Chère cousine,
Tu me dis maintenant être fatiguée de l'actualité et que l'attentat de Nairobi t'en détourne absolument. Moins par l'ampleur du drame que par sa médiatisation. Tu n'as pas tort. Un massacre du même genre, dans une région plus isolée du Kenya (ou d'ailleurs) et dont aucun expatrié n'aurait souffert, ne risquait pas de faire l'ouverture de tous les journaux télévisés.
Là où je te suis moins aisément, c'est quand tu continues en affirmant que, du coup, tu ne veux plus rien savoir des nouveautés de la librairie et de ce qui se trame à travers elles. Sais-tu seulement combien de romans contemporains pourraient t'entraîner si loin de nos préoccupations immédiates pour, un temps au moins, t'en vacciner?
Une fois encore, cependant, j'accède à tes désirs en orientant ton regard vers des paysages moins tourmentés. Car, même si le village où tu résides maintenant n'offre pas les collections d'une bonne bibliothèque comme il s'en trouve dans les villes, tu disposes avec Internet de ressources gratuites presque infinies. Elles devraient répondre à tes attentes. Il te suffit, au-delà des classiques que tu prétends avoir tous lus (tu sais que je ne t'ai jamais crue vraiment, mais je n'en débattrai pas aujourd'hui), d'aller faire un tour sur Gallica et d'explorer, au rythme qui te plaira, la liste des nouveaux documents mis en ligne depuis un mois. Il y en a plus de huit mille, dont beaucoup d'images, certes, mais aussi plus de huit cents livres, sans compter la presse et les revues.
Je t'ai sélectionné un ouvrage qui, je pense, te réjouira. Paris anecdote, par Alexandre Privat d'Anglemont, est vif, charmant, bourré de naïvetés touchantes. L'édition de 1860 qui vient d'être numérisée a beau être une réimpression posthume (l'auteur était mort l'année précédente), elle est accompagnée d'une lettre autographe datée de 1854. Je te la donne ici.
Mon cher Fournier,
Il y a bien longtemps, que je n'ai eu le plaisir de mettre votre complaisance à contribution, aussi est-ce avec la plus grande confiance, que je viens vous prier de me donner deux places pour votre spectacle de ce soir. Vous comblerez de joie un homme qui est heureux de vous faire mille compliments en attendant qu'il ait le bonheur de vous serrer les mains.Alex Privat d'Anglemont19 avril 1854.
Quant à savoir si cette missive s'adressait à Edouard ou à Narcisse Fournier, tous deux présents dans les théâtres à cette époque, je laisse à un éventuel spécialiste le soin d'en décider.
Il me suffit, et il te suffira, d'aimer les portraits de professions oubliées ou de personnages typés (dont on retrouvera l'équivalent aujourd'hui) qui parsèment l'ouvrage. Un exemple, un seul, cette mère Marré dont tu connais à coup sûr une copie:
La mère Marré a soixante-cinq ans; c'est une femme de petite taille, replète, alerte, à l'œil fin et narquois, à la voix nasillarde, toujours grognonnant, de mauvaise humeur, au demeurant la meilleure femme du monde, un cœur d'or, un véritable diamant au milieu d'un faisceau d'épine. Il s'agit de savoir la prendre, voilà tout. Elle compatit à toutes les douleurs, car elle a tant vu de misères poignantes qu'elle a fini, la bonne nature, par sympathiser avec le malheur, comme tant d'autres ne sympathisent qu'avec la fortune et le bonheur.
La mère Marré est une femme d'une activité incroyable, à minuit on la voit assise dans son vieux fauteuil près de la porte-cochère, à trois heures du matin on la retrouve à son poste, l'œil au guet, surveillant ses nombreux locataires au moment de leur sortie. La case de la mère Marré, car ce n'est ni une chambre, ni une loge, ni un salon, ni une pièce, ni un logis, la case donc de la mère Marré est une véritable ménagerie, compliquée d'une volière, chiens, chats, serins, pinsons, tourterelles, chardonnerets, moineaux francs et friquets y vivent en parfaite intelligence, y ont signé un traité de paix. Depuis la mort de son pauvre Augustin, elle a reporté toutes ses affections sur les pauvres petites bêtes qui, du moins, ne se soûlent pas et ne font pas enrager maîtresse.
Je te laisse à penser quel genre de bonhomme devait être ce pauvre Augustin...
Et, puisque je suis loin d'être le seul à écumer les bibliothèques, il ne m'étonnerait pas qu'un romancier, plus connu pour sa force de travail que pour son talent, puise chez Alexandre Privat d'Anglemont quelques descriptions sur le vif devant lesquelles la critique est déjà prête à s'extasier.
Mais j'avais promis de ne pas m'égarer dans le présent.
Je brise donc là pour aujourd'hui, chère cousine.
Et je t'embrasse,
ton cousin.
Paris anecdote. Les industries inconnues, la Childebert, les oiseaux de nuit, la villa des chiffonniers, voyage de découverte du Boulevard à la Courtille par le faubourg du Temple, Paris inconnu, par Alex. Privat d'Anglemont
Source: gallica.bnf.fr
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