Arden, le premier roman de Frédéric Verger, avait été une des, et peut-être même la meilleure surprise de la rentrée de l'automne dernier. Il n'était pas passé inaperçu et était resté jusqu'à l'avant-dernier tour en lice pour le Goncourt. S'il ne s'était pas consolé avec la version polonaise du même Goncourt et le Prix Thyde Monnier de la Société des Gens de Lettres, il le sera peut-être avec le Prix Mémoire Albert Cohen, qui vient d'être attribué pour la première fois. Le nom du prix n'est pas très élégant, mais l'écrivain en souvenir de qui il a été créé est grand. Et le jury a fait un excellent choix.
Les premiers romans parus
l'année dernière dans la rentrée littéraire offrent dans leur ensemble un niveau de
qualité remarquable et même, pour quelques-uns, exceptionnel. Que deux d’entre
eux, dont celui de Frédéric Verger, aient été toujours retenus dans
l’avant-dernière sélection du Prix Goncourt était le contraire d’une surprise.
Plutôt la reconnaissance d’un talent évident qui s’impose au cours de la
lecture lente nécessaire à Arden, un
texte qui se goûte comme un vin à la texture riche, avec des saveurs qui
explosent au premier contact avec les papilles et qui, long en bouche, prolonge
ensuite le plaisir par des sensations diverses.
Arden est un livre très drôle, bien que cela n’apparaisse pas si on le survole
distraitement, dont les phrases remuent avec beaucoup d’esprit. Il s’y glisse
de subtils décalages entre les mots qu’on y lit et ceux qu’on aurait pu
attendre. Cela, en outre, survient dans un ouvrage solidement charpenté et
bourré jusqu’à la gueule d’histoires annexes. Forcément : Alexandre de
Rocoule et Salomon Lengyel, les deux amis dont il est question, passent une
bonne partie de leur temps à écrire ensemble des opérettes – le premier s’occupe
surtout de la musique, le second du récit. Tout ce qui se arrive autour d’eux,
tous les gens qui passent dans l’hôtel d’Alexandre ou dans la boutique de
Salomon leur sont prétexte à tisser une nouvelle intrigue, à en faire rebondir
une autre, mais sans qu’ils ne parviennent jamais à terminer aucune de leurs
œuvres. Celles-ci restent ouvertes sur des fins hypothétiques.
Leur méthode, qui peut
aussi bien passer pour une absence de méthode, leur sera utile quand il faudra,
semaine après semaine, imaginer une opérette sans fin devenue un feuilleton à
la radio nationale de Marsovie, petit pays d’Europe Centrale qui semble
échapper, pendant la guerre – nous sommes, pour l’essentiel, en 1944 –, aux
pires exactions nazies. Un pays où, par conséquent, Salomon, juif, possède une
chance de survivre à ce qu’on n’appelle pas encore la Shoah. Avec lui, les
membres également juifs d’un orchestre dépenaillé deviennent la raison d’être
du feuilleton radiophonique déjà évoqué, en même temps que ses interprètes.
Il faut imaginer la forêt d’Arden et le Grand
Hôtel qui s’y niche comme Frédéric Verger nous les montre : un refuge qui
échappe à la fureur du temps et, de manière plus générale, au temps, comme si
rien ne pouvait en modifier l’âme, du moins jusqu’à ce que la contamination
s’étende même à ce territoire privilégié. Un luxe de détails imaginaires
habille les lieux de l’apparence de la réalité sans jamais peser sur un récit
aux nœuds innombrables, entre lesquels on se perd avec bonheur sans jamais
s’égarer vraiment, tant est grande la maîtrise de Frédéric Verger.
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