(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 15 juillet.
C’est quand
ils sortent des tranchées et vont se mettre le ventre au soleil à l’arrière.
Je sais
parfaitement qu’en lisant cette phrase, les poilus hurleront. Ces hurlements,
je n’ai aucun mérite à les deviner, je les ai entendus. Ils diront que je fais
partie de cette bande d’aboyeurs qui jappent sans rien savoir, dans la mesure
du moins où il est possible à un aboyeur de japper. Ils se tromperont : si
je les ai vus le ventre au soleil, je ne veux pas dire qu’ils y passent leur
vie. C’était, comprenez-le, une façon de m’exprimer et ce que je voulais
exprimer, c’est que, pour la première fois depuis un nombre de jours qui part
de quinze et atteint même trente, vous pouviez, sans crainte d’y recevoir
quelques kilos de fer, étaler votre panse à la face du ciel. Vous allez encore
crier en assurant que vous n’avez pas de panses parce que pour avoir une panse
il faut faire de bons dîners. Ce n’est pas ce que j’ai voulu insinuer. Ce
n’était qu’un mot. Mais, je vous connais, je sais que vous êtes susceptibles,
et ne voulant pas me brouiller avec vous, j’explique mes mots.
Hurlez
d’autant moins, et si je dis : « hurlez », ce n’est pas encore
que je veuille prétendre que vous n’avez pas de bouches. Je dis
« hurlez » parce que c’est plus fort et que tout ce qui est faible ne
vous va plus. Hurlez donc d’autant moins que je sais ce qui vous touche. Ce qui
vous touche, c’est qu’alors que, les mains derrière le cou, les genoux en l’air
et le ventre au soleil, vous goûtez enfin le bonheur de ne pas être mort, on
vienne vous dire : « Allez, prenez le fusil, il y a revue ou
exercice. »
Carrément, ce
n’est pas un coup à vous faire. Ce n’est pas un coup non plus à vous frapper.
Il y a exercices et exercices. Il faut voir. Si on vous tire de vos positions
couchées pour vous mener à un maniement d’armes d’avant 1914, c’est avec joie
que je vous écouterai rouspéter, mais si on vous dit ;
« Réveillez-vous, venez faire du football, venez apprendre à lancer des
grenades sur leur trogne, venez essayer de la gymnastique Hébert », eh
bien, c’est à essayer.
Mais je ne
suis pas là pour plaider. Et, en plus, ce n’est pas pour vous de l’avant que je
pensais me démener aujourd’hui sur le papier, c’est pour les autres, je voulais
leur dire ce qu’était une relève, aussi bonsoir.
Au Chemin-des-Dames
Ils venaient
de tenir la tranchée plus que de coutume. Et si ce n’avait été que ça !
Mais c’est qu’ils avaient, le dernier jour, subi l’attaque du Chemin-des-Dames.
Ç’avait été un cas spécial ! Le secteur était calme, on avait dit :
« Ça peut aller. » Mais, un secteur est calme jusqu’au jour où il
rentre en fureur et ce jour-là fut le dernier.
Enveloppés de
boue, comme l’hiver les dames le sont de fourrures, les lèvres noires ils
descendaient. Leurs souliers, leurs chaussettes et leurs pieds ne faisaient plus
qu’un tout cimenté. Si c’étaient eux qui portaient le bardas ou le bardas qui
les poussait, cela j’aurais bien voulu le savoir, de même que j’aurais désiré
connaître de quoi était faite la peau de leurs joues et celle de leurs
mains : ce devait être en taffetas. C’est que non seulement ils avaient le
dernier jour essuyé l’attaque du Chemin-des-Dames, mais c’est que l’attaque du Chemin-des-Dames
avait été l’un des coups les plus sauvages du grand pays barbare des tranchées.
Les feux qui, pour toute l’Histoire, illuminent le nom de Verdun, n’avaient pas
l’intensité de ceux qui tombèrent sur votre chemin, ô dames ! Et si le
fait est croyable c’est que ceux qui le reçurent ici l’avaient déjà reçu
là-bas. Seulement là-bas cela dura des jours et encore des semaines tandis
qu’il ne sévit que trois quarts d’heure ici. Ce n’est pas la bataille que je
vous raconte, c’est la relève. Mais pour bien vous faire voir la relève, il
faut vous dire la bataille. Et le Boche, cette fois, avait attaqué à la flamme.
Les fusils ne sont plus que de pauvres vieilles choses de panoplie.
Pas plus
qu’avec des sabots on ne fait maintenant la guerre avec ces instruments-là. Ce
fut à 3 heures du matin qu’ils tombèrent sur les tranchées du chemin, ils
y tombèrent la flamme au poing. Autrefois, ceux qui étaient frappés mouraient
au feu, disait-on ; que va-t-on dire aujourd’hui ? À 3 heures du
matin le feu lui-même, le feu avec ses flammes, ses étincelles, ses fumées, ses
brûlures, sa terreur, courait sur eux. La flamme qui brûle le bois et fond
l’acier n’est pas contente de la chair. La chair se défend mieux que tout, mais
la flamme est plus forte encore. Et c’est d’elle que sortaient ces hommes. Ils
n’avaient pas que les lèvres noires, ils avaient les yeux tout éblouis et ce
qu’ils avaient surtout, ou plutôt ce qu’ils n’avaient plus, est la vieille
clarté de leur esprit. Leur esprit fut tant secoué qu’il avait comme moussé et
la mousse n’était pas encore tombée. Est-ce le bardas qui les poussait, est-ce
eux qui traînaient le bardas ? Ils arrivèrent.
Hors de la fournaise
Ils se
regardèrent d’abord personnellement. Ils cherchaient par quel bout se
reconnaître. Par les pieds ? Impossible. Par le ventre ? Ils n’en
avaient pas. Par la figure ?
— Prête-moi
ta glace.
— Ah !
font-ils, même ma mère ne me retrouverait pas.
Puis ils
veulent s’asseoir, il fait beau, l’herbe est chaude ; ils essayent, ils ne
peuvent pas ; ils sont comme dans un pot de fleur au milieu de la boue
sèche de leur capote. S’entr’aidant, ils sortent de leur moulage. Puis ils pensent :
— Quand
on réfléchit, on est saoul sans boire, dit l’un d’eux.
C’est exact.
Figurez-vous que vous dégringoliez du ciel, eux remontent de l’enfer.
Puis ils se
réveillent.
— Eh !
Bertrand ? Qu’est devenu l’autre Bertrand ?
— L’autre
Bertrand ? Il n’est pas là.
— Alors,
il s’est fait « cueillir ».
Et ils se
mettent à chercher ceux qui manquent. Il en est déjà qui commencent à dormir.
— T’endors
pas, mon vieux, tu vas avoir le cauchemar.
Et peu à peu,
dans leur regard, la vie revient.
Le Petit Journal, 17 juillet 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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