C’est plus fort que Verdun
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Front français, 24 juillet.
Est-ce un
nouveau Verdun ? On dit que oui dans les journaux. Ici, sur place, cela ne
nous apparaît pas.
La rage est
peut-être la même, non l’envergure. Pour les défenseurs qui luttent sous la
pluie incessante du fer, c’est Verdun qui recommence ; pour les chefs qui
percent les desseins, c’est simplement une attaque sur le chemin des Dames.
C’est une
attaque formidable et qui nécessite dans les communiqués pour que l’intensité
en soit rendue l’emploi des mots qui dépeignaient Verdun.
Le front dans
toute sa longueur est maintenant blindé. Cette ruée furieuse le signifie et au
fond ne signifie que cela. Quelles que soient les ambitions de l’adversaire,
même si elles sont courtes, il sait que pour les atteindre, il devra payer cent
fois leur valeur. Tout désormais est hors de prix et l’achat de deux kilomètres
de tranchée vaut, à la fin de cette troisième année de guerre, ce qu’on
n’aurait pas payé pour une victoire en 1914.
C’est ce que
l’on se dit devant Craonne. Depuis deux jours et deux nuits que, sous nos oreilles,
nous entendons rouler le canon et que, sous nos yeux, nous voyons noirs le jour
et rouges la nuit les obus perforer le plateau, si nous avions consenti à
oublier un moment la portée de leur attaque, nous aurions pu nous croire sur le
front d’une grande bataille. La Marne pour nous et Charleroi pour eux furent
moins infernales. Jadis, le sort des pays coûtait moins d’efforts
qu’aujourd’hui la conquête d’un chemin.
La ruée le feu au poing
Ils ont
bombardé, pendant huit jours et après, avec leurs troupes de tempête et les
nouveaux engins d’infanterie se sont rués le feu au poing. Le plateau de
Californie n’avait pas volé son nom, c’est sans doute en prévision de ces
journées-là qu’on l’avait baptisé. Pour y faire chaud, il y faisait chaud. Et
le plateau des Casemates avait chaud aussi. « Intensité de feu
inouïe », disait le communiqué. Le communiqué, qui est une personne
froide, trouvait que ce qu’il voyait était inouï, que devions-nous trouver,
nous, alors ?
Nous trouvâmes
d’abord que nous étions confondus. On a beau avoir vu beaucoup de choses, on
n’en avait pas vu autant. Des obus qui tombent, ce n’est pas nouveau, n’est-ce
pas ? Ni une pluie d’obus non plus, ni même une avalanche. Mais ce n’était
ni une pluie ni une avalanche, c’était une nouvelle nature qui se superposait à
l’autre, une nature de feux, de bruits, de fumées et de geysers. Le monde
n’était plus le monde, c’est comme si tout d’un coup un homme s’était changé
devant vous en quelque chose d’inconnu.
Pour ça,
c’était Verdun. Les blessés qui sortaient des boyaux le disaient, ils disaient
davantage :
— C’est
plus fort que Verdun.
C’est que ça
ne s’arrêtait pas ! Une vision, si fantastique qu’elle soit en vous
passant devant les yeux, peut bien vous jeter dans un pays irréel, mais vous en
sortez dès qu’elle est passée. Ici, vous y restiez, la vision ne passait pas,
car, renversement de la raison, ce qui vous jetait dans un pays irréel c’était
la réalité. Et ce pays était habité. Dans ce lieu, qui confondait l’esprit, des
hommes se battaient. Où aucun être connu par sa constitution même vous aurait
semblé pouvoir vivre, des êtres vivaient. C’étaient des Tourangeaux.
Les Tourangeaux se
dressent
Les
Tourangeaux reçurent l’attaque. Une infanterie qui avance vous savez ce que
c’est, nous vous l’avons dit une fois. Ce n’est pas des coups de fusil qui
pleuvent, le fusil est pour les enfants quand ils veulent jouer à la
guerre : c’est une artillerie portée à bras d’hommes. Les Tourangeaux l’eurent
sous le nez. « Ils se dressèrent », dit le communiqué. Ils se
dressèrent sous les grenades, il y en a de deux sortes, à main et à fusil, sous
les mitrailleuses ; il y en a de deux sortes, celles qui se portent et
celles qui guettent, et sous la flamme il n’y en a que d’une sorte,
terrifiante.
C’était plus
que Verdun. Tout n’était pas inventé le 21 février 1916. On a fait
des progrès depuis. C’est aux Tourangeaux qu’ils étaient réservés.
Qu’a le kronprinz à cogner ainsi pour
avoir un chemin ?
Il a Michaelis
à qui il faut un premier bulletin, il a l’Autriche qui a besoin de
réconfortant, il a son père qui veut tenter un nouvel emprunt.
Comme c’est le
kronprinz et qu’il a
droit au choix, il avait pris ce qu’il avait de mieux comme bélier. Les stosstruppen avaient été
choisies. Craonne ne fut pas Verdun, ce fut plus, ce fut Verdun concentré.
Et ce fut
moins, puisque Pétain, cet après-midi, loin de Craonne et l’œil tranquille,
passe une revue.
Le Petit Journal, 25 juillet.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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