mercredi 18 mars 2020

La matière au bout des doigts et des mots de Maylis de Kerangal

Il y a chez Maylis de Kerangal une passion du détail concret et une fascination pour l’exploration minutieuse de terrains inconnus qui la conduit, suppose-t-on, à accumuler, sur les sujets dont elle s’inspire, une documentation exhaustive. Ses deux romans précédents, Naissance d’un pont et Réparer les vivants, auraient pu sombrer sous le poids de l’information. Les vertus d’une écriture souple et vivante avaient épargné ce défaut à ses lecteurs. Elle renouvelle la performance dans Un monde à portée de main, une autre incursion dans un domaine spécialisé : la décoration, surtout dans la pratique du trompe-l’œil où il s’agit de fournir une troisième dimension à un support plat. Un art aussi complexe que celui de l’écrivaine transposant en mots surfaces et (faux) volumes…
Une très longue première phrase, trop longue pour être citée ici, mais balancée comme une intro musicale par laquelle on est immédiatement séduit, ouvre le roman et présente Paula Karst dans le mouvement où, sortant le soir, l’escalier dévalé, elle jette un œil vers le miroir du vestibule, « pile et s’approche, sonde ses yeux vairons, étale de l’index le fard trop dense sur ses paupières, pince ses joues pâles et presse ses lèvres pour les imprégner de rouge, cela sans prêter attention à la coquetterie cachée dans son visage, un strabisme divergent, léger, mais toujours plus prononcé à la tombée du jour. »
L’instant d’après, elle se retrouve en compagnie de deux autres anciens élèves de l’Institut de peinture de la rue du Métal à Bruxelles, avec lesquels elle a été formée d’octobre 2007 et mars 2008. Comme Kate et Jonas, Paula est devenue une professionnelle. Elle est à Paris, mais elle vient de rentrer de Moscou où elle a passé trois mois à peindre, dans les studios de Mosfilm, le salon d’Anna Karénine. Kate fait un « portor » – une imitation de marbre, la romancière ne craint pas les mots précis – dans un hall de l’avenue Foch. Jonas doit livrer dans trois jours une fresque de jungle tropicale, autant dire que leur rendez-vous ne l’arrange pas mais il a cédé au plaisir de la complicité.
Le trio, dans lequel chacun raconte ce qu’il veut (et tait ce qu’il préfère ne pas dévoiler) de ses travaux récents, est un prétexte à remonter dans le temps et à revenir à l’époque de débuts exigeants comme on l’imagine mal. Les travaux étaient dirigés par une femme inflexible sur la qualité des résultats obtenus. Parfois plus proche de la garde-chiourme que de la professeure artistique, elle ne laissait rien passer des imperfections, surtout dans les travaux les plus difficiles. Le parcours du combattant a quelque chose d’épuisant, au physique et au moral, par la modestie de la démarche jusqu’à aboutir à la représentation précise, jusqu’à ce qu’on s’y trompe (l’œil), des matières les moins reproductibles par le pinceau. Certains marbres possèdent des caractéristiques qui ne se laissent pas maîtriser aisément. Les sommets se méritent, par des chemins non seulement ardus mais aussi peu exaltants. Seule la reconnaissance finale justifie les efforts que l’on peut accomplir pour faire coïncider le modèle et l’image.
Le plus extraordinaire, dans Un monde à portée de main, est la manière dont Maylis de Kerangal, sans faire jamais l’économie des moments les plus rudes, donne accès au matériau lui-même, alors qu’il n’est pas présent dans la décoration – mais la décoration le restitue si bien et les mots en sont la traduction si exacte qu’on a l’impression de toucher du doigt quelque chose dont l’inertie n’interdit pas la réalité. C’est formidable.

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