dimanche 15 septembre 2013

Écrivains en voie de naturalisation

Chère cousine,

Je t'avais demandé de garder pour toi les informations que je t'ai envoyées la semaine dernière. Tu n'en as pas été capable et je ne parviens même pas à t'en vouloir. Pour une fois qu'un sujet de conversation excitant te tombait dessus, j'imagine aisément dans quel état de fébrilité tu devais être. Malgré tout, je te demanderai une fois encore d'être prudente. Ce que je te raconte n'est destiné qu'à toi. Seule. As-tu reçu quelques échos de la manière dont la rumeur, jusqu'alors limitée à un petit cercle d'initiés, avait circulé? En subissant au passage les habituelles amplification et déformation qui ont fait dire un peu partout: le Goncourt, c'est joué pour cette année!
Pire - ou mieux: Nue était, jeudi dans Libération, en tête des meilleures ventes selon Datalib. Et encore deuxième ce week-end, dans la mise à jour. Classé jeudi derrière le livre de Jean-Philippe Toussaint, et devant aujourd'hui, le roman d'Amélie Nothomb, La nostalgie heureuse. Les deux ouvrages possèdent quelques points communs. D'évidentes qualités, bien que très différentes. Une longueur raisonnable pour qui ne veut pas passer trois jours à lire un roman. Ils se situent aussi dans ce qu'on peut appeler une œuvre, chacun des deux écrivains possédant déjà une jolie bibliographie.
Pour autant, cela ne suffit pas à les réunir dans le succès. Il fallait une autre condition, qui me rappelle le mot lancé un jour par Jean-Jacques Brochier comme une boutade: un écrivain français sur deux est... belge! Aujourd'hui, il pourrait dire: 100 % des deux meilleures ventes de livres français sont écrits par des auteurs belges.
Certes, cela ne sera probablement plus valable la semaine prochaine (encore que...). Il n'empêche que certains y voient un signe et sont tentés de franchir une frontière qu'Eric-Emmanuel Schmitt a sautée il y a quelques années. Cela ne lui a pas réussi comme il l'avait espéré: il n'a pas compris qu'il ne suffisait pas d'être belge pour casser la baraque: Les perroquets de la place d'Arezzo se classent à une vingt-cinquième place honnête, certes, mais malgré tout décevante. Car c'est un livre épais, qui s'inscrit mal dans l'ADN de l'écrivain belge type.
Voilà un raisonnement stupide, me diras-tu. Et tu auras raison, si tu t'en tiens à la logique. Pourtant, les faits sont là. J'ajoute, pour ton édification personnelle, qu'Antoine Compagnon, avec Un été avec Montaigne, est classé cinquième meilleure vente, bien que l'été soit en voie de disparition. Et qu'a-t-il de commun avec la Belgique? Il y est né, tout simplement...
Même si tu n'es pas encore convaincue, ce qui va suivre ébranlera peut-être tes certitudes. je tiens de source sûre que, dans plusieurs maisons d'édition parisiennes, des chasseurs de têtes ont été engagés pour établir le profil des romanciers les plus aptes à se couler dans le moule des auteurs belges à succès. Ta propension au bavardage me retient de te fournir toutes les précisions. Mais les choses ont bien avancé chez au moins trois éditeurs où un, parfois deux écrivains français sont prêts à changer de passeport dès l'année prochaine, afin de franchir le cap des 100.000 exemplaires.
La manœuvre est aussi grosse que risquée. Une écrivaine que je ne nommerai pas demande qu'on lui achète une villa à Néchin, dans la rue où s'est installé Gérard Depardieu. Son éditeur rechigne, par crainte qu'elle passe plus de temps à picoler avec l'acteur qu'à finir son prochain livre - son premier livre "belge".
Tout cela ne donnera peut-être aucun résultat concret. Mais l'affaire semble bien engagée, on en reparlera dans un an ou deux.
Ne prends quand même pas ceci trop au sérieux, chère cousine, que j'embrasse,
ton cousin.

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