Devant Monastir
L’avance
(De l’envoyé spécial du Petit Journal.)
Salonique,
9 octobre.
L’avance ! l’avance en poussant l’ennemi devant
soi ; en marchant sur le terrain qu’il occupait la veille ; en
couchant dans les baraques qu’il vient de laisser toutes chaudes, plutôt toutes
froides ; en buvant le vin qu’il avait lui-même sorti des caves.
L’avance, c’est ce que goûtent maintenant ceux d’Orient.
Troupes d’avant, troupes du milieu, troupes d’arrière ;
tout déménage, tout est à cheval, à pied, à voiture, dans les champs et sur les
pistes. Tout est plus gai, tout est plus aimable, tout est plus confiant. Tout
est plus haut ; l’espoir, la tête, la parole. Tout est plus léger ;
l’exil, la souffrance, le cœur. Le cafard est tué.
L’avance !
C’est ici, sur le champ de bataille de Monastir que pour la
première fois l’armée d’Orient l’a bien ressentie. On avait fait quelque chemin
auparavant puisque cinquante kilomètres nous séparent du point de départ de
l’offensive, le 12 septembre, au point où nous sommes aujourd’hui. Mais ça
n’avait pas été ça. L’impression de la victoire n’y était pas. C’était le
hors-d’œuvre. Le repas était préparé pour plus loin. C’était devant Monastir
qu’il se mangerait. On le mange.
L’armée arrive dans la vallée. Elle est à vingt-cinq
kilomètres de la ville, qui par treize minarets, pointe au fond. Les Bulgares
sont au milieu qui attendent. Voilà le gros morceau à avaler.
L’opération est dure car le Bulgare est tenace. Cela dure
neuf jours.
Dans la nuit du dixième, notre artillerie écume. Plus fort
que jamais elle se met à cracher sa rage sur ces gens qui ne veulent rien
lâcher de ce que nous attendons depuis plus d’une semaine.
Le dixième matin paraît. Les chefs regardent. Plus de
Bulgares. Ils rajustent plusieurs fois leurs jumelles. Ils cherchent plus haut.
Des colonnes montent vers le nord.
La nouvelle court bientôt et gagne tout le front que les
Bulgares se retirent. Elle passe au quartier général. Elle est transmise à
Salonique : « Les Bulgares lâchent ! » Le général arrive
sur le terrain. Ce n’est pas le moment des calculs savants, ce n’est pas
l’heure de monter une bataille suivant les cours de l’École de guerre !
Les colonnes bulgares s’apercevant qu’on les poursuit,
accélèrent. Nous traversons Armenohor. Ils ne nous attendent pas à la sortie.
Ça se sent. Ça sent aussi la charogne. Il y a de la chair qui se décompose par
là. Nous approchons de Petorak. L’impression de fuite est si nette qu’on ne
prend plus de précautions. Les poursuivants traversent Petorak sans s’arrêter.
Ils arrivent à Sakulevo et le traversent. La poursuite a ainsi continué pendant
dix kilomètres. On sait que les Bulgares se sont arrêtés à Kenali.
Leurs lignes de Kenali sont préparées depuis un an. C’est là
qu’ils marquent un arrêt. Il faut qu’ils respirent. Dans l’avance comme dans le
recul on doit reprendre souffle. Nous les talonnons. En passant nous prenons la
gare. Monastir n’est plus qu’à 9 kilomètres. Il était à dix-neuf ce matin.
L’ennemi souffle derrière ses mitrailleuses et ses fils de fer.
Et l’aviation avance son parc et les ambulances de campagne
avancent leurs tentes et le Trésor et Postes, dans une vieille guimbarde,
avance ses billets de banque, et tout cahote joyeusement sur le champ qui à
l’aube était encore de bataille, et qui maintenant est de conquête.
L’artillerie attelée fouette ses bêtes et avance devant
elle. Les réserves quittent leur repli de terrain, remontent les sacs et
avancent devant elles. Les téléphonistes démolissent leurs installations,
prennent leurs bobines de fil et vont les dérouler devant eux. La moitié de la
vallée, si infernale depuis neuf jours, tombe dans le silence.
Les champs de bataille ne vivent que lorsque la mort est sur
eux ! Cette partie de la vallée est tombée dans la mort parce que la mort
est montée plus haut.
Et le quartier général avance. Les habitants avaient pris
leurs précautions ; ceux qui se croient des titres à notre amabilité l’ont
écrit en grandes lettres de craie blanche sur leurs portes. On lit :
Maison grecque venizéliste, Maison roumaine, Maison albanaise, Partisan d’Essad
Pacha. Les autres sont marquées d’une croix blanche. Ce sont les Bulgares qui
indiquaient ainsi, à leurs soldats, ceux qu’il était permis de piller. Nous,
nous ne pillons pas, alors on ne nous signale que ce que nous devons honorer.
Les télégraphistes du bout de leurs perches accrochent les
fils. Le major éprouve l’eau des fontaines publiques. L’intendant cherche des
hangars. Personne ne sait rien de rien. Tout le monde répond :
« Ah ! je viens d’arriver ». Les officiers tâchent de se
dénicher une chambre. Les poilus essayent de dégoter de la paille et il n’y a
que du foin. Le quartier général est généralement dans la plus grande maison.
Pour la trouver on regarde les toits. On se dirige vers le plus haut. C’est là.
Tout est grand ouvert. On aère. On n’y trouve pas encore une chaise, mais le
sourire. Dans une épicerie qu’on déménage, on installe l’usine électrique. Une
pétarade, déjà ! Tous les enfants de la ville viennent voir ça. On le leur
laisse contempler, même ceux qui ne sont pas venizélistes. Les unités ne
trouvent plus leur cuisine. Les affamés se demandent où toucher leur boule de pain.
Les fiévreux arrivèrent avant la quinine. Le général couche chez l’évêque. Il y
a des punaises. L’avance !
Le Petit Journal, 11 octobre 1916.
La Bibliothèque malgache édite une collection numérique "Bibliothèque 1914-1918". Au catalogue, pour l'instant, les 16 premiers volumes (d'une série de 17) du Journal d'un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914, par Georges Ohnet (1,99 € le volume). Le dernier volume sera disponible le 1er novembre, en même temps qu'une édition intégrale. Une présentation, à lire ici.
Et le récit, par Isabelle Rimbaud, des deux premiers mois de la Grande Guerre, Dans les remous de la bataille (1,99 €).
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