On l'aimait bien, Cavanna, François de son prénom dont on se passait volontiers. On savait qu'il allait plutôt mal - Henning Mankell n'est pas le premier à raconter ses soucis de santé. Lune de miel avait expliqué tout ça, il y a trois ans. Il ne poussera plus ses coups de gueule salutaires, mâtinés de la vraie tendresse qui avait bouleversé ses lecteurs - moi compris - quand il publiait Les Ritals ou Les Russkofs. Il avait 90 ans, on peut penser qu'il a bien vécu, pleinement vécu au moins. Plutôt que des lamentations, je propose le retour vers deux de ses livres, Coups de sang, paru en 1991, moment auquel je l'avais rencontré, et Cœur d'artichaut, cinq ans plus tard. Deux des raisons pour lesquelles Cavanna est toujours vivant.
Coups de sang
Cavanna a perdu sa tribune. Charlie-Hebdo n'existe plus et il ne peut plus guère s'exprimer, comme il l'a longtemps fait, sur les sujets qui lui tiennent à cœur. Alors, au lieu de donner régulièrement des articles, il a écrit un livre.
"Ce sont des trucs qui m'indignent depuis longtemps, et ça remplace les articles."
Ce qui l'indigne en particulier, et sur quoi il revient longuement, c'est le sort des animaux dans notre monde d'hommes. Il n'a pas de mots assez durs pour fustiger la corrida ou la chasse. Ce ne sont pas les seuls sujets de Coups de sang où il s'en prend aussi à d'autres «cons».
"Il ne s'agit pas de dire «con», il faut le dire à bon escient. Mais il n'y a pas eu de décision. Je ne me suis pas dit que j'allais employer tel mot. Le mot «con» est magnifique, ça peut être un mot d'amitié, d'admiration..."
C'est rarement le cas, il faut bien le dire, dans cet ouvrage où Cavanna utilise l'artillerie lourde contre tout ce qui bouge.
"Quand on dit les choses, il faut les dire à fond. J'ai horreur de la langue de bois, édulcorée. Quand on a compris une injustice ou une incohérence, ou bien on reste calme ou bien, si votre tempérament est assez fougueux, vous allez vous mettre en colère et l'exprimer de façon violente. Mais, même dans ma colère, je reste logique et cohérent."
Cavanna se définit volontiers comme rationaliste, mais ne s'interdit pas d'être sentimental. Il a été touché, par exemple, par la lettre que Brigitte Bardot lui a envoyée pour l'approuver. Car au fond, c'est bien d'un combat qu'il s'agit.
"Je veux faire comprendre et convaincre. C'est un livre de polémique. Je ne me fais pas d'illusions, la grande majorité des gens ne le liront pas ou le rejetteront. Mais je cherche surtout à convaincre les jeunes et j'ai la chance d'être lu par beaucoup de jeunes."
S'il était lui-même un animal, Cavanna serait un hibou: "Comme les hiboux, je fuis la lumière - la lumière artificielle des salons littéraires."
Nous ne sommes pas certains que la méthode utilisée par Cavanna dans ce livre est la meilleure possible pour défendre les causes qu'il empoigne à bras-le-corps. À force d'excès, on devient moins crédible. Mais enfin, c'est son ton depuis si longtemps qu'il est difficile de lui demander d'en changer. Et après tout, c'est lui qui décide. Les lecteurs le suivront ou non.
Cœur d'artichaut
Cavanna n'est jamais meilleur que lorsque perce, sous la moustache, le sourire ému de l'enfant qu'il n'a jamais cessé d'être, la fragilité d'un homme masqué derrière son aspect bourru mais qui ne parvient pas longtemps à donner le change. C'est bien pour cela que des livres comme Les Ritals ou Les Russkofs avaient touché un public qui, se l'avouant ou non, retrouvait ses faiblesses dans l'histoire d'une grande gueule au cœur tendre.
Précisément, Cœur d'artichaut appartient au meilleur de Cavanna: un livre où l'écorché se laisse voir sans le moindre apprêt, les blessures ouvertes. On ne sait pas dans quelle mesure ce «roman», comme beaucoup d'autres du même auteur, est autobiographique, mais peu importe. Le personnage d'Emmanuel Onéguine partage au moins la sensibilité de l'auteur, et tout le reste est littérature - c'est-à-dire l'essentiel.
Tout commence par l'évacuation musclée d'un squatt à Paris, scène sinon quotidienne au moins devenue assez banale, mais à laquelle participe cette fois un homme de bonne volonté, ému par une femme désireuse de sauver ses chats, et peut-être du même coup le sens de sa vie, du désastre. Cette femme est attendrissante, mais quelle femme n'est pas attendrissante pour un cœur d'artichaut? La chair est faible, certes, mais le cerveau ne l'est pas moins, quand il ne l'est pas davantage...
La chair n'est pas absente du propos, cependant. Un désir latent, qui s'éveille parfois en rugissant, quand la tentation se fait trop forte, même quand elle est illégitime - voire même organisée pour mettre en danger celui qui subit cette tentation -, occupe à certains moments tout l'espace romanesque, pour autant qu'il y ait roman bien entendu.
Précisément, il y a roman. Et même construit, dans la grande tradition de la création française aujourd'hui, celle dont on se lasse rapidement quand elle manque de chair, ce qui n'est pas le cas ici, autour de la création elle-même. Outre le narrateur et quelques autres personnages surtout féminins, Cœur d'artichaut met en scène un écrivain à succès, Jean-Pierre Succivore. Il trouve du talent à Emmanuel Onéguine. Pourquoi pas? Il va plus loin: il lui demande de travailler avec lui. Est-ce valorisant ou déshonorant? Il va trop loin: il lui vole le manuscrit d'un livre qui s'appelle Cœur d'artichaut, comme par hasard. Et qui raconte, dans une «mise en abyme» moderne comme il n'est pas permis, exactement l'histoire que nous étions en train de lire, jusqu'au moment de la confusion entre vie réelle et fiction...
Faut-il résumer un livre qui part dans tous les sens, chaque fois qu'un regard féminin invite le narrateur à quelque partie de plaisir qui ne se confond cependant jamais avec le pur plaisir des sens, puisque les élans du cœur y participent fondamentalement? Bien sûr que non. Il faut laisser au lecteur la découverte des complicités troubles entre Lison et Stéphanie, les deux gamines perverses de 18 ans. Il faut accepter, quand on en jouit, le confort du contact avec Geneviève, qui ne se contente pas de dessiner les dialogues de bandes dessinées. Et il faut ne rien dire de l'émoi provoqué par le contact de la cuisse adolescente d'une «charmante beurette délurée» dans une camionnette complaisamment mise au service du transport de chats - ou du transport amoureux ?
Bref, Cœur d'artichaut est un roman qui fait partager sentiments et émotions avec une générosité sans limites.
J'aime beaucoup ton hommage à Cavanna, Pierre, parce qu'il est juste. Curieusement, Cavanna me fait repenser à Mouna, encore un de ces "vieux de la vieille" qu'on saluait affectueusement et avec qui on échangeait quelques mots sur "le monde comme il va" quand on le rencontrait au Quartier Latin ou sur le parvis de Beaubourg dans les années 80. C'est notre jeunesse qui fout le camp avec eux, même si on ne les goûtait pas toujours sur le plan littéraire, ou si on les trouvait un peu "courts" sur le plan argumentatif... TK
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