Plus rien… c’est Lens !
(De
l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front britannique,
4 octobre.
Lens est fantastique.
Il y reste dix-sept fenêtres de rez-de-chaussée, une fenêtre de premier étage,
un numéro de rue – un seul, pas deux – le numéro 14, une clochette
d’enfant de chœur, un morceau d’enseigne où l’on peut encore lire deux
lettres : les lettres S et O, et gisant sur les barbelés, une
vieille tenture rouge et blanche. C’est tout.
C’est
étonnant. C’est un immense fouillis de bois et de briques. C’est une
destruction échevelée, ébouriffée. Lens est aux autres villes ruinées du front
ce qu’une forêt vierge est à une forêt domestique. Ce n’est même plus émouvant.
Par quoi voulez-vous être ému ? Ce qui émeut, c’est ce que l’on retrouve
d’un drame, ce sont les épaves, c’est une poupée à qui pense un enfant, c’est
un portrait, c’est le contour des choses qui furent. Ici, plus de contour.
On peut
subitement se rappeler et pleurer quand on vous conduit devant le cadavre d’un
de vos amis, mais si l’on vous mène devant une urne où sont ses cendres, il
vous faudra de la réflexion pour que vous vous sentiez frappé. Ainsi êtes-vous
devant Lens.
Des petits tas de ruines
Vous y entrez
par la cité des moulins où, pour commencer, tout est moulu et vous continuez.
Plutôt, vous essayez de continuer. Car, pour pénétrer dans Lens, il ne suffit
pas d’en avoir le désir, il convient avant tout de posséder du coup d’œil et
des membres souples. Ce coup d’œil vous servira à repérer où peuvent bien être
les rues et les membres souples à y circuler. Je ne connaissais aucun habitant
de Lens. J’ignorais leur caractère, mais s’il en était d’envieux qu’ils cessent
de l’être. Cette fois-ci, plus de jaloux, tout est au même niveau. Dans ces
villes du pays minier, bâties de corons, pas un toit ne dépassait l’autre.
C’est aujourd’hui la même égalité dans la ruine. Le petit tas de ruines d’une maison
n’est pas plus haut que le petit tas de ruines d’une autre. Les petits tas sont
même identiquement pareils. On croirait qu’au-dessus de ces demeures qui se
tiennent tout le long des rues, le même homme est passé et a laissé tomber sur
chaque, sans en oublier une, le même poids qui l’a effondrée. Grâce aux rails
du tramway, après dix minutes de recherches et d’acrobaties au-dessus d’amas
épineux, nous avons découvert ce qui était la rue principale.
À la recherche de l’hôtel de ville et de
l’église
Tâchons de
trouver le centre. Nous y sommes, nous dit-on. Dans ces cas-là, les
professionnels de ces voyages aux pays des formidables malheurs ont deux points
qui les guident : l’église et l’hôtel de ville. Nous avions beau
scruter : nous n’apercevions rien. Dans cette même chose chaotique qui fut
la grande rue, nous avancions. Nous n’avions pas l’impression d’être dans une
ville, même dans une ville affaissée, puisque tout était presque à notre
hauteur. Plus rien ne bouchait l’horizon. D’un bout de l’ancienne cité,
par-dessus ses restes, nous pouvions voir l’autre bout. Mais voilà un tas de
ruines plus haut que les autres et les paris s’ouvrent. Était-ce
l’église ? Était-ce l’hôtel de ville ? Impossible de le dire. Mais
plus loin voilà un pan de mur qui ne ressemble pas aux autres. Qu’est-ce que
cela pouvait être ? Par le soubassement où se voyaient quelques grosses
pierres taillées comme l’on taille généralement les soubassements des monuments
publics, nous avons décrété que c’était l’hôtel de ville, et par là nous avons
reconnu que la petite montagne de briques de tout à l’heure était l’église.
L’égalité dans
la ruine, après, s’est rétablie. Lens comptait 35 000 citoyens.
Heureusement que la géographie nous l’affirme, sans quoi je vous aurais juré
que la ville n’avait jamais été habitée. Il n’y a pas un meuble ; on ne
retrouve pas un barreau de chaise, pas un ustensile de ménage. Il ne subsiste
plus la moindre petite trace de l’occupation humaine.
La victoire
réglera tout ça.
Le Petit Journal, 5 octobre 1918.
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