vendredi 16 février 2018

14-18, Albert Londres : «Nous n’utiliserons pas les grands mots tout faits.»



Avant le choc

(De notre correspondant de guerre.)
Front français, 15 février.
Tâchons d’écrire serré. Nous sommes sous une menace d’offensive, ce qui fait que depuis des mois beaucoup d’écrivains « font de la copie ». Il s’est tant dit de choses que, dans le tas, il y en aura de bonnes. Il peut tant s’en dire qu’on hésite à grossir ce nombre. Nous le voyons bien depuis trois semaines qu’avec nos yeux ouverts nous courons le front, de l’Alsace en Champagne et du soldat guetteur au chef d’armée. Chacun de ces soirs, à l’heure heureuse où nous trouvions une chaise, le démon de notre devoir particulier nous reprenant, nous cherchions nous aussi à « faire de la copie ». Que dire ? La quantité ne manquait pas. Quel régal ! si nous avions été bavard de notre naturel ! Mais comment opérer notre choix ? Nous ne rapportions dans notre esprit que suppositions se contredisant. Toutes étaient si raisonnables que le bon sens lui-même se refusait de les départager. La lecture des journaux nous guidait d’ailleurs dans notre silence. De l’un à l’autre, commandants, colonels, généraux, saisissant chacun un renseignement passager et vraisemblable, se contredisaient en demeurant raisonnables. Combien à ces moments nous avons apprécié l’infériorité de nos moyens qui ne nous permettent pas d’écrire tous les matins !
Cependant de temps à autre il nous faut rendre compte de nos travaux.
Nous n’utiliserons pas les grands mots tout faits. Nous ne parlerons pas du moral, de l’héroïsme, du jusqu’au bout. L’abnégation de nos combattants est assez sublime, elle peut se voir à nu. Elle n’a besoin de nul manteau pompeux pour recouvrir sa vérité. Faisant ainsi, nous n’interpréterons pas l’avant avec les imaginations de l’arrière et l’avant piquera une rogne de moins.

Les deux offensives possibles

Sur le front, croit-on à l’offensive ? Oui… [censuré] Savoir que nous serons surpris sera déjà l’être moins. Que peut préparer l’Allemagne ? Rien que la raison ne prévoie. Deux sortes d’offensives se proposent à elle. L’une dont le résultat serait moral, l’autre dont le résultat serait militaire. L’offensive morale ? où la trouverait-elle ? À Reims, à Nancy, à Belfort. Ce sont des noms qui sonnent haut et qui, pendant quelques semaines, pourraient de leur bronze emplir le ciel sombre de l’empire. L’offensive militaire ? C’est-à-dire sur Paris ? Il n’y a, tout bien compté, que deux bonnes routes… Les deux armées, l’anglaise et la française, ainsi recevraient leur choc. Allons donc de Belfort à Nancy, de Nancy à Reims, faisons ces secteurs un par un. Qu’y voyons-nous ? Ce que les avions boches constatent chaque jour : il y pousse des piquets et des fils de fer. Il est des travaux que les soldats aiment à camoufler, ce ne sont pas ceux-là. Nous en avons eu la preuve par un mot de l’un d’eux ; au photographe allemand qui planait au-dessus de lui il cria : « Tiens, regarde, et c’est du bon. » La surprise peut donc s’exercer en choc, non en profondeur.
Aujourd’hui 15 février l’Allemagne ne possède pas le maximum des forces que, dans le courant de cette année, elle pourra lancer contre nous. La paix russe lui libère soixante divisions. Pour les amener, il lui faut bien deux mois et demi. Dans la nécessité où elle est de porter son coup avec son maximum de chances, son résultat diplomatique de l’Est ne va-t-il pas lui faire retarder la date de sa ruée ? Possible. L’Allemagne connaît comme nous les principales lois de la guerre actuelle. Elle n’ignore pas que n’importe quelle offensive traînera d’abord et ne tardera pas à s’éteindre si l’assaillant, durant le temps qu’il la mène et se bat dans le système fortifié, n’a pas trois, sinon deux divisions à pousser contre une de l’assailli. Les aura-t-elle ? Ce renfort, en tout cas, compensant l’importance des défenses que nous pourrions élever pendant ce temps, la rapprocherait d’une des chances du succès. Elle nous a habitués à ne rien négliger. Elle le peut moins à cette heure que jamais. La saignée qu’elle va imposer à son peuple sera large. Ses mitrailleuses qu’elle nous réserve pour ce jour, pouvant être portées par un seul homme et crachant 400 cartouches à la minute, l’entraînement mathématique qu’elle donne à ses combattants n’empêcheront pas plusieurs de ses générations de rester accrochées, saignantes et livides, à nos fils de fer. S’il n’obtient, contre ces nouveaux voiles de deuil, que quatre ou cinq kilomètres de terre martyrisée, Ludendorff, sans être balayé, pourra-t-il retraverser Berlin ?

Celui qui les attend

Maintenant, et ceux qui vont recevoir le coup ? et notre armée ? C’est là que le soldat déteste que l’on chante sa gloire en détonnant. Les panégyriques que l’ont fait de lui sont toujours « à côté » ; son oreille est juste, alors il crie. Rien ne l’irrite autant que l’idée théâtrale que l’on a de sa personne. La meilleure intention ne suffit pas. Ce que des bonnes âmes, croyant le combler, disent de sa vie et de ses sentiments, le fâche. L’encens que l’on brûle devant lui est arrivé à l’écœurer. Il n’y a que les statues de bois pour supporter sans broncher la fadeur de cette même fumée. Notre soldat est en chair et en pensée, ne l’oublions pas. Les mots qui le glorifiaient en 1914 et qui, en ce moment, correspondaient à son état d’âme n’ont pas changé ; lui, a fait du chemin. Il ne veut pas que l’on noie sa nouvelle manière d’héroïsme sous les grandes phrases consacrées qui, loin de dégager son sacrifice, l’étouffent. Il défend que l’on présente de lui une figure qui ne soit pas sa figure. Il interdit aux profanes d’interpréter son âme d’après leur âme, comme s’il ne prouvait depuis longue date que sa qualité n’a besoin d’aucune estampille.
Les variations auxquelles on se livre sur « son moral » lui font hausser ses dures épaules. Chaque homme qui écrit sur lui se sert de cette bonne couleur pour badigeonner, les yeux fermés, les colonnes qui doivent supporter son éloge. Partout où ce mot se rencontre, il est tourné de telle façon que l’on voit de suite le combattant heureux d’être où il est. C’est tout juste si on ne lit pas qu’il désire que son état se prolonge. Le soldat français est plus haut que cela. S’il éprouvait un plaisir à vivre la vie qu’il vit il serait moins grand qu’il ne l’est. Allez demander à ce guetteur qui, sa couverture sur ses épaules, son fusil à côté de lui, rêve par cette nuit sinistre, devant la tignasse rousse des fils de fer allemands, s’il est heureux d’être là ! Mais que le Boche se précipite sur lui, il étendra la main pour l’égorger. On ne salit pas son foyer.

Le Petit Journal, 16 février 1918.

Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:

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Lectures pour une ombre
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