Comment Constantin se soumit
Son départ
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Athènes.
(Suite.)
Et maintenant que la justice a frappé, ne parlons plus comme
elle, redevenons un homme ouvert aux grandes douleurs des hommes et, le cœur
tendu, assistons à la scène pathétique du départ du roi.
Il devait quitter le 12 à midi. Pendant deux jours encore, à
la porte de la capitale, dans son château de Tatoï, il tint embrassés tous ses
souvenirs d’enfant, d’homme et de souverain. Un troisième ultimatum,
respectueux mais pressant, le réveilla de son dernier rêve et le matin,
15 juin, à 50 kilomètres d’Athènes, dans l’un des plus magnifiques
paysages de l’Attique, à Oropos, petite baie de rêve, Constantin XII, à
11 heures 30, droit de corps, chancelant d’âme, s’embarqua.
Le jour se leva sur un village et une baie vides. Rien,
sinon la majesté de la nature, n’était encore sur la nue ni sur la terre. Une
première auto arriva, neuf officiers de marine en descendirent. Ils allèrent
s’asseoir sur les marches de l’église.
Puis la mer s’anima. Un torpilleur apparut, un second le
suivit, tous deux battaient pavillon de France ; ils ancrèrent. Une
nouvelle auto amena des dames puis deux autres bateaux venant se ranger entre
les deux torpilleurs s’avancèrent. Ceux-là battaient pavillon grec. C’étaient
l’Espérine et le Spetsé. La baie ne devait pas se meubler davantage. Ainsi sur la
mer restera fixée l’image du départ.
Et des autos arrivaient sur la place paysanne. À neuf
heures, elles étaient une trentaine. Elles avaient déposé surtout des dames. Ce
n’était une foule ni par le nombre ni par l’aspect. Chacune de ces cent personnes
était un saint Jean ne voulant pas abandonner le Christ au moment du calice.
Des camions apportaient les bagages.
La cloche de l’église sonna. Les dames, désirant que Dieu
fût présent à ce calvaire, avaient demandé une cérémonie au pope. Les cent personnes
entrèrent dans l’église. Un pensionnat de petites filles, en tablier rouge,
chanta le Credo. Ces voix étaient une
rosée. Les cent fidèles, du roi d’abord et de Dieu après, dans le calme de
l’église, cherchaient en dedans d’eux-mêmes à souffrir le plus possible, et ils
souffraient. Le chant se tut, le prêtre acheva quelques gestes du culte et
subitement les yeux levés et pleins de larmes, les cent, de toute leur voix
étranglée, crièrent : « Vive le roi ! » Le cri ne fut pas
répété ; ils avaient donné toute leur âme d’une seule fois.
L’église se visa. Le roi ne devait venir qu’à
11 heures, il n’en était que neuf et demie. Les dames firent un chemin de
fleurs sur la petite jetée où il allait passer. C’est leur cœur qu’elles
auraient voulu y mettre. Ces personnes-là ne jugeaient pas : elles
aimaient.
Des barques françaises poussées par des marins au pompon
rouge – les frères des 43 tués le 1er décembre – abordent
de temps en temps. Elles assurent un service entre les torpilleurs et
l’embarcadère. Tout ce qui se passe est bien élevé, sans bruit, feutré.
Les adieux
Les femmes du village ont mis leur plus beau voile blanc et
se rassemblent. Le pensionnat au tablier rouge se range le long de la jetée. On
suit sur la route qui domine les autos qui arrivent. Voilà Zaïmis ! Chacun
approche. Puis voici les princes, frères du roi, puis dans un camion les deux
valets de chambre de S. M. Ils sont majestueux. Franchement on jurerait
que c’est eux que l’on détrône. Puis voici le nouveau roi. Il a l’air étourdi.
Au dernier moment, un jeune homme, à la figure retournée, répand encore des
fleurs sur le chemin ; il juge qu’il n’y en a pas assez. Les autos royales
descendent. Voilà le grand maréchal de la Cour ; il est troublé comme s’il
présidait à un deuil cher. Il va reconnaître l’embarcation. Voilà la
reine ; elle est insignifiante. Ce n’est plus qu’une simple voyageuse,
presque une émigrée avec son voile jaune sur la tête. Voilà la petite
princesse. On lui a dit pour qu’elle ne pleure plus qu’on lui ferait suivre son
poney ; aussi se tient-elle comme une grande demoiselle qu’elle est. Tout
cela est discrètement supporté. Puis un cri s’élève au-dessus de la place, un
cri qui est plutôt un grand souffle : « Constantin ! »
Constantin dans une auto découverte arrive. L’auto, comme les précédentes, ne
va pas jusqu’au bout de la place. Constantin est en toile blanche, casquette
blanche avec visière dorée. Il s’est arrêté visiblement frappé par tous ces
amis. Il veut les voir encore. C’est pourquoi il ira à pied jusqu’à la jetée. Il
se dresse et descend de voiture, on ne voit que lui. La princesse Hélène, sa
fille, est bien à ses côtés. Le diadoque est bien à sa droite, mais on ne voit
que lui. Son chauffeur a les yeux mouillés. Constantin est debout, appuyé à la
portière, il regarde sans voir. Une petite fille à cheval sur un mur agite un
bouquet de fleurs. Mais son bras est trop court. Constantin fait quelques pas,
lève la main et sans voir prend les fleurs. Puis il revient s’appuyer à la
portière. Les cent fidèles qui l’attendaient à cinquante mètres de là
accourent. Le jeune homme qui jetait des fleurs se précipite tête nue, le
corps, au fur et à mesure qu’il s’approche du roi, se baissant de plus en plus
vers la terre. – « Oh ! » fait-il, comme s’il souffrait horriblement
et il prend les mains de son roi et il y colle ses lèvres.
Le diadoque se met devant l’auto. Il est en civil ; il
écarte les bras devant les amis de son père et son geste leur dit : « Soyez
raisonnables, allons, c’est assez, l’heure est arrivée. » Des hommes sanglotent.
Les dames sont plus réservées. Constantin avance, cinq ou six fanatiques
accrochés à lui. Il touche la jetée. Tous tombent à genoux. Il n’y aurait que
du silence sans quelques sanglots. Mais un sanglot domine les autres, c’est
celui d’une dame qui n’avait pas l’habitude de rencontrer le roi devant tant de
monde.
En face, les deux torpilleurs battant pavillon français et
les deux bateaux grecs battant pavillon hellénique attendent. Au milieu des
gens agenouillés, le roi avance. Ce n’est plus : « Vive
Constantin ! » c’est : « Constantinos !
Constantinos ! » que l’on crie, que l’on murmure. La douleur a emporté l’étiquette.
Tout à coup
Tout à coup ses regards et ceux des agenouillés et ceux de
tous les témoins se heurtent, au bout de la jetée, à deux statues, plutôt à
deux officiers français en grand uniforme qui ont l’air de deux statues. L’un
est le commandant Clergeau, attaché naval, l’autre un lieutenant d’infanterie.
Le dos à la mer, face au roi qui vient, immobiles ils attendent. Ils semblent deux
spectres rappelant la faute à la minute du châtiment.
Constantin descend dans le canot. Quelques désespérés le
retiennent par le bras. Le sanglot qui dominait les autres éclate encore.
Constantin se dégage. Le canot ronfle. Le jeune homme, qui souffrait tant et
lui baisait tant la main, se jette à l’eau. Le canot part :
« Constantinos ! Constantinos ! » Le canot s’éloigne.
Debout à cent mètres déjà de la terre, il lève sa casquette puis disparaît.
Le Petit Journal, 29 juin 1917
La Bibliothèque malgache publie une collection numérique, Bibliothèque 1914-1918, dans laquelle Albert Londres aura sa place, le moment venu.
Isabelle Rimbaud y a déjà la sienne, avec Dans les remous de la bataille, le récit des deux premiers mois de la guerre.
Et Georges Ohnet, avec son Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, dont le dix-septième et dernier volume est paru, en même temps que l'intégrale de cette volumineuse chronique - 2176 pages dans l'édition papier.
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