallimard) 
  • Premier roman étranger : Silvia Avallone, D’acier (Liana Levi) 
  • Histoire : Robert Service, Trotski (Perrin) 
  • Roman historique : Leonardo Padura, L’homme qui aimait les chiens (Métailié) 
  • Polar français: Dominique Sylvain, Guerre sale (Viviane Hamy) 
  • Polar étranger : Kem Nunn, Tijuana Straits (Sonatine)   
  • Journal : Rick Bass, Le journal des cinq saisons (Bourgois) 
  • Histoire littéraire : Frédéric Rouvillois, Une histoire des best-sellers (Flammarion) 
  • Biographie d’écrivains : Mireille Huchon, Rabelais (Gallimard) 
  • Nouvelles : Julian Barnes, Pulsations (Mercure de France) 
  • Découverte France : Frédéric Werst, Ward (Seuil) 
  • Découverte étranger : Jonathan Dee, Les privilèges (Plon) 
  • BD : Manu Larcenet, Blast (Dargaud) 
  • Sciences : Isabelle Attané, Au pays des enfants rares (Fayard) 
  • Livre audio : Marguerite Yourcenar, Nouvelles orientales, lues par Christian Gonon (Gallimard)
  • Jeunesse : Ruta Setepys, Ce qu’ils n’ont pas pu nous prendre (Gallimard Jeunesse)

samedi 26 novembre 2011

Jack Kerouac sauvé des eaux : "The Sea is My Brother"

C'est l'événement littéraire de la semaine: la sortie, hier, d'un roman inédit de Jack Kerouac, le premier qu'il a écrit et dont on croyait le manuscrit perdu à jamais. The Sea is My Brother, inspiré par les quelques mois où le futur écrivain avait travaillé, en 1942, dans la marine marchande, est une découverte capitale pour tous les lecteurs de Kerouac - aussi importante que la publication de la version originale, celle du "rouleau", de Sur la route.
Écrit en 1943, ce roman utilise les matériaux que Kerouac avait accumulés lors de sa vie de marin. Au cours de celle-ci, il avait en effet tenu un journal dans lequel il décrivait son expérience, ce qu'il voyait, les personnes qu'il côtoyait, destinant clairement ces notes à un roman.
Celui-ci, à en juger par la préface et la dizaine de pages qu'on peut en lire sans acheter le livre (c'est ici), est une belle surprise. Il distribue entre les deux personnages principaux, Everhart et Martin, ce que Kerouac trouve en lui de personnalités dissociées. ("In my novel, you see, Everhart is my schzoid self, Martin the other; the two combined run the parallel gamut of my experience.") Ils se rencontrent vers la fin du premier chapitre (si le premier chapitre est complet dans la partie disponible à la lecture) et l'on sent naître chez eux une fascination réciproque.
Mais c'est surtout Martin qui est présent dans ce début, errant sans but après avoir dépensé, il se demande bien comment, huit cents dollars en quinze jours, se retrouvant avec seulement quelques pièces de monnaie en poche, essayant de reconstituer la dernière nuit qui lui a coûté, estime-t-il, cent cinquante dollars. Une virée avec des marins en goguette, de la bonne musique, de la danse, des chambres d'hôtel, de la boisson... Le tableau, quand il s'est éveillé, ressemblait à un paysage d'après la bataille. Et il s'est remis en route dans New York, sauvant un petit chat d'un probable accident, puis entrant dans un bar, offrant une bière à une fille - ses derniers sous -, entrant dans le groupe auquel appartient Everhart et écoutant, sans rien dire, celui-ci parler: "Ma connaissance de la vie est seulement négative: je sais ce qui est mal, mais je ne sais pas ce qui est bien."
A suivre...

vendredi 25 novembre 2011

L'actualité littéraire (52) - Bientôt le prix Rossel, pour les romanciers belges

En Belgique, on prend son temps. Que ce soit pour former un gouvernement ou pour attribuer un prix littéraire. Mais on fait les choses aussi bien que possible.
Dans un peu moins de deux semaines, le mercredi 7 décembre, sera attribué le prix Rossel - l'équivalent du Goncourt pour la France. Comme le Goncourt, ce prix est doublé (depuis 2001) d'un Rossel des jeunes, annoncé le même jour. Et, en invité d'honneur, un membre de l'académie Goncourt, Bernard Pivot, viendra dire (on l'espère) l'importance d'une récompense qui a déjà couronné, entre beaucoup d'autres (il a été créé en 1938 et ne s'est interrompu que de 1940 à 1945), Jean-Claude Pirotte, Henry Bauchau ou Guy Goffette - pour ne citer que quelques noms récents, et qui parlent au-delà des frontières de la Belgique.
Le Soir, qui organise ce prix, vient d'annoncer les cinq sélectionnés dans chacune des deux catégories.
Pour le prix Rossel:
  • Geneviève Damas. Si tu passes la rivière (Luce Wilquin)
  • Armel Job. Les eaux amères (Robert Laffont)
  • Françoise Lalande. La séduction des hommes tristes (Luce Wilquin)
  • Emmanuelle Pol. L'atelier de la chair (Finitude)
  • Nicole Roland. Kosaburo, 1945 (Actes Sud)
Et, pour le Rossel des jeunes:
  • Geneviève Damas. Si tu passes la rivière (Luce Wilquin)
  • François Emmanuel. Cheyenn (Le Seuil)
  • Lydia Flem. La Reine Alice (Le Seuil)
  • Nicole Roland. Kosaburo, 1945 (Actes Sud)
  • Nathalie Skowronek. Karen et moi (Arléa)
Je note, dans ces sélections, la présence d'un seul éditeur belge, Luce Wilquin, avec deux titres. preuve, s'il en était besoin, que les écrivains belges continuent à publier allègrement en France. Et la forte domination des romancières qui sont, les deux listes confondues, six contre deux romanciers seulement.
Si j'avais à participer aux délibérations du jury (ce n'est pas le cas), j'hésiterais entre couronner enfin Françoise Lalande, qui a sa place dans le palmarès depuis des années, saluer la belle constance avec laquelle Armel Job donne des romans fascinants ou défendre le spectaculaire premier roman de Geneviève Damas, presque aussi convaincant que celui de Caroline De Mulder qui a reçu le prix en 2010.
Proclamation dans dix jours, ainsi que pour le Rossel des jeunes - là, je suis intervenu, avec d'autres, dans le choix des cinq finalistes, mais je laisse aux grands adolescents amoureux des livres le soin de trancher entre eux.

jeudi 24 novembre 2011

L'actualité littéraire (51) - "Le Point" choisit ses livres de l'année

La manie, la folie des palmarès... Tout le monde s'y met. On attend celui de Lire, devenu un véritable point de repère et annoncé pour mardi prochain. Le Point a déjà dégainé avec 25 titres variés dans lesquels on trouve du roman, comme dans les prix littéraires, mais aussi des romans noirs (ou policiers, comme on veut), une bande dessinée, et un peu de tout. Un joli marché dans lequel picorer selon les goûts - d'autant qu'il semble avoir été composé, si j'en juge par les ouvrages que j'ai lus, avec goût. D'ailleurs, leur premier choix est aussi celui que j'avais fait au moins pour cette rentrée (je ne suis pas, pour ma part, retourné jusqu'en janvier). Voici la liste
  • Limonov, Emmanuel Carrère (P.O.L) 
  • Rien ne s'oppose à la nuit, Delphine de Vigan (Lattès) 
  • De l'amour, de la mort, de Dieu et autres bagatelles, Lucien Jerphagnon (Albin Michel) 
  • Dôme, Stephen King (Albin Michel) 
  • Jeanne, Jacqueline de Romilly (de Fallois) 
  • Dans les forêts de Sibérie, Sylvain Tesson (Gallimard) 
  • Une histoire buissonnière de la France, Graham Robb (Flammarion) 
  • L’origine des systèmes familiaux, tome 1, Emmanuel Todd (Gallimard) 
  • Freedom, Jonathan Franzen (l'Olivier) 
  • L'art français de la guerre, Alexis Jenni (Gallimard) 
  • Un été sans les hommes, Siri Hustvedt (Actes Sud) 
  • Histoire de la virilité, Alain Corbin, Georges Vigaello et Jean-Jacques Courtine (Seuil)  
  • L'armée furieuse, Fred Vargas (Viviane Hamy) 
  • Jayne Mansfield, 1967, Simon Liberati (Grasset) 
  • Le parrain de Katmandou, John Burdett (Presses de la Cité) 
  • Chroniques de la révolution égyptienne, Ala al-Aswani (Actes Sud) 
  • Les petits, Christine Angot (Flammarion) 
  • Fontenoy ne reviendra plus, Gérard Guégan (Stock) 
  • Polina, Bastien Vivès (Casterman) 
  • Contre le vide moral, Tony Judt (Héloïse d'Ormesson) 
  • Jusqu'à la folie, Jesse Kellerman (Les Deux Terres) 
  • Malaparte, vies et légendes, Maurizio Serra (Grasset) 
  • Tout, tout de suite, Morgan Sportès (Fayard) 
  • Les privilèges, Jonathan Dee (Plon) 
  • La fête du siècle, Niccoló Ammaniti (Robert Laffont)
Vous en avez lu beaucoup, là-dedans? Combien vous en reste-t-il à découvrir? Un peu plus de la moitié, en ce qui me concerne, surtout hors domaine romanesque, ce qui trahit évidemment mes inclinations...

mercredi 23 novembre 2011

Véronique Ovaldé, l'oubliée des prix littéraires

Chaque lecteur aura le sien, en fonction de ses goûts et du temps qu'il aura passé à lire des romans de la rentrée. (Ce serait d'ailleurs une bonne idée, de rassembler quelque part les oubliés des prix littéraires, et de faire un anti-palmarès plutôt qu'un Prix des prix.) Le mien, s'il fallait en sauver un seul, serait le roman de Véronique Ovaldé, Des vies d'oiseaux.
Un chassé-croisé d'une grande subtilité entre une mère et sa fille puis, au-delà, entre deux couples dont chacune des femmes est l'oiseau. La liberté d'écriture correspond à celle des existences des personnages, et en même temps une densité impressionnante leste ces pages qu'on n'a pas envie de lâcher dès qu'on y a mis le nez. Certes, au début, on a un peu de mal à suivre. C'est volontaire: toutes les données ne sont pas fournies d'emblée, il faut les découvrir petit à petit. Mais cette découverte est un bonheur de chaque instant. Les pistes tracées entre Villanueva et Irigoy, c'est-à-dire entre une cité où prospère la partie la plus favorisée de la population et une campagne réputée encore mal dégrossie, dessinent une toile pleine de possibilités qui se croisent, pour finir par nous rendre prisonniers d'un récit que l'on voudrait ne pas voir finir.
J'ai peu lu Véronique Ovaldé auparavant - deux autres romans, je crois: Les hommes en général me plaisent beaucoup et Déloger l'animal, parus en 2003 et 2005. Elle avait, avec ses livres suivants, conquis plusieurs jurys. Celui du Prix France Culture-Télérama avec Et mon cœur transparent (2008). Ceux du Renaudot des Lycéens, du Roman France Télévisions et des lectrices de Elle avec ce que je savais de Vera Candida (2009). Elle n'a pas fini de nous séduire et il faut la découvrir avant qu'elle soit devenue, aux yeux du public, la grande qu'elle est déjà pour ses lecteurs.

mardi 22 novembre 2011

L'actualité littéraire (50) - Prix littéraires, on fait le bilan?

Je ne le dirai plus, c'est la dernière fois: si vous voulez tout savoir (ou presque) sur les principaux prix littéraires de cet automne, c'est ici. Et méfiez-vous des imitations. Mais il ne s'agit que d'une liste, et vous voulez peut-être en savoir plus?
Le bilan est globalement positif, comme aurait dit Georges Marchais. Je le cite sans aucune ironie. A l'exception du prix Interallié pour Morgan Sportès, j'aurais volontiers voté pour tous les autres lauréats. (Je précise quand même, ou je rappelle aux plus attentifs, que je n'ai pas lu le livre de Mathieu Lindon, sur lequel je n'ai donc pas le moindre avis à partager avec vous.)
Bien sûr, on peut penser que le centenaire de Gallimard a pesé dans la balance, et que cela fait beaucoup de lauriers dans la besace de l'éditeur de la rue Sébastien Bottin (pardon: de la rue Gaston Gallimard). Mais n'est-ce pas Patrick Rambaud, académicien Goncourt, qui disait faire à la rentrée littéraire deux piles de romans, l'une pour Gallimard, l'autre pour le reste? Et faut-il y voir le résultat de pressions plus ou moins directes, ou celui d'une politique éditoriale dont certains commentateurs trouvent plaisir à dire du mal sans la suivre? Quand je constate qu'Alexis Jenni (Goncourt), Sylvain Tesson (Médicis essai) et Carole Martinez (Goncourt des Lycéens) ont été primés, j'applaudis. Et j'accompagne mes applaudissements d'un cri de joie proche de l'orgasme en constatant que, même sous la couverture blanche, David Foenkinos, le type même à mes yeux de la fausse valeur, a disparu assez vite de toutes les sélections. Ce qui ne l'empêchera pas de vendre beaucoup d'exemplaires de son dernier roman, je ne m'inquiète pas pour lui.
Le meilleur des livres que j'ai lus dans cette rentrée (faut-il l'appeler roman?), Limonov, d'Emmanuel Carrère, n'a pas échappé aux jurys. Ni l'excellent Retour à Killybegs, de Sorj Chalandon. Pas davantage que Delphine de Vigan, Eric Reinhardt, Véronique Bizot ou Marien Defalvard (il est convenu maintenant que ce jeune homme est un insupportable prétentieux, mais quel talent!).
Au fond, si ma voix portait assez loin pour me faire entendre des différents jurés parisiens, je n'aurais qu'un oubli grave à leur reprocher: celui de Véronique Ovaldé, dont Des vies d'oiseaux aurait bien mérité un coup de projecteur. J'y reviendrai.

samedi 19 novembre 2011

Antoine Blondin : "Un jour, nous prendrons des trains qui partent"

Face aux personnages flamboyants d'Un singe en hiver - qu'on connaît grâce au film de Verneuil, même si on n'a pas lu le livre -, le héros de L’humeur vagabonde paraît bien pâle. Benoît Laborie est un sous-Rastignac, monté à Paris, non pour le conquérir, mais sous la pression de sa mère. Parce qu’il a le bac, elle rêve pour lui d’une haute destinée. Quand il serait, pour sa part, volontiers resté le mari discret d’une femme de tête grâce à laquelle l’exploitation agricole est florissante. Comme il n’y sert à rien, il part. Denise ne semble pas s’en émouvoir.
A Paris, il se sent balourd. Pire: il est balourd. Malgré les lettres de recommandation de sa mère, il n’est bien reçu nulle part. Il s’égare au Père-Lachaise où il est entré avec un pot de fleur et se fait arrêter à la sortie, soupçonné de l’avoir volé. Il loge dans un hôtel de passe qu’il a pris pour une pension de famille…
Il connaîtra son heure de gloire, après l’assassinat de Denise par sa mère, puis retournera à l’anonymat en devenant figurant. Ce qu’il a, au fond, toujours été.
Sur l’écriture de ce roman à la construction équilibrée, Antoine Blondin s’était confié dans une émission de radio dont la transcription (parue l'an dernier dans un volume illustré où se trouvait aussi Un singe en hiver) est édifiante. Au cours d’une soirée bien arrosée où son éditeur le presse de lui donner un nouveau manuscrit, l’écrivain lui annonce qu’il est écrit. De L’humeur vagabonde, il n’a en réalité même pas le titre… Confiant, l’éditeur l’emmène à Mayenne et le loge dans un hôtel à côté de l’imprimerie où Blondin pourra donner le texte à composer au fur et à mesure qu’il en aura terminé les corrections. Mais il n’a rien à corriger, puisqu’il n’a rien écrit ! Bien obligé, il se lance dans un premier paragraphe, cent pages suivent, qu’il porte à l’imprimeur un vendredi soir, comptant sur le week-end pour fournir cent pages de plus. Le lundi, il n’en a que quatre. Il les porte quand même et se met à dicter la suite au typographe. «Trente et un jours après mon arrivée à Mayenne, je rentre à Paris avec mon livre imprimé et broché sous le bras». Magnanime, l’éditeur fait mine de n’avoir pas compris...
Une belle histoire pour un livre à (re)découvrir.

vendredi 18 novembre 2011

Les trains de nuit de Patrick Modiano

Dans les entretiens donnés autour de L’horizon, son dernier roman, Patrick Modiano déplorait à plusieurs reprises, en s’excusant presque, d’écrire toujours la même chose. Il est vrai que, depuis les débuts il y a plus de quarante ans, le registre est fixé: des photographies anciennes, des souvenirs superposés, des silhouettes imprécises, une myopie généralisée traversée d’éclairs de lucidité. Mais il n’y a aucune raison de le déplorer: plus qu’une marque de fabrique, sa manière d’avancer dans le brouillard est celle qui convient pour élucider les énigmes lâches dans lesquelles sont plongés les personnages fantomatiques de ses livres.
Par le truchement de Jean Bosmans, le personnage principal, il utilise cette fois, en guise de clé, l’image de la «matière sombre» où tout se perd dans une masse indifférenciée. «Derrière les événements précis et les visages familiers, il sentait bien tout ce qui était devenu une matière sombre: brèves rencontres, rendez-vous manqués, lettres perdues, prénoms et numéros de téléphone figurant dans un ancien agenda et que vous avez oubliés, et celles et ceux que vous avez croisés sans même le savoir. Comme en astronomie, cette matière sombre était plus vaste que la partie visible de votre vie. Elle était infinie.»
Dans Paris marqué par les repères du passé, Bosmans repense à sa jeunesse et à l’époque où il fréquentait Margaret Le Coz après l’avoir rencontrée lors d’une bousculade à l’entrée d’une station de métro. Il revoit les hommes qui travaillaient avec elle chez Richelieu Interim – ou quelque chose d’approchant. Le nom de Boyaval lui revient, un homme qui effrayait Margaret, toujours inquiète de le retrouver sur son chemin, au point de déménager souvent, de vivre quasi cachée. Comme Bosmans lui-même, d’ailleurs, fuyant les sollicitations de sa mère et de son compagnon aux allures de prêtre défroqué.
Comment Margaret, née à Berlin, est arrivée à Paris, c’est toute une histoire, à laquelle des détails manqueront toujours. Les détails qui provoqueront sa fuite vers Berlin et sa disparition, après l’arrestation du couple dont elle garde l’enfant.
Mais Bosmans note, dans un carnet de moleskine noir, les dates, les noms, les lieux qui émergent de sa mémoire. Il répertorie «les faibles scintillements», les «poussières d’étoiles» noyés dans la matière noire. Il s’imagine dans un corridor du temps, parallèle à ceux que suivent toutes les personnes rencontrées autrefois, et qu’il ne rencontrera plus jamais, à moins qu’un hasard spatio-temporel les replace face à lui. Encore faudrait-il que ce soit à la même époque pour qu’ils se reconnaissent…
Les personnages de Patrick Modiano voyagent dans des trains de nuit, sans rien voir du paysage que les lumières d’une gare aussitôt effacées, bercés par les secousses du wagon entre les occupants duquel naît une intimité provisoire. «Oui, j’ai l’impression que nous n’avons cessé, Margaret et moi, de prendre des trains de nuit, de sorte que cette période de nos vies est discontinue, chaotique, hachée d’une quantité de séquences très courtes sans le moindre lien entre elles…»
Le lien, il faut le chercher, et le trouver, dans l’écriture d’un Modiano au sommet de son art.

jeudi 17 novembre 2011

Pierre Dumayet, souvenir d'une rencontre

© Jean Leclercq
Pierre Dumayet vient de mourir. Pour moi, il était surtout l'homme de Cinq colonnes à la une, émission parfois regardée chez mes grands-parents - mes parents n'avaient pas la télévision, de peur probablement de faire entrer chez nous un véritable démon. J'ai appris trop tard l'existence de Lectures pour tous, c'était déjà le temps de Bernard Pivot (et de Michel Polac, dans un registre plus agité).
La télévision et les livres, vaste problème, en voie d'être à jamais irrésolu. Comme le dit souvent Bernard Pivot, il a eu la chance d'animer Apostrophes à un moment où le nombre de chaînes n'autorisait pas la dispersion qui est la règle aujourd'hui. Pierre Dumayet aurait pu le dire encore bien davantage...
Toujours est-il qu'il faudrait (après tout, cela existe peut-être) rassembler sur DVD les émissions de Lectures pour tous. Écrivant ceci, je suis occupé à regarder, du coin de l’œil (j'ai un grand écran), un entretien avec Louis-Ferdinand Céline, qui n'éructe pas du tout, se tient très bien et parle davantage de chiens que de littérature - la littérature, c'était pour lui surtout un moyen de gagner un peu d'argent. Et Dumayet de revenir sans cesse au livre pour lequel il le reçoit, D'un château l'autre...
Si j'ai manqué Pierre Dumayet à la télévision, je ne l'ai pas complètement ignoré. Je l'ai même rencontré, quand il a publié, en 1989, Brossard et moi. Rien que pour vous, en récompense de votre fidélité, voici l'article que j'avais publié à ce moment.

Pierre Dumayet passe son temps à prendre des notes qu'il n'utilise pas. D'ailleurs, quand il en a besoin, il ne sait plus où il les a mises. Mais si elles étaient importantes, il n'a pas besoin de les revoir pour s'en souvenir. Pour Brossard et moi, son nouveau livre, il s'est en tout cas contenté de la mémoire des notes qu'il avait dû prendre autrefois...
- J'ai surtout envie de me raconter que je vais faire un livre. L'important, c'est de commencer. Le signal, c'est l'envie d'écrire, une phrase génératrice d'une autre phrase... Mais on ne peut pas dire que j'ai inondé les librairies!
Il a tant fait parler les écrivains à la télévision qu'il n'a, en effet, pas jugé utile d'ajouter une pile d'ouvrages à celles qu'il connaissait déjà. Quatre livres en un peu plus de vingt ans, ce n'est pas excessif. Celui qui vient de paraître - chez un petit éditeur, comme le précédent, Narcisse, paru en Belgique (chez Talus d'Approche) - met en scène un narrateur qui se dédouble dans la première personne qu'il rencontre - c'est le Brossard du titre, bien sûr -, comme si la vie se faisait dès lors par procurations successives. Ce récit donne l'impression de pouvoir se lire de deux manières au moins: comme si le personnage principal se dispersait à travers plusieurs autres ou comme si les rencontres lui donnaient à chaque fois une nouvelle occasion de se découvrir lui-même. Pierre Dumayet n'a voulu, cependant, introduire qu'une seule de ces deux possibilités.
- L'ordre d'entrée en scène des personnages est clairement indiqué. Le premier qu'on attrape, c'est Brossard. Avec lui vient sa femme, et Gabrielle. Puis ils décident à tour de rôle de vivre normalement...
En parlant, Pierre Dumayet s'occupe de sa pipe. Ou l'enferme dans sa main pour la glisser - allumée! - dans sa poche... Cette pipe, qui fait partie de son image, est aussi présente dans son livre, où elle finit par occuper les personnages qui entreprennent d'en fabriquer.
- La pipe, c'est une sacrée réalité! La racine de bruyère avale des pierres qui peuvent faire rater le travail. C'est un métier risqué! Il y a une leçon de morale: une pipe, ça peut se rater plus facilement qu'on le croit! L'idée d'une pipe parfaite, que le narrateur aime bien, c'est l'idée de perfection en général...
L'humour et la distance que Pierre Dumayet place entre lui et son livre empêchent cependant de le confondre avec le narrateur. Et empêchent aussi de le prendre au sérieux. Comment d'ailleurs prendre au sérieux un homme qui dit, de son style d'écriture:
- Ça m'embêterait d'écrire une phrase qui n'aille pas ailleurs!
Ailleurs, c'est la fantaisie à laquelle donne droit ce livre - "un type de bouquin qui ne peut pas trouver une quantité de lecteurs abusive", dit-il lui-même - et qui réjouira l'esprit de ceux qui auront la curiosité de le découvrir.

Le journaliste dévoyé de James Siegel

Est-ce parce que le personnage principal est un journaliste? Ou parce que l'attachée de presse a réussi à m'allécher en quelques mots quand elle m'a envoyé le livre? Ou tout simplement parce que je cherchais quelques heures de détente et que le thriller de James Siegel, Storyteller, me semblait approprié? Toujours est-il que je l'ai ouvert, et que je ne l'ai plus lâché.
Il faut dire que Tom Valle est un sacré personnage, même s'il ne travaille que dans un obscur journal local en Californie - le seul qui a bien voulu de lui après le scandale que ses articles avaient déclenché à New York.
Là-bas, tenaillé par l'envie de gravir les échelons de la gloire - et de la reconnaissance de son rédacteur en chef -, il s'était mis à inventer des histoires au lieu de faire le métier qu'il aimait pourtant. De bonnes histoires. La gloire et la reconnaissance étaient venues, puis - tant va la cruche à l'eau... - la découverte de ses mystifications. Il avait fait tout le contraire de ce que veut le métier, et son nom est désormais maudit par toute la profession. Célèbre, il l'est toujours, mais pour les pires raisons.
Recueilli dans une petite rédaction comme on recueille un chien errant, il couvre les activités de Littleton, les centenaires, les faits divers... Précisément, voici une centenaire, dont le fils est mort cinquante ans plus tôt, et qui pourtant s'est manifesté à l'occasion de l'anniversaire. Voici aussi un terrible accident, avec un corps calciné dans une des deux voitures, et aucune trace de freinage sur la route, et aucun des deux conducteurs n'étant la personne qu'on croit. Ajoutons à cela qu'une tragédie ancienne, la rupture d'un barrage en 1954, n'était probablement pas un accident aussi simple qu'il y paraissait, et concluons, comme Tom Valle qui a gardé quelques réflexes de journaliste (de bon journaliste, cette fois), à une affaire aussi bien embrouillée que cachée.
Comment son enquête le ramène aux traces de ses fautes anciennes, c'est ce qu'il faudra expliquer - avec quelques autres énigmes imbriquées dans un livre très réussi.

mercredi 16 novembre 2011

L'actualité littéraire (49) - Le prix Interallié termine la saison et couronne Morgan Sportès

Il n'était plus sur les listes de l'Interallié, mais probablement les membres du jury n'en avaient-ils que pour Simon Liberati (le prix Femina les a privé de ce lauréat) et souhaitaient-ils saluer quand même un roman dans lequel on peut trouver quelque chose d'une enquête journalistique.
Ce n'était pas vraiment le cas des livres de Laurence Cossé ni de Stéphane Hoffmann, les deux survivants de leurs sélections. Ils sont donc, sans troip se poser de questions, allés chercher ailleurs.
Certes, Les autos tamponneuses, de Stéphane Hoffmann, a gardé quelques partisans, mais ceux-ci ont été balayés par les partisans de Morgan Sportès, revenu de nulle part avec un Tout, tout de suite, qui n'aura pas tout reçu, ni tout de suite, mais conclut ainsi une saison des prix littéraires jusqu'ici très calme. Sauf aujourd'hui, donc, où Delphine de Vigan, absente elle aussi des listes, s'est retrouvée dans la course. Elle n'en avait pas besoin.
Et Morgan Sportès, avec son écriture pesante, sa reconstitution sourcilleuse de l'affaire dite "du gang des barbares", n'en avait pas les qualités. Bon, ce n'est pas la première fois que l'Interallié déçoit (ni les autres prix non plus, d'ailleurs), il fallait bien qu'un jury fasse tache dans un superbe palmarès 2011.