samedi 14 février 2015

Sale vendredi 13 pour Geneviève Dormann

C'est vrai: Geneviève Dormann n'avait plus rien publié depuis 1999. Mais sa mort, hier, à 81 ans, me rappelle de bons moments de lecture, sa proximité avec les écrivains, tous mâles et même parfois très mâles, qu'on avait nommés les Hussards. Nimier, Blondin, etc. Une plume acérée, la provocation comme éthique, et... le point de croix comme dérivatif (avec Régine Deforges, co-auteure de plusieurs livres sur le sujet avec Geneviève Dormann). Bref, elle était souvent là où on ne l'attendait pas. Et la voilà disparue comme pour faire reparler d'elle. reparlons-en donc, à travers trois livres (et une rencontre).


L’exotisme est un argument pour tous ceux qui ne partiront pas aussi loin qu’ils en rêvaient : l’île Maurice, cadre de ce roman, a quelque chose de paradisiaque, même si Geneviève Dormann en explore surtout les coulisses. Celles où se trament de vieilles haines ou, au moins, de vieilles idées de compétition dans la hiérarchie sociale entre les familles d’origine française qui appartiennent, à condition d’avoir préservé la pureté de leur race, au « Dodo Club », un cercle très fermé destiné notamment à permettre aux jeunes gens et jeunes filles originaires de France de se rencontrer à l’occasion du bal de la Saint-Sylvestre qui donne son titre au roman…
Mais l’exotisme n’est pas le seul argument d’un livre qui met en scène des personnages forts, en révolte devant leur milieu, et qui séduisent autant le lecteur qu’ils se séduisent entre eux. Bénie, qui a été baptisée Bénédicte mais qui déteste ce prénom au point de s’être attribué son diminutif, est depuis son enfance la complice de son cousin Vivian. Ils ont découvert ensemble, à l’adolescence, les plaisirs de la chair, et c’est pourquoi ils ont été séparés par leur famille dont il faut distinguer les deux pans : les parents de Vivian sont restés fidèles à l’esprit franco-mauricien tandis que le père de Bénie a épousé une Anglaise excentrique, fan des Beatles, qui n’a évidemment pas été acceptée dans la bonne société franco-mauricienne. Exclusion dont sa fille, après ses frasques, a évidemment souffert aussi.
On a l’impression qu’un peu du tempérament de Geneviève Dormann, frondeuse, parlant haut, est passé dans le personnage de Bénie. Celle-ci, d’une certaine manière, lui ressemble dans son peu de goût pour les conventions, dans sa haine des concessions, dans son appétit de vivre. Entière, Bénie décide donc de se marier quand elle apprend, de la bouche même de son cousin Vivian, qu’il est homosexuel. Elle aura été sa seule femme, est-ce une raison suffisante pour rentrer dans le rang ? Pour autant qu’elle puisse rentrer dans le rang…
Il y a quelque chose de sauvage dans Le bal du dodo : derrière la façade des bourgeois franco-mauriciens, les hommes et les femmes frémissent, poussés par une sordide avidité ou par de lumineux désirs. Et tout cela se trouve parfaitement maîtrisé par Geneviève Dormann dont la réjouissante alacrité fait ici merveille.


Apollinaire, Geneviève Dormann en est amoureuse. Et pas seulement depuis qu’elle s’est mise à lire tout ce que ses amis ont raconté sur lui (« J’ai lu un mètre cube de bouquins ! », dit-elle). Depuis qu’elle a quinze ans et que, dans le fond de la classe, au cours de mathématiques, elle a découvert, grâce à une amie à qui elle a d’ailleurs dédié son livre, les vers du poète. C’était autre chose que les textes qu’on leur faisait lire ! Une écriture forte, comme l’homme qui l’avait produite, du genre qu’on n’aime pas trop dans les bonnes institutions. Geneviève Dormann, qui s’est fait renvoyer d’une école parce qu’elle avait prêté un livre de Colette à une condisciple, continue à aimer cette sorte de littérature de contrebande à laquelle elle prête bien des vertus : « Il faut rétablir la censure », lance-t-elle, provocatrice comme elle peut l’être. Et elle s’explique : « Cela fera lire les enfants. J’ai eu un livre à l’index : tous les gamins l’ont lu ! »
Elle a la nostalgie d’une époque où les écrivains avaient le verbe haut et vivaient en bande, réunis dans des bistrots qui ne fermaient pas de la nuit ou autour d’une table abondante et parfois offerte par des mécènes privés. Alors, elle s’est plongée dans l’époque d’Apollinaire, elle l’a pisté dans tout Paris, et même au-delà, pour raconter les quinze dernières années de sa vie. Une statue déboulonnée devient le portrait d’un homme séduisant. Car Geneviève Dormann n’a pas, de la littérature, une vision universitaire. Elle s’attend d’ailleurs, pour son livre sur Apollinaire, à une volée de bois vert de la part des spécialistes, comme ce fut déjà le cas lorsqu’elle a écrit sur Colette, à moins que le silence des gens sérieux soit la seule réponse à un livre peu banal, dans lequel on trouve même des recettes de cuisine.
« Quand on parle d’écrivains classiques, on a l’habitude d’en faire des êtres désincarnés. Les monstres sacrés, ça ne m’amuse pas. Ils ne m’amusent que quand ils deviennent humains. Alors, j’ai voulu raconter qu’Apollinaire était un minet qui aimait les filles, qui aimait bouffer… »
Le déclic est venu, cela ne s’invente pas, d’un petit fourneau et de manuels de cuisine qui se trouvaient toujours, quand elle le visita en 1989, dans l’appartement d’Apollinaire. « Tous ses copains parlaient de sa gourmandise », ajoute-t-elle. Voici donc Apollinaire et la cuisine, donnant l’ordre à ses amis de faire silence autour d’une table pour mieux apprécier la nourriture, conseillant sur la meilleure manière de préparer un plat, échangeant une correspondance érotique basée sur des bonbons…
Il y a quand même un problème, pour Geneviève Dormann : les femmes. « Aucune femme ne devrait avoir le droit d’aimer le même homme que vous », dit-elle, et pas une de celles qui furent proches d’Apollinaire n’échappe à un nom d’oiseau quand elle en parle. Elles sont toutes moches, l’une n’était même pas capable de préparer un risotto, les lettres d’une autre sont d’une rare platitude, etc. Jalouse, Geneviève Dormann ? Peut-être bien. Mais tant mieux, puisque cela lui a permis de s’emparer à bras-le-corps de son sujet, de l’enlever à toutes les autres, pour mieux nous le restituer…


Sous les ponts de Paris où il lui arrive de dormir en compagnie de ses copains clochards, on l’a surnommée la Vaporeuse. Une allure qu’elle a, pas comme les autres. Et pour cause : fille d’un académicien décédé, Valentine possède toujours, quai Voltaire, l’appartement qu’elle a hérité de ses parents. Quand elle y revient après son séjour dans la rue – cette fois-là, elle est partie fâchée, parce qu’on l’avait traitée de « duchesse », autant dire de « merdeuse » dans ce milieu, et pour tout arranger elle a trouvé un cambrioleur chez elle, avec qui elle a sympathisé –, elle revient aussi sur son passé, quarante-sept ans plus tôt.
Ainsi commence Adieu, phénomène, un roman où Geneviève Dormann, une fois encore, se laisse emporter par une envie de mordre à pleines dents dans ce que le monde nous offre et, surtout, mène son héroïne sur le même chemin où l’on se rit des interdits en les écartant d’un coup d’épaule, pour atteindre plus vite son but. Il arrive cependant que les obstacles se resserrent avec un tel ensemble qu’ils en deviennent infranchissables et que, pareille à un cours d’eau bien forcé d’emprunter la voie praticable la plus proche, la vie change de lit… Ainsi va celle de Valentine qui, pourtant, semblait bien tracée.
Quand, en 1947, elle rencontre Baptiste, elle a quatorze ans, lui, dix-sept. Un bel âge pour les coups de foudre et les amours éternelles. De temps en temps, ça marche. Pas souvent. Ces deux-là doivent être vraiment faits l’un pour l’autre puisque, d’une certaine manière, ils ne se quitteront jamais. Et qu’en 1994 Valentine en sera toujours à écouter, quasi religieusement, ce que lui souffle Baptiste. De l’au-delà, malheureusement, car il est mort depuis longtemps. Et ce n’est pas Valentine qu’il avait épousée. Comment est-ce possible ? L’existence est scandaleuse, non ? Oui : scandaleuse comme Valentine adolescente qui, à sa manière trop charmante pour subir jusqu’au bout les conséquences de son comportement, avait tout d’une tête à claques. La sale et jolie gamine peut présenter quelques circonstances atténuantes : son père, qui ne s’est jamais occupé d’elle quand elle était enfant, mais l’a laissé puiser librement dans sa vaste bibliothèque, est sans doute pour quelque chose dans sa maturité précoce ; sa mère, qui fut une grande actrice et s’est repliée en privé sur son meilleur rôle, celui d’une femme souffrante et victime de tout, a provoqué des réactions de plus en plus violentes. Renvoyée d’une école, en fugue de la suivante, Valentine vit au rythme capricieux de son grand amour. Et ce n’est pas simple.
Entre les acceptations et les renoncements, le désir et la retenue, la jeune fille qui croit tout savoir et a tout à apprendre se définira, un peu plus tard, comme une fille facile, oui, mais qui choisit. Quant à Baptiste, il est passé par ici, il repassera par là. Et même par les bras de la meilleure amie de Valentine. A force de jouer, l’une – Valentine – la vierge effarouchée (à l’exception d’un après-midi) transformée en vamp irrésistible, l’autre – Baptiste – le beau ténébreux trop sûr de son charme, ils auront donc fini par se rater. Ou par se trouver vraiment, puisque reste l’image du jeune homme que sera à jamais Baptiste dans le cœur de Valentine.
Et, si ce roman emporté par des élans bien compréhensibles en fait battre quelques-uns, de cœurs, c’est qu’il aura été compris.

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