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vendredi 14 août 2020

La farce macabre du siècle dernier

On peine à y croire, pourtant Chris Kraus semble de bonne foi quand il affirme que La fabrique des salauds, son épais roman traduit par Rose Labourie, n’était au point de départ que la présentation de son prochain film. Le manuscrit arrivé « par hasard » entre les mains d’une éditrice, celle-ci l’a convaincu d’en faire un roman.

C’était une excellente idée : le livre est formidable et son épaisseur, bien qu’impressionnante, ne doit pas faire reculer. On ne s’ennuie pas un instant en suivant l’histoire terrible en forme de farce macabre que nous raconte Konstantin Solm, dit Koja, un destin allemand comme peu d’autres à travers le vingtième siècle. En fait, il raconte sa vie à son compagnon de chambre, un hippie mal en point mais qui a gardé ses principes de paix et d’amour. Il va être, pour son plus grand déplaisir, confronté au mal absolu. Du coup, nous aussi.

Le mal est celui d’une époque qui se prolonge au-delà de sa fin annoncée : l’idéologie nazie, à travers ceux qui en avaient été les bras souvent armés, s’est fondue, après la guerre, dans un Etat redevenu fréquentable. D’où l’interrogation de Chris Kraus : « comment la société de la République fédérale allemande a-t-elle réussi à trouver le chemin de la démocratie en dépit de l’intégration des anciens nazis ? C’est cette question qui m’a poussé à écrire le présent récit. »

Si la question semble grave, la réponse sous forme de fiction est fournie avec un humour dévastateur jusque dans les moments les plus tendus. Même la balle dans la tête avec laquelle vit Koja y est arrivée lors d’un événement qui relève autant du gag que de la malheureuse coïncidence. Mais on ne le saura qu’à la fin du roman, après avoir traversé des épisodes sanglants auxquels le narrateur a participé, parfois malgré lui.

Il reste qu’il y a participé en véritable SS entraîné par son frère Hubert (Hub) dans le déchaînement meurtrier que nous connaissons. Avec Hub, il a aussi vécu une troublante compétition amoureuse où la femme, Eva (Ev), est leur presque sœur – bien que juive, de quoi rendre hasardeux tout jugement sur les actes commis par Koja.

Celui-ci manifeste, devant le hippie qui l’écoute – et souvent préférerait ne plus rien entendre –, une honnêteté absolue. Jamais il ne tente de minimiser ses crimes. « Ça me débecte », commente son auditoire réduit à une personne. « Comment tu peux dire que tu étais nazi ? Et un bon nazi, en plus ? Ça me débecte complètement », insiste-t-il. Pour s’attirer cette réponse : « C’est la vérité. Et elle va devenir bien plus débectante encore. »

Nous sommes dans le cerveau démoli, pas seulement par la balle, de Koja, dans le souvenir des drames vécus, et auxquels il a survécu grâce à une étonnante plasticité d’esprit. Pendant la guerre, son travail, pour l’essentiel, était le renseignement. Avec un peu de chance et une grande facilité à séduire des femmes par lesquelles il trouvait ce qu’il cherchait, il a plusieurs fois été considéré comme un élément doué. Assez doué, en tout cas, pour poursuivre ses activités au profit, cette fois, de la CIA.

Il pratique parfois l’effet d’annonce : « ce récit que je suis en train de vous faire va bientôt se transformer en ballade populaire de la folle époque de la guerre froide. En œuvre didactique, si vous voulez, sur les constantes de l’histoire contemporaine internationale. » Il ne nous décevra jamais…

Il met en évidence son absence de courage qui l’a toujours empêché d’être un héros – au contraire d’Ev et Hub, en qui il voit des personnages hors normes. Il a cependant manifesté quelques accès de témérité et ne se croit pas amoral. Il a d’ailleurs tout fait pour sauver une espionne russe menacée de mort. En s’enfonçant dans les contradictions : « en sacrifier d’autres à cet effet, et qui plus est de la manière dont je le faisais, c’était l’expédition en enfer peinte par Pieter Brueghel dans des tons noirs, rouges, jaunes et bruns, montrant Margot la folle rosser des démons et des hordes de créatures fantastiques pour marcher tout droit dans une gueule ouverte. »

L’enfer, on y entre en ouvrant ce livre. On y reste après l’avoir fermé.

dimanche 24 novembre 2019

L’harmonie de la musique, la violence du monde

Habité par le chant, porté par les voix de ses personnages, Le temps où nous chantions, deuxième roman traduit (par Nicolas Richard) en français de Richard Powers est un choc qui fait vibrer les âmes, qui remue les cœurs. Une œuvre ample dans laquelle se déroulent plusieurs fils, tous soutenus par des mélodies choisies dans un vaste répertoire, de la musique ancienne aux airs à la mode.
C’est une famille dont tous les membres se réunissent sans cesse pour former un chœur dans lequel le plaisir est intense. Pour les trois enfants, il dépasse de très loin tout ce qu’ils peuvent connaître à l’extérieur du foyer. Pour les parents, il est le lien initial, autour duquel ils se sont rencontrés, et qu’ils perpétuent en même temps qu’ils en font une part de leur héritage. La meilleure part. Car, pour le reste, dans une Amérique où les tensions raciales sont toujours au bord d’exploser, ils ont réuni des éléments potentiellement dangereux : David Strom est un juif allemand qui a émigré en 1939 ; Delia Daley est noire. Leurs enfants, métis, n’appartiendront vraiment à aucune société – sinon celle de la musique.
L’harmonie règne chez les Strom, quand ils ne regardent pas trop ce qui se passe autour d’eux. Ils sont dans une bulle gonflée d’harmonies et des explications de David sur l’univers. Physicien, celui-ci fréquente les grands savants de son époque. Et c’est d’ailleurs un violoniste nommé Albert Einstein qui sera en partie responsable de l’éclatement de la bulle : fasciné par le talent évident de Jonah, le fils aîné, il convainc ses parents de lui donner la chance de devenir un grand chanteur. Pour cela, il faut affronter le monde, en commençant par des écoles qui ne voient pas toujours d’un bon œil arriver un enfant noir. Malgré ses dons, Jonah se heurte donc à un refus avant d’intégrer un établissement digne de lui. Quoique le jeune homme prétende longtemps en apprendre moins là-bas qu’à la maison. Il n’y trouvera vraiment son équilibre qu’au moment où son frère Joseph le rejoindra. Moins doué pour le chant, il sera néanmoins un parfait accompagnateur – et pourra, un jour, vivre de sa facilité à tresser des mélodies au piano, tandis que la carrière de Jonah a pris son envol.
Quant au troisième enfant, Ruth, elle est celle qui introduit les fausses notes de la violence. Elle rejoindra les Black Panthers, excédée par la manière dont les Noirs sont traités malgré des lois qui ont bien évolué depuis la jeunesse de ses parents. A travers elle et son mari, les affrontements deviennent une réalité à laquelle il faut faire face, au risque d’y perdre la vie…
Un grand roman, dont on se souviendra longtemps.

samedi 4 mai 2019

Le mariage arrangé d’Anne Tyler

Disons-le tout de suite pour pouvoir l’oublier : Vinegar Girl, l'avant-dernier roman d’Anne Tyler traduit en français (un autre, La danse du temps, vient de paraître chez Phébus), est « une turbulente réécriture de La mégère apprivoisée de Shakespeare à l’époque contemporaine ». L’éditeur prévient mais rend-il service au texte en le faisant ? Le livre n’a pas besoin de références, il tient parfaitement debout sans cela, surtout dans les moments où il se redresse après avoir vacillé. Car les occasions de tomber ne manquent pas.
Il est question, en gros, mais aussi dans le détail, des relations entre les hommes et les femmes.
Côté masculin, ils sont principalement deux. Le docteur Baptista, éminent chercheur qui travaille sur les maladies auto-immunes, est totalement absorbé par sa tâche et ne prête qu’une attention distraite à sa famille (deux filles, on y vient), surtout depuis la mort de son épouse. Aux yeux des responsables de subventions, il semble tourner en rond et peut-être n’obtiendra-t-il jamais aucun résultat, bien qu’il soit persuadé du contraire et croie toucher au but. Mais, pour cela, il a besoin de la présence de son assistant, Pyotr, que son patron et beaucoup d’autres appellent souvent Pyoder, faute d’arriver à prononcer correctement son prénom. Faute aussi d’accomplir l’effort nécessaire. Or le visa de Pyotr expirera bientôt et Baptista cherche à le faire renouveler.
Il a imaginé d’utiliser Kate, sa fille aînée, vingt-neuf ans, assistante dans une école pour petits et, surtout, un esprit indépendant qui reçoit la proposition de son père comme une gifle : il s’agit en effet d’épouser Pyotr qui, grâce au mariage, aurait le droit de rester aux Etats-Unis et de prolonger, du même coup, son aide aux travaux de Baptista. Kate n’est pas assez émancipée, contrairement à ce qu’elle pense, pour ne pas être encore, au plus profond d’elle-même, une fille obéissante. D’ailleurs, à force de subir les assauts de son père, Kate laisse l’hypothèse cheminer en elle et résiste de moins en moins… jusqu’à finir par accepter, en posant de nombreuses conditions. Sa jeune sœur Bunny est horrifiée : elle n’a l’âge d’aucune autorisation paternelle et Kate veille à ce qu’elle se conforme aux règles, mais elle n’aime rien tant que les transgresser. Ce mariage arrangé, purement formel en principe, lui semble aberrant.
Le sujet est grave, il est traité avec une irrésistible drôlerie. La fausse naïveté du père qui ne voit pas où serait le mal, les manœuvres maladroites de Pyotr pour se rapprocher de Kate, les efforts peu convaincants de celle-ci pour préserver sa liberté, les commentaires de Bunny qui fusent de manière imprévisible, tout cela fait un spectacle de choix. D’autant qu’il s’y ajoute les réactions de l’entourage, non prévenu de l’artifice, et pour lequel Kate a fait le bon choix – il serait encore meilleur si elle acceptait aussi les fastes traditionnels de la cérémonie.
Shakespeare est grand mais la comédie d’Anne Tyler plaît tout autant.

vendredi 15 juin 2018

Haruki Murakami et les mystères du couple


La dernière nouvelle donne son titre au recueil qui fait le lien, pour les lecteurs francophones, entre deux romans de Haruki Murakami : Des hommes sans femmes. Mais chacun des sept textes groupés ici (et traduits par Hélène Morita) pourrait, à quelques nuances près, être intitulé de la même manière. Les pages ultimes sont, ceci dit, les plus emblématiques.
Un homme est réveillé une nuit par le téléphone : le mari de sa maîtresse lui annonce le suicide de celle-ci. Pourquoi a-t-il éprouvé le besoin de prévenir son concurrent ? Pourquoi s’est-elle suicidée ? Pourquoi faut-il que ce soit la troisième des femmes avec qui il était lié à avoir choisi cette mort ? L’information qui vient d’arriver engendre plus de questions que de réponses, renvoie en même temps à un passé commun, éveille des échos entre le mari et l’amant qui, ensemble, connaissent la même perte définitive. Une sorte de mystère, qui ne résoudra même pas par la prière, seul moyen cependant que trouve le narrateur pour combler le creux de son existence.
Il y a donc malgré tout des femmes dans ces nouvelles. La première, Misaki, est une conductrice qui véhicule Kafuku, un acteur dont le permis a été retiré. Mais sa présence dans la voiture évoque surtout les trahisons que lui avait infligées son épouse avant de mourir. Et en particulier celle qui l’avait conduite à coucher avec un autre acteur, dont Kafuku se rapproche, dans un mouvement pas si différent de celui du mari téléphonant à l’amant. Car on ne saura pas davantage que Kafuku pourquoi il retourne à ses souvenirs en compagnie d’un homme avec qui il a partagé une femme.
Deux amis, dont l’un respecte trop la fille qu’il aime pour envisager d’aller « jusqu’au bout » avec elle, glissent en direction d’un échange qui ne satisferait évidemment personne. Un homme choisit de s’éteindre faute d’accéder au bonheur d’un véritable amour. Un autre craint sans cesse de perdre les moments de plaisir que lui offre son assistante ménagère non seulement en lui faisant l’amour mais surtout en lui racontant si bien des histoires qu’il l’appelle Schéhérazade…
Le sentiment d’étrangeté qui saisit devant les rapports ambigus entre hommes et femmes naît de décalages souvent subtils. L’insatisfaction est la règle, parfois en raison des contraintes qu’un membre du couple s’est fixées. Et, si l’on est émerveillé par chacune des nouvelles lues séparément, on est troublé par l’ensemble qu’elles constituent : un massif d’incertitudes.

lundi 13 novembre 2017

Smith Henderson dans la Yaak Valley, Montana

Pete Snow est écartelé par une contradiction. D’une part, il est excellent comme assistant social protégeant des enfants en danger dans leurs familles. Son seul défaut, peut-être d’ailleurs une qualité, est une implication excessive dans les dossiers dont il s’occupe, et dont on comprend qu’ils sont pour lui moins des dossiers, car il a horreur de la paperasse, que des questions humaines. Mais, d’autre part, il a été incapable de protéger sa fille, entrainée par sa mère inconsciente des risques dans une vie pleine de fêtes – alcool, drogue et hommes. Rachel, qui préférera se faire appeler Rose, disparaît à treize ans. Ce n’est pas pour le meilleur, comme le montrent des conversations insérées en fin de plusieurs chapitres, sans fournir de réponses à toutes les questions.
De cette contradiction en découlent d’autres, à moins qu’elles soient situées en amont, toutes les circonstances formant, ensemble, un filet serré dont Pete est incapable de se dépêtrer – il en serait incapable même s’il le voulait, ce qui n’est pas certain.
Des personnages étonnants surgissent, dont le plus spectaculaire, Jeremiah Pearl, est un fanatique de l’Apocalypse à nos portes, la preuve par cent théories puisées chez les complotistes les plus virulents d’où il tire la conviction qu’il est temps d’agir contre la ruine du monde. En se retirant dans la montagne avec sa famille, dans la foi et l’isolement, dans la précarité sanitaire aussi. Son fils Benjamin, pour qui Pete éprouve de l’affection, accompagne Jeremiah dans ses délires. Et Pete, tandis qu’il persiste à sauver Benjamin, en partie contaminé par l’énergie désespérée du bonhomme, se met à écouler des pièces de monnaie trouées destinées à saper l’économie des Etats-Unis corrompus. Ce rêve inaccessible est cependant pris très au sérieux par les autorités fédérales et la découverte des cadavres de la femme de Jeremiah et de leurs autres enfants fait de lui un ennemi public de belle dimension. Les faits sont un peu plus complexes.
Dans les forêts, sous la neige, la Yaak Valley résonne de quantité d’histoires entrecroisées. Cecil, un jeune garçon probablement irrécupérable, passe par là. Et une petite fille aussi lumineuse qu’effrayée. Et le frère de Pete, que son agent de probation recherche activement. Les bars, les amours provisoires, la bonne volonté contrariée, l’ombre de Rachel/Rose donnent au premier roman de Smith Henderson, Yaak Valley, Montana, un relief tourmenté.

mardi 6 juin 2017

Helen Dunmore disparaît elle aussi

Blog littéraire ou nécrologie permanente? Après Juan Goytisolo, hier, voici Helen Dunmore dont on apprend la disparition - dans une phrase bancale, mais que je ne redresserai pas, un peu fatigué peut-être d'avoir à saluer une dernière fois des talents si divers, en si grand nombre, en si longue absence désormais...
La Britannique Helen Dunmore avait 64 ans seulement, une carrière littéraire bien remplie, notamment par quelques romans dont deux m'avaient séduit, il y a 100 ans - le premier était alors réédité en poche, le second paraissait en français pour la première fois.

La faim, traduit par Michelle Herpe-Voslinsky
Helen Dunmore prend la guerre comme décor. En 1941, Leningrad est encerclée par les Allemands. Plus rien ne passe, sinon avec beaucoup de chance. Plus de nourriture, en particulier. La faim commence à ronger les organismes. Puis à détruire les esprits. Comment on vit dans cette situation, voilà le vrai sujet du livre. Tout est vu à travers le prisme d’un manque insupportable. La réalité prend des couleurs nouvelles, criardes. Poussés à bout, les individus sont jetés les uns contre les autres dans un complet désespoir. Si certains s’opposent, d’autres se réunissent. Une romance naît. Forte comme le sont les histoires d’amour en temps de crise. Quand le temps est compté. Quand l’horreur est quotidienne. Un magnifique hymne à l’humain.

Les petits avions de Mandelstam, traduit par Françoise du Sorbier
Rebecca vient de nulle part, ou presque : bébé, elle a été trouvée, à l’arrière d’un restaurant, dans une boîte à chaussures qui est le seul souvenir de sa vie d’avant. Et encore : ce souvenir, elle l’imagine comme une belle histoire à se garder au chaud, pour soi-même et quelques proches. Il n’y a pas beaucoup de proches, d’ailleurs, depuis que sa fille Ruby est morte quand elle avait cinq ans, une enfant rayonnante qui courait sur la rue quand une voiture passait. Une histoire moche à se garder au frais, et qui resurgit aux moments les moins opportuns, comme sur cette piste d’aéroport où l’avion de Rebecca se pose en catastrophe : Ruby se trouve dans un camion de pompiers…
Rebecca est-elle devenue folle suite à un deuil mal accepté, suite à ses origines inconnues ? Pas du tout ! Elle peut avoir, avec son patron, un étonnant vieux bonhomme qui donne à ses hôtels des noms de poètes, des conversations d’une rare profondeur, qui draguent la vie en y ramassant les fragments scintillants de bonheurs passés. Et si sa relation avec Adam, le père de Ruby, a souffert de la perte de leur enfant, il ne faut y voir que les conséquences d’une souffrance bien naturelle.
Femme blessée mais femme forte, Rebecca sera le moteur d’un livre auquel travaille Joe, son ancien colocataire devenu romancier à succès quand il s’est intéressé à Staline. A la quête des origines, Helen Dunmore fait, comme souvent, le détour par la Russie, et pas seulement par le titre. Si « Les petits avions de Mandelstam » se génèrent en vol les uns les autres à la manière dont les récits s’emboîtent (et se déboîtent) ici, les rapports entre les personnages passent aussi par une profonde curiosité pour un pays qui fait naître attirance et répulsion – un riche bouillonnement dans lequel il est nécessaire de se situer.
Démonter ce roman est un peu absurde : chaque événement semble découler naturellement du précédent, si bien que l’on est déjà au bout alors même qu’on pensait à peine commencer à démêler les enjeux.

dimanche 27 mars 2016

Jim Harrison, souvenir d'un homme des bois

En 1997, au départ de la gare de Montparnasse à Paris, j'attendais, comme beaucoup, le train qui devait nous emmener au Festival Etonnants Voyageurs à Saint-Malo. Dans cette gare, à une table de bar, nous étions deux ou trois à prendre un café. Parmi ceux qui se trouvaient là, il y avait Jim Harrison, dont on vient d’apprendre la mort à 78 ans. La veille, il avait dîné avec Francis Ford Coppola et Robert De Niro, me disait-il, et pourquoi ne l’aurais-je pas cru ? Il était en tout cas pareil à l’image qui est la sienne, à la fois bourru et aimable, une sorte d’homme des bois égaré en ville – mais on sait que de l'imagination de cet homme des bois étaient sortis quelques-uns des romans américains les plus passionnants des dernières décennies.
En guise de bref salut, retour sur quelques ouvrages, au hasard de lectures et de chroniques dans une œuvre abondante.

Julip
Au tout début d’un mariage passablement alcoolisé, ses parents la nommèrent Julip, un mélange de fleur et de cocktail du Sud. Reste à savoir si elle est plutôt fleur ou plutôt cocktail. On a cent pages pour le découvrir dans la première des trois nouvelles, avant « L’homme aux deux cents grammes » (deux cents grammes de quoi ?) et « Le Dolorosa beige ». Ce sont de brefs romans noirs plutôt que des nouvelles, en fait, dans lesquels Jim Harrison fait mousser ses personnages et les détails qui les accompagnent, avec ce tour de main qui n’appartient qu’à lui. Ecrivain-culte comme John Fante ou Raymond Carver, Jim Harrison possède cette facilité apparente propre à ces écrivains américains auxquels rien ne semble impossible. Il y a une sorte de magie qui fascine d’emblée et fonctionne jusqu’au bout de ses textes.

De Marquette à Veracruz
Trois décennies, est-ce assez pour construire un homme ? David Burkett se le demande, même s’il sait qu’il s’en est sorti. Sorti de sa famille devenue trop riche en exploitant la terre et les ouvriers. Sorti des péchés de son père, des tourments de sa mère, de ses propres frustrations… Formidable initiation prolongée, le roman grouille de personnages fascinants. Jim Harrison s’offre un casting parfait, tout droit sorti de son imagination – et peu coûteux. Il ne masque pas sa préférence pour les femmes, qui sont ici exceptionnelles (même la mère de David le deviendra). On pense comme lui. Bien obligé, il ne laisse pas le choix. Les femmes, dont certaines très jeunes, donnent l’élan au livre et à son héros plein de questions.

Aventures d’un gourmand vagabond
Jim Harrison boit du gigondas dans des verres de 33 centilitres. Il préconise, dans les dîners officiels, un magnum de vin par convive. C’était, il est vrai, dans l’euphorie de l’élection de Bill Clinton à la présidence. Si cette pratique avait été adoptée, on ne se demanderait plus si certains chefs d’Etat arrivent ivres à une conférence de presse…
L’écrivain ne recule pas devant la boisson. Ni devant la nourriture. Les repas qu’il raconte sont pantagruéliques. Et fins. Le gourmand, comme il se définit lui-même, est aussi un gourmet. Pas de place ici pour le fast food. Mais une célébration quotidienne de la bonne chère, d’une nourriture saine et riche bien éloignée des régimes minceurs. Il note pourtant, en 1993, qu’il a perdu trois livres depuis 1970 et qu’il compte bien continuer à ce rythme, pas trop contraignant.
La gastronomie serait-elle pour lui une religion ? Bien mieux : un art de vivre au plus près du meilleur de ce que nous offre la nature. Dans une parfaite cohérence avec lui-même, Jim Harrison fait mijoter avec ses plats les autres aspects de l’existence. Et, bien qu’il s’en défende, ses chroniques gastronomiques fondent une sorte de philosophie.

Les jeux de la nuit
Pourquoi Jim Harrison cède-t-il à un fantastique de pacotille en déclinant paresseusement le thème du loup-garou dans la troisième nouvelle ? Les deux autres sont bien plus fortes. La fille du fermier, en particulier, la première, où Sarah, blessée à jamais par le quasi viol qu’elle a subi, décide de se venger et organise la traque. Pour en arriver à se reconstruire presque malgré elle, grâce à la haine et à la force intérieure qui l’animent.

Grand Maître
La retraite ne suffit pas à Sunderson pour renoncer à traquer le gourou d’une secte sur qui pèsent de forts soupçons de pédophilie. Il en fait une affaire personnelle. Ainsi que, surtout, un prétexte à mettre de l’ordre dans sa propre vie : tenter de résister à l’appel du sexe et de l’alcool, retrouver la sérénité d’un bord de rivière, marcher, pêcher, accepter son âge. Un hymne à la nature et à l’humanité, dans certaines limites pour celle-ci.


lundi 21 mars 2016

Trois destins entre deux élections présidentielles

Après que Barrett a vu une lumière fantastique, un soir, au-dessus de Central Park, il veut croire à un signe annonciateur de bonnes choses. Pas seulement des événements positifs mais bien des retournements de situation extraordinaires, des miracles du genre auquel il ne croit pas, mais la pensée magique présente quelques avantages sur la pensée rationnelle. Car nous sommes, au début de Snow Queen, en novembre 2004 et un deuxième mandat présidentiel de George Bush semble probable, même si tout le monde, dans l’entourage de Barrett, l’envisage comme une catastrophe.
Dans le domaine des catastrophes, Barrett est un spécialiste : il vient, une fois de plus, de se faire larguer – mais c’est la première fois qu’il l’apprend par un texto de cinq lignes – et, surtout, Beth, la compagne de son frère Tyler chez qui il vit, souffre d’un cancer annonciateur d’une mort prochaine. S’agissant de la seule femme qu’il peut considérer, autant par amitié qu’en raison de la cohabitation, comme une épouse approximative, lui qui n’envisage aucune relation avec une personne du sexe opposé, la perspective est sinistre.
Mais voici l’effet bénéfique de la pensée magique : sans explication, le corps de Beth se régénère et sa maladie recule. Guérison ou rémission provisoire ? La suite le dira, puisque le nouveau roman de Michael Cunningham se termine quatre ans plus tard, au moment où Barack Obama a de bonnes chances de l’emporter malgré la présence de l’effrayant « ticket » John McCain-Sarah Palin.
L’anecdote, chez l’auteur des Heures, est le prétexte à une exploration en profondeur des émotions et des variations psychologiques qui affectent ses personnages et leurs relations. Le lien entre les deux frères, Barrett et Tyler, se voile de quelques omissions. En effet, s’ils prétendent tout se dire, ils gardent quand même, chacun de son côté, quelques secrets inavouables. Barrett ne parle pas à Tyler de sa vision nocturne, peut-être parce qu’il craint d’être moqué, peut-être aussi parce qu’il se demande parfois s’il ne l’a pas rêvée. Tyler, de son côté, cache soigneusement à Barrett qu’il continue à se droguer, parce qu’il veut paraître sorti de cette période de sa vie.
Leurs ambitions sont très éloignées : Barrett n’est jamais aussi heureux qu’en pliant des t-shirts dans la boutique de Beth et son amie Liz, où il est un vendeur discret et efficace, Tyler rêve de composer des chansons aussi bonnes qu’il le voudrait, et d’en vivre. Peut-être cela arrivera-t-il, s’il ne se jette pas par la fenêtre lors d’un mauvais trip…
Les possibilités sont ouvertes pour la plupart des protagonistes : la vie ou la mort pour Beth, l’amour ou la solitude pour Barrett, le succès ou l’indifférence pour Tyler. Il en va de même avec les personnages secondaires, dont certains, on pense en particulier à Liz, occupent une place importante dans le réseau affectif ainsi bâti sur des bases solides mais qui n’échappent pas aux fêlures.
A travers ces fêlures se glissent des flocons de neige, composés comme on sait de fragiles cristaux tous différents, qui arrivent, au début du roman, jusque dans la chambre de Beth et Tyler. La fenêtre est ouverte, ils « tombent en tourbillonnant sur le plancher et au pied du lit. » Est-ce un de ces cristaux qui se glisse sous la paupière de Tyler et lui irrite l’œil ? La scène aura son écho tout à la fin quand Tyler, éprouvant une gêne qui ressemble à celle d’il y a quatre ans, retrouve le moment passé : « Un souvenir inattendu lui traverse la mémoire (et il ne date pas d’hier !) : ce cristal de glace qui était entré dans la chambre – il y a combien de temps ? Quand Beth était mourante […] ; quand Tyler était sorti du lit et avait refermé la fenêtre ; quand il était tellement sûr de pouvoir tout prendre en charge, tout le monde… »
Ainsi, Michael Cunningham tire des fils discrets qui traversent les époques : 2004, 2006, 2008, trois moments pendant lesquels s’écrivent les destins croisés de quelques hommes et femmes dont nous nous sentons proches pour les avoir connus aussi bien, mieux peut-être, qu’ils se connaissaient eux-mêmes.

lundi 14 mars 2016

Lily Brett d’Auschwitz à Mick Jagger

Aucun livre de Lily Brett n’avait été traduit en français avant Lola Bensky. Ce roman paru en mai, d’inspiration très autobiographique, est une belle découverte que les jurés du Médicis ont saluée avec leur prix du roman étranger.
Il propose une vision inhabituelle des stars du rock à Londres et aux Etats-Unis dans les années soixante. Lola Bensky, qui a vingt ans et travaille pour un magazine australien, les rencontre toutes. De Jimi Hendrix à Mick Jagger, de Jim Morrison à Sonny and Cher, de Janis Joplin à The Mamas & The Papas, des Who à Cat Stevens, elle fréquente une faune en apparence étrange mais facile à apprivoiser. Il lui suffit d’évoquer ses problèmes de poids ou ses origines juives – elle est née en Allemagne après la guerre que ses parents juifs ont passée en partie à Auschwitz. Et la conversation prend un tour inattendu, presque familier, comme si d’évoquer des drames lointains éveillait chanteurs et musiciens à eux-mêmes. Ils oublient leur image, Mick Jagger prépare du thé, Jimi Hendrix explique comment il met ses bigoudis…
Le contraste est brutal entre ce qui hante Lola Bensky, la culpabilité d’avoir été conçue par des survivants, et la frivolité du milieu auquel son travail la mêle. En gardant ses distances : elle ne sera jamais pareille à Linda Eastman, la photographe qui épousera Paul McCartney. Au contraire, elle restera rongée par le passé et ses problèmes de poids. N’a-t-elle pas été appelée la « grosse journaliste australienne » ? Difficile à oublier, même beaucoup plus tard, quand les régimes auront fini par triompher de son tour de taille, qu’elle sera devenue, à New York, une romancière à succès et l’épouse d’un peintre à la mode.
Lola Bensky est une femme remarquable qui manque cruellement de confiance en elle. Le passé de sa famille l’explique en partie, bien sûr, ses rondeurs étant à ses yeux une injure à la maigreur de ses parents à la sortie d’Auschwitz.
La part la plus importante du roman la montre jeune journaliste, vivant un moment clé de la culture de son époque en assistant au festival de Monterey en 1967. Ensuite, les années passent. C’est le retour en Australie et le mariage avec un musicien qui y a eu son heure de gloire, bien oubliée. L’écriture de portraits fouillés et appréciés, puis de romans policiers à la cinquantaine. C’est, tout à la fin, un sourire avec Mick Jagger, qui ne l’a peut-être pas vraiment reconnue et qu’elle apprécie de revoir en pleine forme, plus de quarante ans après.
Un beau, un très beau roman.

dimanche 6 septembre 2015

Haruki Murakami sur une musique de Franz Liszt

Les patronymes nous parlent dans le roman, qui vient d'être réédité en poche, du romancier japonais Haruki Murakami. Dès le titre, L’incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage, puis dans la vie du personnage principal, la place des couleurs dans le nom est une clef du récit. Tsukuru, au lycée, appartient à une petite bande d’amis unis par une complicité rare, si forte que les histoires sentimentales entre les trois garçons et les deux filles du groupe sont évitées pour ne pas mettre en péril la qualité de leur relation collective. Mais il possède une particularité qui le différencie des autres : « Les deux garçons s’appelaient Akamatsu – Pin rouge –, Ômi – Mer bleue –, et les deux filles, respectivement Shirane – Racine blanche – et Kurono – Champ noir. Mais le nom “Tazaki” n’avait strictement aucun rapport avec une couleur. D’emblée, Tsukuru avait éprouvé à cet égard une curieuse sensation de mise à l’index. »
Le malaise diffus devient désir de suicide quand Tsukuru est rejeté par ses quatre amis, sans l’ombre d’un début d’explication. C’est sur ce basculement que s’ouvre le roman. Tsukuru a vingt ans, il étudie à Tokyo la construction des gares, bâtiments qui le fascinent depuis toujours. Il revient aussi souvent que possible à Nagoya où sont restés les autres membres du groupe et les revoit, jusqu’au moment où il se heurte à des portes fermées. Son incompréhension est telle qu’il renonce à chercher le sens de cette exclusion et s’enfonce dans un genre de dépression, sans aller jusqu’à la mort envisagée comme la seule issue logique à la fin de leur belle histoire commune.
Seize ans plus tard, engagé avec Sara dans une relation sentimentale à l’avenir encore incertain, Tsukuru est invité par elle à revenir sur l’origine d’une blessure qu’il croit refermée. Elle semble y voir une énigme que Tsukuru a besoin de résoudre pour se détacher de ses lointaines conséquences, et un nœud qui l’empêche d’être complètement avec elle-même. Sara, qui est organisatrice de voyages, retrouve les traces des anciens amis de Tsukaru, pour trois d’entre eux. Car Blanche est morte, apprend-elle.
Il reste à rencontrer les survivants et à les faire parler. Un pèlerinage vers le passé, et même un véritable voyage jusqu’en Finlande, où Noire est installée avec son mari. C’est là que le voile finira par se lever complètement sur le mystère, au terme d’un long dialogue émaillé d’autres révélations.
Le récit se déroule avec lenteur et fluidité, épousant en quelque sorte les Années de pèlerinage de Franz Liszt auxquelles il est fait souvent allusion dans le roman. En particulier une pièce de la première partie, « Le mal du pays », qui utilise les tempos suivants : Lento, Adagio dolente, Lento, Andantino,  Adagio dolente, Più lento. C’est aussi le rythme auquel on le lit : confortable, malgré toutes les questions que s’y pose Tsukuru sur son identité et sa place par rapport aux autres.

mardi 14 juillet 2015

Courir ou mourir, pour un champion rwandais

Le sport et la guerre. La proximité des thèmes n’est pas nouvelle. Dans Courir sur la faille, son premier roman, Naomi Benaron l’exploite avec intelligence sans en nier la complexité. C’est au Rwanda où, avant le génocide, Jean-Patrick Nkuba caresse l’espoir de représenter son pays aux Jeux olympiques. Il a toujours aimé courir. Tutsi, il ignorait cependant qu’il deviendrait l’otage d’un régime avant de devenir, comme tant d’autres, une cible à abattre. Champion ou non. Un symbole, en tout cas.
Vous souvenez-vous d’avril 1994 et des trois mois qui suivirent ? Aviez-vous, à ce moment, des échos de ce qui se passait au Rwanda ou bien est-ce venu plus tard ?
Oui, je m’en rappelle très bien. Le plus terrible, pour moi, a été le désintérêt des médias après quelques semaines : le génocide a fait l’objet d’une énorme couverture médiatique pendant un certain temps, puis l’intérêt s’est tourné vers d’autres nouvelles comme le suicide de Kurt Cobain et le meurtre de la femme d’O. J. Simpson, Nicole Brown Simpson. Je me souviens d’avoir eu ce sentiment horrible de terreur mêlé à l’impuissance, liée certainement à l’histoire de ma famille durant l’Holocauste. Je me sentais coupable de ne rien pouvoir faire et j’imagine qu’écrire Courir sur la faille a été ma façon de gérer cette culpabilité.
Quand vous êtes allée au Rwanda en 2002, aviez-vous déjà une idée en tête, ou bien s’agissait-il seulement, comme vous le dites, de tourisme ?
Je savais pour le génocide et je m’étais préparée à voir les traces de cette guerre, mais en aucun cas à voir des stigmates de la guerre aussi frais, aussi visibles. Je n’étais pas prête à voir les maisons et autres bâtiments recouverts d’impacts de balle et certainement pas à découvrir des ossements éparpillés, dépassant du sable telles des racines, sur les rives du lac Kivu. Mais je pense que quelle que soit l’idée qu’on s’en fait, on ne peut jamais imaginer les blessures et les cicatrices laissées par un génocide. Je partais pour découvrir… tout ce que ce que je pourrais trouver, mais le but de mon voyage était d’assister au 90e anniversaire de Rosamond Carr.
Avant Courir sur la faille, vous aviez publié un recueil de nouvelles, non traduit en français, Love Letters from a Fat Man. Il y était déjà question du Rwanda. Est-il possible, en écrivant, de se détacher du drame de ce pays quand on en a côtoyé les conséquences ?
Dans mon cas, il était impossible de m’en détacher. J’ai été élevée dans une famille où la justice sociale n’était pas qu’une idée, c’était une part importante de ma vie, et ça l’est toujours aujourd’hui. Aussi, une fois que je m’étais rapproché de Rwandais, que certains étaient devenus mes amis, j’ai su que je devrais parler de leurs histoires, du génocide. Je savais que le génocide du Rwanda allait être au cœur de mes écrits.
Vous citez Jean Hatzfeld en exergue de votre roman. Savez-vous qu’il a aussi écrit un roman, Où en est la nuit, dans lequel il met en scène un coureur éthiopien dans la guerre ? Quelles réflexions vous inspire cette coïncidence ?
Ah! Je ne savais pas ! C’est incroyable ! [En français dans le texte.] Ça m’intimide. Jean Hatzfed est l’un des écrivains que j’admire le plus et j’espère un jour le rencontrer et lui parler en tête à tête.
Le sport semble être, pour Jean-Patrick, un moyen d’échapper aux tensions de son pays. Mais la haine est plus forte que le sport. Plus forte que tout ?
Non. Je ne peux pas croire ça. Au début, je me suis mis à écrire Courir sur la faille pour faire « découvrir » l’histoire du génocide à l’Occident, mais au fil de l’écriture et de mes rencontres avec les Rwandais, j’ai commencé à comprendre que je n’écrivais pas une histoire de haine mais d’amour, une histoire de courage, et je pressentais qu’à la fin, ils l’emporteraient sur la haine. Même maintenant, avec tout ce qu’il se passe en Syrie et en Egypte et même – oui – au sein du gouvernement américain, je continue à croire que l’amour et la compassion l’emporteront.

mardi 14 janvier 2014

L’Australie perturbée de Christos Tsiolkas

Ils sont trois frères, trois métèques comme ils le disent eux-mêmes : un tiers grecs, un tiers italiens, un tiers australiens – parfois, cela fait sourire. Christos Tsiolkas, lui-même d’origine grecque mais né en 1965 sur le sol australien où ses parents ont immigré, observe son île-continent et y trouve une société à la dérive. On avait pu lire déjà La gifle. Jesus Man est un roman antérieur, publié en 1999, et qui se déroule dans les années précédant son écriture. Il n’en est pas moins empreint de la violence qui dresse les hommes contre les hommes et mine la base de leur « vivre-ensemble », comme l’on dirait aujourd’hui.
Les fils Stefano rencontrent toutes les ambiguïtés d’une population composite. Entre les Aborigènes qui ont été dépossédés d’une terre dont ils n’avaient pas conscience d’être les propriétaires, les descendants des premiers émigrés européens – pour la plupart un ramassis de canailles –, et les derniers venus d’un peu partout, les tensions sont vives. Exacerbées, aussi, par des partis politiques ou des groupements moins structurés qui prônent, en le disant plus ou moins explicitement, la supériorité de la race blanche. Excluant dans le même mouvement les habitants d’origine et les arrivants récents.
Un graffiti résume, à grands traits, la tension : « Vieille Australie blanche veut la guerre / Jeune Australie blanche veut la paix / Vieille Australie noire veut la paix / Jeune Australie noire veut la guerre ».
Maria, la mère des trois frères, est dotée d’une solide colonne vertébrale politique, renforcée par ce qu’elle a vécu en Grèce avant de la quitter. Ses enfants en ont en partie hérité, mais ils sont plus étonnés qu’indignés par l’intolérance. En réalité, ils n’y comprennent rien.
De la même manière qu’on ne comprend rien, ou pas grand-chose, à la personnalité de Tommy, le deuxième fils, celui auquel le romancier consacre la plus longue partie de son livre. Le lecteur a le droit de ne pas comprendre : Tommy lui-même ne se comprend pas. Au début, rien de grave. Il travaille comme graphiste dans une entreprise. Son amie Soo-Ling, d’origine chinoise, lui apporte une certaine sérénité. Tommy parvient à ne pas être débordé par ses contradictions, notamment sexuelles. Du moins jusqu’au moment où il perd son travail, quitte Soo-Ling et laisse libre cours à ses pulsions. La pornographie remplace l’amour et prend toute la place dans sa vie. Tommy vire à l’épave, il le sait et déteste ce qu’il fait, ce qu’il est. Sa colère est immense, autant que le besoin de jouir le rend triste, une fois passé le bref moment de soulagement. Cette schizophrénie devient délirante, jusqu’au meurtre et au suicide.
Lou, le plus jeune des fils, obsédé par la disparition de son frère (et par la manière choisie) ne cessera d’essayer de comprendre. Il n’y arrivera pas davantage que Tommy lui-même ou que le lecteur. Ce qui est arrivé, et qu’on voyait pourtant venir, restera opaque, l’aventure tragique d’un homme perdu dans une société perdue. Où la religion, qui fut souvent le dernier recours, n’est plus qu’une ruine où s’égarent ceux qui croyaient se retrouver.
Accablé par le poids de ses questions, Lou sera parfois tenté d’emprunter les voies dangereuses suivies par son frère. Il n’est guère moins complexe. Et son homosexualité mieux assumée n’empêche pas quelques impasses.
Jesus Man est un roman dur, dans lequel on étouffe parfois presque autant que ses personnages. Mais il faut traverser avec eux toutes les difficultés pour s’approcher, autant que possible, de leurs angoisses.