jeudi 8 mai 2014

Jean-Paul Kauffmann remonte la Marne

Jacques Lacarrière avait pris la route en 1971 pour mille kilomètres à pied, des Vosges aux Corbières. Le récit qu’il en a tiré, Chemin faisant, reste une source d’inspiration pour bien des écrivains marcheurs. Jean-Paul Kauffmann le cite. Le modèle est bien là, même s’il prenait lui-même exemple sur d’autres marcheurs qui l’avaient précédé sur les chemins. Jean-Paul Kauffmann, rencontrant Jacques Lacarrière à la sortie de Chemin faisant, lui avait dit : « Un jour, je ferai comme vous. » L’écrivain l’avait incité à « inventer d’autres chemins ». Requis par d’autres choses, il a attendu plus de trente ans, mais il a fini par partir, lui aussi. Il le raconte dans Remonter la Marne.
(L'entretien a été réalisé l'an dernier, Immortelle randonnée, de Jean-Christophe Rufin, venait aussi de paraître.)

Jacques Lacarrière vous avait marqué ?
Ce livre est un peu placé sous l’invocation de Chemin faisant. J’ai essayé d’être conforme à l’esprit qu’il avait, d’écrire un livre où la matérialité du corps parle à travers quelqu’un qui marche, qui éprouve des sensations. Il y a les odeurs, les bruits, des choses très physiques. C’est aussi un livre très géographique qui parle des lieux, des pays, de l’origine des noms de ces pays.
Les livres d’écrivains sur la marche, au moins celui de Jean-Christophe Rufin et le vôtre, sont des énormes succès. A quoi tient cet engouement ?
Je ne sais pas… Peut-être qu’à notre époque de la vitesse, de l’instantanéité, on éprouve l’envie de prendre son temps. La marche est un éloge de la lenteur. Elle apporte une connaissance, plutôt que par la tête, par le frottement des orteils sur le sol. Tous les sens sont mis à contribution et on en a plus envie que jamais. Le rapport à la lenteur établit aussi un rapport à l’endroit d’où on vient, à l’Histoire, à la généalogie. La randonnée est un phénomène relativement récent. Il y a toujours eu des marcheurs mais ça s’est popularisé de manière incroyable depuis quinze ou vingt ans.
Pour suivre votre réflexion sur l’Histoire, dans les lieux que vous traversez, vous montrez bien comment celle-ci s’est déposée par strates.
Oui, bien sûr, c’est aussi un livre historique. Je dis à un moment que je me sens parfois intoxiqué par la France, par tout ce qu’on m’a inculqué, par cette croyance qu’on était un pays à part. C’est peut-être pour me déprendre de tout ça que j’ai voulu écrire ce livre, mais c’est impossible, parce que le passé me harcèle.
La présence des odeurs est extraordinaire dans votre livre…
C’est dans tous mes livres, peut-être à cause de mon goût pour le vin. Mais peut-être davantage ici, parce que j’ai essayé de décrire l’odeur de l’eau. Ce n’est pas facile, et elle est très différente à mesure que vous remontez la rivière. C’est pour cela que je rends hommage à Simenon, qui a su restituer ce sens olfactif un peu tabou, signe de notre animalité. Encore une fois, c’est le corps qui s’exprime à travers ce livre.
Le monde ne se partage-t-il pas entre deux catégories de personnes ? Celles qui marchent et celles qui ne marchent pas ?
Oui, on pourrait faire une division du monde ainsi. Les gens qui ne marchent pas ne comprennent pas les autres. C’est perdre son temps, ça va tout à fait à l’encontre de la doxa. A un moment, dans le livre, il y a une descente, et le rythme n’est pas du tout le même. C’est pourquoi j’ai voulu faire une remontée de la Marne. La descente, c’est aller vers la mort, la disparition. Alors que la remontée, c’est aller vers la vie, la source, le recommencement…
Pourquoi avoir choisi ce trajet-là ? Parce qu’il traverse la Champagne ?
Oui, en partie. La région m’était familière à cause du vin de Champagne mais, à mesure que je remontais, ça a été la révélation d’un pays inconnu, méconnu en tout cas et de ces gens que j’ai appelé les conjurateurs, qui ne font pas partie du flux, qui tournent le dos à tout ce que raconte la presse. Ils savent ce qu’ils vivent, au contraire de la majorité des gens aujourd’hui.

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