Dan Franck s’avance à
visage découvert. Dans deux pages, signées de ses initiales pour bien montrer
qu’elles n’appartiennent pas au roman, il expose la thèse qui sous-tend Les champs de bataille :
l’arrestation et la mort Jean Moulin sont la conséquence de calculs politiques.
Si l’instruction du procès de René Hardy, deux fois jugé pour ces faits et deux
fois acquitté, avait été menée jusqu’au bout, « elle aurait certainement fait apparaître une réalité historique
et politique passée sous silence lors des audiences précédentes : ceux qui
contribuèrent à l’arrestation de Jean Moulin, connu avant la guerre pour son
engagement à gauche, étaient liés à l’extrême droite. Cette vérité renforce une
conviction qui nous est commune, au juge et à moi-même : la droite et la
gauche dessinent des horizons incomparables. »
Il aurait pu expliquer
cela en fin de volume. Il le fait en préliminaire, jetant sur la table une
partie de son jeu. De la sorte, il tient la bride courte à son lecteur. Pas
question pour celui-ci de s’égarer. La confrontation se fait entre deux hommes
dont l’un, René Hardy, est de droite. De droite extrême, d’ailleurs, ce dont il
ne se cache pas. L’autre, un juge à la retraite, porteur de la voix et des
convictions de Dan Franck, se situe à l’opposé. Il s’agit de « juger moins un homme qu’une
idéologie. »
A situation simple,
ouvrage simpliste ? Dan Franck est plus fin que cela, et trop romancier
pour laisser à sa seule thèse de départ tout le poids du récit. Le rythme est
donné par huit face à face, autant de phases d’une instruction au cours de
laquelle la vérité doit être dévoilée. Le juge a davantage que des soupçons, il
est nourri de certitudes longtemps mûries au fil d’une enquête solitaire, de
dossiers épluchés jusqu’à l’os, d’interrogatoires, de lectures. Avec un point
de départ qui lui fournit une raison personnelle de s’intéresser à Jean Moulin,
d’être accompagné par l’ombre du voisin de cellule du résistant.
Jean Moulin, préfet nommé
par le Front populaire, hante le juge qui ne décolère pas devant la
récupération que fit de Gaulle de l’icône lors du transfert de ses cendres au
Panthéon – avec le célèbre discours de Malraux. C’était en 1964, quatre ans
avant une poussée de fièvre joyeuse, certes bientôt réprimée, mais qui allait
amuser le juge au même titre que d’autres épisodes où le conservatisme, cette « affaire de vieux », serait
ébranlé au profit d’une saine utopie… Il a beau être devenu vieux lui aussi, le
juge ne transige pas avec ses principes.
Selon ses principes,
donc, il refait – à lui seul et dans sa cuisine, comprend-on assez vite –
l’interrogatoire de René Hardy, le bouscule chaque fois qu’une contradiction le
lui permet. Il joue une partie d’échecs qu’il a préparée comme jamais, avec la
certitude de la gagner. Puisque ses arguments ne sont pas seulement imparables.
Ils sont aussi moralement les meilleurs.
Entre les huit
interrogatoires rêvés – un rêve qui le pousse parfois du côté de
l’hallucination furieuse, à tel point que les voisins et le concierge s’inquiètent
des éclats de voix chez ce vieux fou –, il rumine ses pensées et arpente
quelques lieux fréquentés par Jean Moulin et d’autres résistants, là où se sont
nouées les intrigues desquelles Klaus Barbie sortirait vainqueur.
Provisoirement.
Au passage, le juge, ou Dan Franck par son
intermédiaire, ne se prive pas de faire quelques commentaires sur la marche du
monde tel qu’il est devenu, dominé par l’économique, privé de ses élans de
liberté. Ce beau personnage a toujours été du côté des faibles. Il le restera.
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