mardi 27 février 2018

La mort d'Alain Jeanpierre

Un auteur de la Bibliothèque malgache vient de disparaître et la maison est bouleversée. Alain Jeanpierre est mort en France le 16 février, à 77 ans. Il était né près de Paris le 26 septembre 1940 et était installé à Madagascar depuis 1989. Dans sa retraite active à Toliara, la grande ville du sud-ouest, il terminait une maison qui reflétait son bon goût d’architecte sans diplôme et continuait à élargir son immense culture doublée d’une prodigieuse mémoire.

Son livre unique, Pochades, est composé de deux longues nouvelles dont la première, « Cyclone sec », se déroule – sans le dire explicitement – à Madagascar. Charles y arrive pour la première fois, en visite chez son ami Antoine. Il découvre les plaisirs du coup de foudre et les désagréments de ses conséquences.
La seconde, « Suzanne et ses vieillards », raconte sur un ton enjoué le vilain tour que montent des copains de bar afin de protéger la petite-fille de l’un d’eux, trop jeune pour être dévorée par un agent immobilier entreprenant.

Dans Roman vrac (Bibliothèque malgache pour l’édition numérique, No Comment pour l’édition papier), où Jean-Claude Mouyon (mort en 2011) faisait entrer ses plus proches amis dans sa belle galerie de personnages, Alain Jeanpierre y était l’Archi. Décrit avec la liberté que donne la fiction :

L’Archi, depuis quelques temps il a la barbe grisonnante, le menton inquiet et l’œil rigolard. La trilogie de l’existence. Il vient de nous faire le coup du papa cinquantaine. Alors il construit à tout va pour la descendance. Il échafaude volumes et plans avec baignoires à tous les étages, panneaux solaires et éoliennes, balcons aux quatre coins cardinaux, nurserie aérienne, salons et bibliothèques, bar central, cuisines extérieures et chambres amovibles. Il en est à son dixième cahier. En ce moment il attaque le ponton et le bateau qui va avec. L’Archi, si on le laisse faire il va nous chambouler la brousse. Nous mettre le lagon dans une bulle. Il faudrait le calmer, lui trouver une autre occupation tant qu’il n’a pas l’argent pour acheter son terrain. Putain de soleil.


vendredi 23 février 2018

14-18, Albert Londres : «Cent vingt mille âmes vivaient là, ces rues étaient gaies...»



Reims sans la cathédrale

(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Reims, 20 février.
La ruine illustre, de son ombre souveraine, recouvre depuis trois ans le martyre de sa ville. Tel lors d’un siège le chef qui le soutient attire seul les regards, ne laissant à ceux qui meurent avec lui que l’aumône d’une pitié anonyme, la cathédrale nuit à la cité. Cent vingt mille âmes vivaient là, ces rues étaient gaies, des fortunes se faisaient dans ces maisons, des troupes donnaient la comédie dans ces théâtres. Reims ? mais c’était l’un des centres célèbres de la France.
Venez voir ce qu’ils en ont fait. L’écho des deux mille obus que durant une époque le communiqué vous apportait chaque matin ne vous a pas préparé à sa vision. Vous arrivez par la porte de Paris. De loin, la cathédrale – mais nous ne parlerons pas de la cathédrale – vous franchissez donc la porte : silence. Il est plusieurs espèces de silence, il en est un, entre autres, que l’on appelle : « silence de mort ». Nous supposons que cette expression signifie que ce silence-là n’a rien de passager, que dès qu’on le sent on comprend que jamais sur la terre où il pèse un moindre bruit ne s’entendra, qu’il est éternel : c’est le silence de Reims. Vous souffrez presque d’avoir de grosses bottes à vos pieds qui sonnent si fort à elles toutes seules. Instinctivement vous levez la tête vers les volets clos : des gens vont certainement les entr’ouvrir, puis apparaître pour regarder la cause de tant de tapage. Rien ne s’entr’ouvre. Soyons brave, n’imitons pas ce monsieur qui avait peur de son ombre. Ayons confiance dans notre propre bruit. Tout est fermé par ses devantures et ouvert par les obus. Voici la Vesle. Retournons-nous, contrôlons notre première impression ; c’est facile, la rue est toute droite. Avouons que nous avons exagéré le saisissement : silence de mort. Il serait aussi glacial de revenir sur ses pas que de continuer devant soi. Continuons.

La ville déserte

Dans quel pays bizarre sommes-nous ? Est-ce que la population dormirait ici la journée et laisserait vides ses rues ? Phénomène singulier, l’étrangeté de ce que l’on constate est telle, qu’on lui cherche immédiatement un autre motif que son véritable. La grande ville est déserte, nous savons pourquoi, mais quel spectacle ! Et toutes ses maisons sont abattues, décoiffées. En voilà pourtant d’intactes, leurs façades le disent. Quel fétiche les protégea ? Approchons-nous : non ! elles sont vidées. Un vampire les a sucées par le toit ; il n’y a plus un seul plancher du quatrième à la cave. Et pourtant la rue a son aspect correct. En la traversant vite, en voiture, on ne croirait pas ses immeubles ruinés. Promenons-nous. Tiens ! un homme ! un pompier. Cher pompier, comme c’est gentil à vous de représenter le genre humain dans ce désert ! Nous avons beau regarder, de droite, de gauche, il n’y en a pas deux. Là ! voilà Messines ! Cette fois, plus de correction : le chaos. Les maisons en tas n’élèvent plus vers le ciel que de hauts pans de murs déchiquetés. À laquelle appartiennent les pierres roulées à leur pied ? Toutes leurs pierres sont mêlées. Et ce n’est pas qu’un premier plan, c’est tout le quartier qui est en miettes, tout le quartier de la cathédrale. Les obus allemands ont fait les maisons numéro par numéro comme le facteur. Ils ont sonné à toutes les chambres, à la demeure des maîtres aussi bien qu’à la remise, aussi bien qu’à la bicoque du jardinier et qu’à la cage à lapins. En longueur, en profondeur, jusqu’où va l’œil tout est par terre. Par l’idée qu’il en reste, que ceci était joli : c’était l’archevêché. Et cet hôtel ! et cet autre ! Démoli, démoli… C’est un ossuaire d’habitations. Comble de la barbarie ! cette horreur de Palais de Justice tout blanc et indigeste qui n’est même pas abîmé ! Silence.

L’auto du maire

Un bruit de moteur, ce n’est pas dans l’air, c’est bien une auto. C’est une auto civile encore ! Quel est le citoyen que ses affaires pressent tant que dans cette solitude ses simples pieds ne lui suffisent pas ? Il a une grande barbe : c’est le maire, et voilà, au surplus, sa trompe qui se met à corner ! Pour qui, grand Dieu ? Pour moi. C’était pour moi. Une semblable apparition m’avait cloué au milieu de la rue, je l’encombrais à moi seul. L’Hôtel de Ville est là devant nous. Pour montrer sa misère du mieux que nous pouvons, nous allons vous prier de vous rappeler votre enfance, quand vous bâtissiez avec les « constructions en papier ». Vous découpiez trois côtés d’une maison, déchiriez les fenêtres à coups de ciseaux, et plantiez cela tout branlant, sans toit, sur un carton. C’est le magnifique Hôtel de Ville de Reims, si beau dans le souvenir qu’en s’accoudant, en face, contre le bec de gaz pour se le remémorer, vous sentez que vous ne pourriez pas jurer sur la sécheresse de vos yeux.

« Journaux ! »

Mais une trompette ! Pas une trompe : une trompette. C’est le marchand de journaux. À qui vend-il ses journaux ? aux moineaux ? Suivons-le, s’il est des amateurs qui vivent dans les ruines, c’est le moment de les découvrir. Le gosse souffle dans son instrument. Personne ne sort. C’est certainement un jeune fou qui s’amuse aux « vendeurs de journaux ». Ce n’est pas un fou, c’est nous qui sommes un incroyant, voilà une dame sur sa porte qui tend ses deux sous. Nous nous approchons poliment : « Que faites-vous, madame, ici ? » La dame nous regarde, elle est bonne, elle ne se fâche pas, elle comprend que notre indiscrétion vient de notre étonnement ; elle répond : « Je vends mes conserves, mon beurre, mon fromage », puis elle prend une chaise, la pose devant, sa porte et se met, son lorgnon sur le nez, à prendre connaissance des nouvelles. Je ne lâche pas mon petit bonhomme, il va me guider dans la vie sensationnelle de Reims. Voilà une autre femme avec un casque sur les cheveux qui l’appelle. Celle-ci est au milieu d’une place, poussant une voiture contenant de grands brocs. C’est la marchande de lait.
— Vous vendez tout de même votre lait, madame ?
— Il faut bien le vendre puisque mes vaches continuent de le faire.
Allons ! les Allemands ne sont pas maîtres de tout arrêter.

Le bazar sous la bâche

Je suis la trace du crieur. Il traverse tout un quartier à bas et crie tout de même. Ce coup il n’a pas raison sur moi. Personne n’a surgi, il n’a rien vendu. Puis le voilà dans une rue. Il soulève une lourde bâche, passe dessous et je l’entends qui recommence de crier tout gai. Nous soulevons la bâche : c’est un grand bazar, « Aux Sœurs de Charité ». Voilà des demoiselles de magasin, toutes jeunes, savez-vous, et jolies, qui offrent des pipes, des bretelles, des cannes, des bottes, des képis, des croix de guerre. Quelques officiers sont là, faisant durer les achats, appuyés sur les comptoirs, inconsciemment heureux d’entendre une voix de femme, avant de remonter à la tranchée qui est à côté pas même à une demi-heure !
Ainsi Reims s’écroule, au jour le jour, entre les sarraus noirs des demoiselles des « Sœurs de Charité » et sa cathédrale. Mais sa cathédrale je ne vous en dirai rien, je vous l’ai promis, et enfin je n’aime pas parler avec des sanglots dans la voix.

Le Petit Journal, 22 février 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mercredi 21 février 2018

Voyage au pays des bibliothèques

Celles et ceux qui me lisent depuis longtemps savent combien je suis attaché aux bibliothèques, publiques et autres. J'y ai passé un nombre incalculable d'heures et de jours, j'ai travaillé dans deux d'entre elles, l'une était toute petite et j'y étais bénévole, l'autre était beaucoup plus importante et j'étais payé pour vivre au milieu des livres. Ces deux bibliothèques-là, et un gros paquet d'autres, ont été mes principaux professeurs. Je ne leur rendrai jamais assez grâce, ni de dirai jamais aussi fort que je le voudrais combien leur importance est capitale dans la vie culturelle d'une société et des individus qui la composent. Voir Françoise Nyssen demander à Erik Orsenna, accompagné de Noël Corbin dans cette tâche, une enquête sur "le rôle des bibliothèques dans la cité, leur modernisation et le développement de la lecture chez nos concitoyens, afin de concourir au vœu, exprimé par le Premier ministre dans son discours de politique générale, de voir la France rester, ou redevenir une nation de lecteurs" est donc un bonheur. Dont la plénitude reste évidemment suspendue à la réalisation concrète des conclusions de ce rapport.
Voyage au pays des bibliothèques, lire aujourd'hui, lire demain rend compte d'un univers bien plus riche que celui évoqué dans mon expérience personnelle. Les bibliothèques ont changé, d'ailleurs elles sont souvent devenues médiathèques, ce qui ne devrait cependant pas les détourner de leur fonction première: donner à lire, inviter à le faire, permettre à leurs usagers (et non leurs "clients", mot malheureux que j'ai déjà vu quelque part, dans ce genre d'endroit où il n'y a pourtant pas de relation commerciale) de grandir par la lecture.
Lisez ce rapport, quelle que soit votre place de la société. Il y a, pour quiconque s'intéresse au sujet, matière à réflexion et peut-être même action.
Dis-moi qui lit, et où il lit et ce qu'il lit, je te dirai de quelle société il s'agit et quel futur elle se prépare.

vendredi 16 février 2018

14-18, Albert Londres : «Nous n’utiliserons pas les grands mots tout faits.»



Avant le choc

(De notre correspondant de guerre.)
Front français, 15 février.
Tâchons d’écrire serré. Nous sommes sous une menace d’offensive, ce qui fait que depuis des mois beaucoup d’écrivains « font de la copie ». Il s’est tant dit de choses que, dans le tas, il y en aura de bonnes. Il peut tant s’en dire qu’on hésite à grossir ce nombre. Nous le voyons bien depuis trois semaines qu’avec nos yeux ouverts nous courons le front, de l’Alsace en Champagne et du soldat guetteur au chef d’armée. Chacun de ces soirs, à l’heure heureuse où nous trouvions une chaise, le démon de notre devoir particulier nous reprenant, nous cherchions nous aussi à « faire de la copie ». Que dire ? La quantité ne manquait pas. Quel régal ! si nous avions été bavard de notre naturel ! Mais comment opérer notre choix ? Nous ne rapportions dans notre esprit que suppositions se contredisant. Toutes étaient si raisonnables que le bon sens lui-même se refusait de les départager. La lecture des journaux nous guidait d’ailleurs dans notre silence. De l’un à l’autre, commandants, colonels, généraux, saisissant chacun un renseignement passager et vraisemblable, se contredisaient en demeurant raisonnables. Combien à ces moments nous avons apprécié l’infériorité de nos moyens qui ne nous permettent pas d’écrire tous les matins !
Cependant de temps à autre il nous faut rendre compte de nos travaux.
Nous n’utiliserons pas les grands mots tout faits. Nous ne parlerons pas du moral, de l’héroïsme, du jusqu’au bout. L’abnégation de nos combattants est assez sublime, elle peut se voir à nu. Elle n’a besoin de nul manteau pompeux pour recouvrir sa vérité. Faisant ainsi, nous n’interpréterons pas l’avant avec les imaginations de l’arrière et l’avant piquera une rogne de moins.

Les deux offensives possibles

Sur le front, croit-on à l’offensive ? Oui… [censuré] Savoir que nous serons surpris sera déjà l’être moins. Que peut préparer l’Allemagne ? Rien que la raison ne prévoie. Deux sortes d’offensives se proposent à elle. L’une dont le résultat serait moral, l’autre dont le résultat serait militaire. L’offensive morale ? où la trouverait-elle ? À Reims, à Nancy, à Belfort. Ce sont des noms qui sonnent haut et qui, pendant quelques semaines, pourraient de leur bronze emplir le ciel sombre de l’empire. L’offensive militaire ? C’est-à-dire sur Paris ? Il n’y a, tout bien compté, que deux bonnes routes… Les deux armées, l’anglaise et la française, ainsi recevraient leur choc. Allons donc de Belfort à Nancy, de Nancy à Reims, faisons ces secteurs un par un. Qu’y voyons-nous ? Ce que les avions boches constatent chaque jour : il y pousse des piquets et des fils de fer. Il est des travaux que les soldats aiment à camoufler, ce ne sont pas ceux-là. Nous en avons eu la preuve par un mot de l’un d’eux ; au photographe allemand qui planait au-dessus de lui il cria : « Tiens, regarde, et c’est du bon. » La surprise peut donc s’exercer en choc, non en profondeur.
Aujourd’hui 15 février l’Allemagne ne possède pas le maximum des forces que, dans le courant de cette année, elle pourra lancer contre nous. La paix russe lui libère soixante divisions. Pour les amener, il lui faut bien deux mois et demi. Dans la nécessité où elle est de porter son coup avec son maximum de chances, son résultat diplomatique de l’Est ne va-t-il pas lui faire retarder la date de sa ruée ? Possible. L’Allemagne connaît comme nous les principales lois de la guerre actuelle. Elle n’ignore pas que n’importe quelle offensive traînera d’abord et ne tardera pas à s’éteindre si l’assaillant, durant le temps qu’il la mène et se bat dans le système fortifié, n’a pas trois, sinon deux divisions à pousser contre une de l’assailli. Les aura-t-elle ? Ce renfort, en tout cas, compensant l’importance des défenses que nous pourrions élever pendant ce temps, la rapprocherait d’une des chances du succès. Elle nous a habitués à ne rien négliger. Elle le peut moins à cette heure que jamais. La saignée qu’elle va imposer à son peuple sera large. Ses mitrailleuses qu’elle nous réserve pour ce jour, pouvant être portées par un seul homme et crachant 400 cartouches à la minute, l’entraînement mathématique qu’elle donne à ses combattants n’empêcheront pas plusieurs de ses générations de rester accrochées, saignantes et livides, à nos fils de fer. S’il n’obtient, contre ces nouveaux voiles de deuil, que quatre ou cinq kilomètres de terre martyrisée, Ludendorff, sans être balayé, pourra-t-il retraverser Berlin ?

Celui qui les attend

Maintenant, et ceux qui vont recevoir le coup ? et notre armée ? C’est là que le soldat déteste que l’on chante sa gloire en détonnant. Les panégyriques que l’ont fait de lui sont toujours « à côté » ; son oreille est juste, alors il crie. Rien ne l’irrite autant que l’idée théâtrale que l’on a de sa personne. La meilleure intention ne suffit pas. Ce que des bonnes âmes, croyant le combler, disent de sa vie et de ses sentiments, le fâche. L’encens que l’on brûle devant lui est arrivé à l’écœurer. Il n’y a que les statues de bois pour supporter sans broncher la fadeur de cette même fumée. Notre soldat est en chair et en pensée, ne l’oublions pas. Les mots qui le glorifiaient en 1914 et qui, en ce moment, correspondaient à son état d’âme n’ont pas changé ; lui, a fait du chemin. Il ne veut pas que l’on noie sa nouvelle manière d’héroïsme sous les grandes phrases consacrées qui, loin de dégager son sacrifice, l’étouffent. Il défend que l’on présente de lui une figure qui ne soit pas sa figure. Il interdit aux profanes d’interpréter son âme d’après leur âme, comme s’il ne prouvait depuis longue date que sa qualité n’a besoin d’aucune estampille.
Les variations auxquelles on se livre sur « son moral » lui font hausser ses dures épaules. Chaque homme qui écrit sur lui se sert de cette bonne couleur pour badigeonner, les yeux fermés, les colonnes qui doivent supporter son éloge. Partout où ce mot se rencontre, il est tourné de telle façon que l’on voit de suite le combattant heureux d’être où il est. C’est tout juste si on ne lit pas qu’il désire que son état se prolonge. Le soldat français est plus haut que cela. S’il éprouvait un plaisir à vivre la vie qu’il vit il serait moins grand qu’il ne l’est. Allez demander à ce guetteur qui, sa couverture sur ses épaules, son fusil à côté de lui, rêve par cette nuit sinistre, devant la tignasse rousse des fils de fer allemands, s’il est heureux d’être là ! Mais que le Boche se précipite sur lui, il étendra la main pour l’égorger. On ne salit pas son foyer.

Le Petit Journal, 16 février 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

Dans la même collection

Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille

mercredi 14 février 2018

Chère Françoise Xenakis...

Chère Françoise,

J'apprends que vous êtes, puisque c'est ainsi qu'on dit, morte... et j'ai un peu de mal à le croire. Du même coup, on ne dit que vous aviez 87 ans, et c'est encore plus difficile à imaginer, après ces décennies pendant lesquelles nous ne nous étions pas vus.
Vous avez été pour beaucoup dans ce que je suis devenu, au fond, et je vous remercie pour l'accueil que vous aviez réservé à un jeune bibliothécaire balbutiant quand je suis venu chez vous, la première fois, pour parler, je crois, de L'écrivain ou la sixième roue du carrosse, une petite pochade très amusante. Même si ce n'était pas aussi éblouissant que vos premiers livres, que j'avais tous lus avant de venir à Paris. Le petit caillou, Des dimanches et des dimanches, Aux lèvres pour que j'aie moins soif (celui-là, j'avais eu bien du mal à le trouver, merci au prêt entre bibliothèques qui fonctionnait en Belgique), Ecoute, Et alors les morts pleureront... J'étais fasciné.
Vous m'avez tout autant séduit. Tout ce que vous saviez de la littérature et du milieu dans lequel s'épanouissent, avec plus ou moins de bonheur, les écrivains, vous me l'avez dit. Une ouverture à nulle autre pareille.
Et puis, après plus d'une heure de conversation, car ce n'était plus, depuis les premières minutes, l'interview que je pensais faire, vous m'avez invité à venir, le lendemain soir, partager une soupe en famille. La vôtre, de famille, ce qui n'était pas rien. Je connaissais un peu, mais pas très bien, l'oeuvre musicale de Iannis - je savais qu'elle était immense, en tout cas, Mâkhi, votre fille, n'était pas encore la plasticienne qu'elle est devenue ensuite. Nous n'avons pas mangé qu'une soupe, nous avons aussi bu du bon vin, nous avons bavardé, tous les quatre, beaucoup ri.
C'était bien.
Merci encore.

mardi 13 février 2018

Douze pour le Prix Récamier

On patientera jusqu'au 16 mai pour connaître le lauréat 2018 du Prix Récamier - mais avant cela, une deuxième sélection sera annoncée le 29 mars. Le lauréat, à moins qu'il s'agisse d'une lauréate, succédera à Franz-Olivier Giesbert et Christophe Ono-dit-Biot, liés professionnellement, comme journalistes, au Point et, comme auteurs, à Gallimard. Il y a du Gallimard dans la première sélection mais, sauf erreur, personne du Point. N'en tirons donc pas de conclusion hâtive et contentons-nous de la sélection.

  • Vincent Almendros. Faire mouche (Minuit)
  • Nathalie Azoulai. Les spectateurs (P.O.L.)
  • Jorge Bonnells. La folie des autres (Laffont)
  • Christophe Donner. Sexe (Grasset)
  • Philippe Forest. L'oubli (Gallimard)
  • Patrick Grainville. Falaise des fous (Seuil)
  • Régis Jauffret. Microfictions 2018 (Gallimard)
  • Sébastien Ministru. Apprendre à lire (Grasset)
  • Bernard Quiriny. L'affaire Mayerling (Rivages)
  • Jean Rolin. Le traquet kurde (P.O.L.)
  • Colombe Schneck. Les guerres de mon père (Stock)
  • Frédéric Vitoux. L'express de Bénarès (Fayard)

dimanche 11 février 2018

Les prix littéraires refleurissent au printemps

A dire vrai, c'est même quelques jours avant l'ouverture officielle du printemps (la saison, pas le magasin), et plus exactement le 15 mars, que sera remis le Prix France Télévisions, ou plus exactement les prix: un pour un roman, un autre pour un essai.
Les sélections sont connues depuis quelques jours (oui, j'ai pris du retard), les voici.

Essais
Yves Coppens. Origines de l'Homme, origines d'un homme (Odile Jacob)
Ivan Jablonka. En camping-car (Seuil)
Charles Juliet. Gratitude. Journal IX: 2004-2008 (P.O.L.)
Marceline Loridan-Ivens, avec Judith Perrignon. L’Amour après (Grasset)
Chantal Thomas. Souvenirs de la marée basse (Seuil)
Serge Toubiana. Les Bouées jaunes (Stock)

Romans
Nathalie Azoulai. Les Spectateurs (P.O.L.)
Michel Bernard. Le Bon cœur (La Table Ronde)
Isabelle Carré. Les Rêveurs (Grasset)
Eric Holder. La Belle n'a pas sommeil (Seuil)
Marie-Hélène Lafon. Nos vies (Buchet-Chastel)
Marie Redonnet. Trio pour un monde égaré (Le Tripode)

jeudi 8 février 2018

Les amants maudits de Tonino Benacquista

Les amants maudits s’aiment d’un amour absolu. (Oui, trois mots avec la même racine, ce n’est pas trop pour transmettre l’intensité du lien qui les unit.) Rien ni personne ne peut le contrarier. Ni Dieu, ni Diable, ni prêtre, ni roi, ni espace, ni temps… Romanesque, le ton est donné par le titre d’un livre où Tonino Benacquista dépasse tous les clichés du genre pour les assembler en forme de légende.
Elles ne manquent pourtant pas, les légendes sentimentales qui ont envahi les cœurs des hommes et des femmes depuis les siècles des siècles. Celle-ci traverse en un éclair près d’un millénaire, court de la France à la Chine et l’Afrique, se transforme en road-movie nord-américain…
Il y a du Tristan et Iseult, mais aussi du Bonnie and Clyde dans le couple héroïque dont l’histoire est rapportée par des peuples très divers, et fixée par une pièce de théâtre, Les mariés malgré eux, dont Charles Knight a donné, en 1721, une deuxième version. Son argument est aussi celui du roman : « Au Moyen Âge, en France, deux gueux pris de passion, incapables de se soumettre aux lois de la communauté, tiennent tête aux sages, aux prêtres, au roi lui-même. Sont-ils voués à l’Enfer ou bien au Paradis ? »
Rien ne destinait ces deux-là à devenir des êtres d’exception, à mourir et à renaître, à être séparés et réunis après avoir subi des épreuves que seul l’amour permet de surmonter, après avoir connu des aventures qu’il fallait bien l’imagination d’un romancier doué et sans crainte pour accumuler.
Il leur a suffi de se promener dans les bois, lui braconnier, elle cueilleuse de baies, au XIIe siècle où l’on chassait et cueillait, et de s’y rencontrer pour que leur destin change à jamais. Ou au moins pour mille ans. Sommes-nous dans leur histoire, telle qu’ils l’ont vécue ou dans la deuxième version théâtrale de leur légende à laquelle l’amant a contribué alors qu’il était loin de la femme aimée, tous deux rejetés sur la Terre après le courroux d’un Dieu qui attendait mieux d’eux ? C’est au théâtre que se passe, pour l’essentiel, le début du roman, et bientôt il devient impossible de savoir à quel niveau de fiction se situe le texte. Le récit chevauche les différentes versions, les entremêle, et tout va bien à la lecture puisque la confusion n’engendre aucun doute. Elle renforce au contraire la crédibilité de l’amour. Puisqu’on revient sans cesse à cet axe inébranlable et que les tiroirs romanesques, ouverts les uns après les autres, débouchent sur une vision de plus en plus cohérente.
Une relation si puissante modifie en profondeur le monde qui environne ses heureux détenteurs. Mais ils ne sont propriétaires que de cela, le reste n’ayant plus aucune importance. Au point que Satan lui-même est dépourvu quand il tente, comme tant d’autres avant lui, de provoquer la rupture : « Car ce couple-là avait déjà été puni, sur la Terre, puis au Ciel, et sur la Terre à nouveau. Il avait été persécuté dès le premier jour, il avait subi la peine capitale, il avait été sermonné par Dieu, puis chassé de son Paradis, il avait connu la tempête, la fièvre, la prison, l’asile, l’acharnement des hommes, la menace des bêtes, la violence des éléments, tant de tourments subis au nom d’un seul : la privation de l’être aimé. »
Comme il est irréaliste d’enfoncer un coin entre deux parties fusionnées dès le premier instant, il ne sera pas davantage possible de prendre en défaut une narration conduite en apparence en totale liberté et, en fait, fermement tenue par un écrivain en grande forme.