C'est vrai: Geneviève Dormann n'avait plus rien publié depuis 1999. Mais sa mort, hier, à 81 ans, me rappelle de bons moments de lecture, sa proximité avec les écrivains, tous mâles et même parfois très mâles, qu'on avait nommés les Hussards. Nimier, Blondin, etc. Une plume acérée, la provocation comme éthique, et... le point de croix comme dérivatif (avec Régine Deforges, co-auteure de plusieurs livres sur le sujet avec Geneviève Dormann). Bref, elle était souvent là où on ne l'attendait pas. Et la voilà disparue comme pour faire reparler d'elle. reparlons-en donc, à travers trois livres (et une rencontre).
Le bal du dodo (1989)
L’exotisme
est un argument pour tous ceux qui ne partiront pas aussi loin qu’ils en
rêvaient : l’île Maurice, cadre de ce roman, a quelque chose de
paradisiaque, même si Geneviève Dormann en explore surtout les coulisses. Celles
où se trament de vieilles haines ou, au moins, de vieilles idées de compétition
dans la hiérarchie sociale entre les familles d’origine française qui
appartiennent, à condition d’avoir préservé la pureté de leur race, au « Dodo
Club », un cercle très fermé destiné notamment à permettre aux jeunes gens
et jeunes filles originaires de France de se rencontrer à l’occasion du bal de
la Saint-Sylvestre qui donne son titre au roman…
Mais l’exotisme
n’est pas le seul argument d’un livre qui met en scène des personnages forts, en
révolte devant leur milieu, et qui séduisent autant le lecteur qu’ils se
séduisent entre eux. Bénie, qui a été baptisée Bénédicte mais qui déteste ce
prénom au point de s’être attribué son diminutif, est depuis son enfance la
complice de son cousin Vivian. Ils ont découvert ensemble, à l’adolescence, les
plaisirs de la chair, et c’est pourquoi ils ont été séparés par leur famille
dont il faut distinguer les deux pans : les parents de Vivian sont restés
fidèles à l’esprit franco-mauricien tandis que le père de Bénie a épousé une
Anglaise excentrique, fan des Beatles, qui n’a évidemment pas été acceptée dans
la bonne société franco-mauricienne. Exclusion dont sa fille, après ses
frasques, a évidemment souffert aussi.
On a l’impression
qu’un peu du tempérament de Geneviève Dormann, frondeuse, parlant haut, est
passé dans le personnage de Bénie. Celle-ci, d’une certaine manière, lui
ressemble dans son peu de goût pour les conventions, dans sa haine des
concessions, dans son appétit de vivre. Entière, Bénie décide donc de se marier
quand elle apprend, de la bouche même de son cousin Vivian, qu’il est
homosexuel. Elle aura été sa seule femme, est-ce une raison suffisante pour
rentrer dans le rang ? Pour autant qu’elle puisse rentrer dans le rang…
Il y a quelque chose de sauvage dans Le bal du dodo :
derrière la façade des bourgeois franco-mauriciens, les hommes et les femmes
frémissent, poussés par une sordide avidité ou par de lumineux désirs. Et tout
cela se trouve parfaitement maîtrisé par Geneviève Dormann dont la réjouissante
alacrité fait ici merveille.
Apollinaire,
Geneviève Dormann en est amoureuse. Et pas seulement depuis qu’elle s’est mise
à lire tout ce que ses amis ont raconté sur lui (« J’ai lu un mètre cube de bouquins ! », dit-elle).
Depuis qu’elle a quinze ans et que, dans le fond de la classe, au cours de
mathématiques, elle a découvert, grâce à une amie à qui elle a d’ailleurs dédié
son livre, les vers du poète. C’était autre chose que les textes qu’on leur
faisait lire ! Une écriture forte, comme l’homme qui l’avait produite, du
genre qu’on n’aime pas trop dans les bonnes institutions. Geneviève Dormann, qui
s’est fait renvoyer d’une école parce qu’elle avait prêté un livre de Colette à
une condisciple, continue à aimer cette sorte de littérature de contrebande à
laquelle elle prête bien des vertus : « Il
faut rétablir la censure », lance-t-elle, provocatrice comme elle peut
l’être. Et elle s’explique : « Cela
fera lire les enfants. J’ai eu un livre à l’index : tous les gamins l’ont
lu ! »
Elle
a la nostalgie d’une époque où les écrivains avaient le verbe haut et vivaient
en bande, réunis dans des bistrots qui ne fermaient pas de la nuit ou autour d’une
table abondante et parfois offerte par des mécènes privés. Alors, elle s’est
plongée dans l’époque d’Apollinaire, elle l’a pisté dans tout Paris, et même
au-delà, pour raconter les quinze dernières années de sa vie. Une statue
déboulonnée devient le portrait d’un homme séduisant. Car Geneviève Dormann n’a
pas, de la littérature, une vision universitaire. Elle s’attend d’ailleurs, pour
son livre sur Apollinaire, à une volée de bois vert de la part des spécialistes,
comme ce fut déjà le cas lorsqu’elle a écrit sur Colette, à moins que le
silence des gens sérieux soit la seule réponse à un livre peu banal, dans
lequel on trouve même des recettes de cuisine.
« Quand on parle d’écrivains
classiques, on a l’habitude d’en faire des êtres désincarnés. Les monstres
sacrés, ça ne m’amuse pas. Ils ne m’amusent que quand ils deviennent humains. Alors,
j’ai voulu raconter qu’Apollinaire était un minet qui aimait les filles, qui
aimait bouffer… »
Le
déclic est venu, cela ne s’invente pas, d’un petit fourneau et de manuels de
cuisine qui se trouvaient toujours, quand elle le visita en 1989, dans l’appartement
d’Apollinaire. « Tous ses copains
parlaient de sa gourmandise », ajoute-t-elle. Voici donc Apollinaire
et la cuisine, donnant l’ordre à ses amis de faire silence autour d’une table
pour mieux apprécier la nourriture, conseillant sur la meilleure manière de
préparer un plat, échangeant une correspondance érotique basée sur des bonbons…
Il
y a quand même un problème, pour Geneviève Dormann : les femmes. « Aucune femme ne devrait avoir le
droit d’aimer le même homme que vous », dit-elle, et pas une de celles
qui furent proches d’Apollinaire n’échappe à un nom d’oiseau quand elle en
parle. Elles sont toutes moches, l’une n’était même pas capable de préparer un
risotto, les lettres d’une autre sont d’une rare platitude, etc. Jalouse, Geneviève
Dormann ? Peut-être bien. Mais tant mieux, puisque cela lui a permis de s’emparer
à bras-le-corps de son sujet, de l’enlever à toutes les autres, pour mieux nous
le restituer…
Adieu, phénomène (1999)
Sous
les ponts de Paris où il lui arrive de dormir en compagnie de ses copains
clochards, on l’a surnommée la Vaporeuse. Une allure qu’elle a, pas comme les
autres. Et pour cause : fille d’un académicien décédé, Valentine possède
toujours, quai Voltaire, l’appartement qu’elle a hérité de ses parents. Quand
elle y revient après son séjour dans la rue – cette fois-là, elle est partie
fâchée, parce qu’on l’avait traitée de « duchesse », autant dire de « merdeuse »
dans ce milieu, et pour tout arranger elle a trouvé un cambrioleur chez elle, avec
qui elle a sympathisé –, elle revient aussi sur son passé, quarante-sept ans
plus tôt.
Ainsi
commence Adieu, phénomène, un roman
où Geneviève Dormann, une fois encore, se laisse emporter par une envie de
mordre à pleines dents dans ce que le monde nous offre et, surtout, mène son
héroïne sur le même chemin où l’on se rit des interdits en les écartant d’un
coup d’épaule, pour atteindre plus vite son but. Il arrive cependant que les
obstacles se resserrent avec un tel ensemble qu’ils en deviennent
infranchissables et que, pareille à un cours d’eau bien forcé d’emprunter la
voie praticable la plus proche, la vie change de lit… Ainsi va celle de
Valentine qui, pourtant, semblait bien tracée.
Quand,
en 1947, elle rencontre Baptiste, elle a quatorze ans, lui, dix-sept. Un bel
âge pour les coups de foudre et les amours éternelles. De temps en temps, ça
marche. Pas souvent. Ces deux-là doivent être vraiment faits l’un pour l’autre
puisque, d’une certaine manière, ils ne se quitteront jamais. Et qu’en 1994
Valentine en sera toujours à écouter, quasi religieusement, ce que lui souffle
Baptiste. De l’au-delà, malheureusement, car il est mort depuis longtemps. Et
ce n’est pas Valentine qu’il avait épousée. Comment est-ce possible ? L’existence
est scandaleuse, non ? Oui : scandaleuse comme Valentine adolescente
qui, à sa manière trop charmante pour subir jusqu’au bout les conséquences de
son comportement, avait tout d’une tête à claques. La sale et jolie gamine peut
présenter quelques circonstances atténuantes : son père, qui ne s’est
jamais occupé d’elle quand elle était enfant, mais l’a laissé puiser librement
dans sa vaste bibliothèque, est sans doute pour quelque chose dans sa maturité
précoce ; sa mère, qui fut une grande actrice et s’est repliée en privé
sur son meilleur rôle, celui d’une femme souffrante et victime de tout, a
provoqué des réactions de plus en plus violentes. Renvoyée d’une école, en
fugue de la suivante, Valentine vit au rythme capricieux de son grand amour. Et
ce n’est pas simple.
Entre
les acceptations et les renoncements, le désir et la retenue, la jeune fille
qui croit tout savoir et a tout à apprendre se définira, un peu plus tard, comme
une fille facile, oui, mais qui choisit. Quant à Baptiste, il est passé par ici,
il repassera par là. Et même par les bras de la meilleure amie de Valentine. A
force de jouer, l’une – Valentine – la vierge effarouchée (à l’exception d’un
après-midi) transformée en vamp irrésistible, l’autre – Baptiste – le beau
ténébreux trop sûr de son charme, ils auront donc fini par se rater. Ou par se
trouver vraiment, puisque reste l’image du jeune homme que sera à jamais
Baptiste dans le cœur de Valentine.
Et,
si ce roman emporté par des élans bien compréhensibles en fait battre
quelques-uns, de cœurs, c’est qu’il aura été compris.
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