La littérature explore les horizons les plus divers, même sur le plan
géographique. On n’est donc pas vraiment surpris de trouver, dans la
concentration de la rentrée littéraire française, qui est surtout parisienne,
une convergence de plusieurs ouvrages vers notre région. Revue de détail pour
trois d’entre eux, et deux autres en supplément.
L’archipel des Comores, avec sa frontière intérieure entre
les Comores et Mayotte, est le cadre du nouveau roman de la Mauricienne
Nathacha Appanah, Tropique de la violence
(Gallimard), un titre qui inquiète avant même de commencer à lire le texte. Le
Comorien Ali Zamir est resté chez lui pour écrire son premier roman, Anguille sous roche (Le Tripode), et
cette fois le titre intrigue, mais moins que ne le fera le texte quand on
l’aura lu…
C’est de la Réunion qu’Emmanuel Genvrin jette un pont vers
Madagascar avec Rock Sakay
(Gallimard), qui est aussi un premier roman. Preuve, avec Ali Zamir, que des
talents nouveaux sont à l’œuvre dans l’océan Indien, et que des éditeurs
parisiens sont prêts à leur donner leur chance sur un terrain où il se raconte
autant d’histoires que n’importe où ailleurs, au fond.
Pour être complet, nous ajouterons un mot sur deux livres
qui passent par Madagascar, Légende,
de Sylvain Prudhomme (Gallimard/L’arbalète), et Le monde est mon langage, d’Alain Mabanckou (Grasset), le seul dans
notre sélection à n’être pas un roman.
Nathacha Appanah et les fantômes de Mayotte
C’est peut-être parce que Nathacha Appanah a publié, en même
temps que ce roman, un Petit éloge des fantômes qu’on est si sensible au passage des âmes dans son sixième roman, Tropique de la violence. Le monde des
vivants est parfois investi par les fantômes qui surgissent deux fois, ou
presque : quelqu’un réagit comme si
il ou elle avait vu un fantôme. Mais laissons cet aspect annexe, pour en venir
à l’essentiel.
Cinq personnages se croisent jusqu’au vertige sur la terre
française de Mayotte. Française, mais peu semblable à l’image traditionnelle de
la France. Stéphane, venu faire une année de bénévolat dans une ONG, a trouvé
des paysages splendides et un décor humain pour le moins contrastés : « Chaque matin, ce paysage magnifique
et irréel sur la baie de Mamoudzou suffisait pour me donner de l’énergie, et
j’oubliais la lie, j’oubliais la violence, j’oubliais la fange. Mais
aujourd’hui, je ne vois qu’un bidonville, je n’entends que la colère, je ne vois
que la mer violée par les morts et le sang et je voudrais fouiller cette lie,
retourner cette violence peau à l’envers, je voudrais plonger dans la fange
pour retrouver Mo. »
Mais Stéphane est surtout spectateur du drame qui se joue
entre les autres protagonistes, avec Mo, Moïse, à l’avant-plan : « j’ai quinze ans et, à l’aube, j’ai
tué. […] Je suis seul et j’ai tué Bruce, à l’aube, dans les bois. Bruce et son
cœur de sauvage et son cerveau de malade et sa langue de serpent, Bruce qui me,
qui m’avait… »
Qui m’avait quoi ? C’est l’énigme d’où tout le reste
découle, bien que très loin en amont on puisse lire aussi, entre les lignes du
roman, des causes plus profondes à cette violence. Une société en si piteux
état que n’importe quelle étincelle peut se transformer, à tout moment, en
embrasement général.
Tropique de la
violence est un livre puissant, qui ne se substitue pas à une analyse
sociologique mais qui trouve dans l’invention de quelques vies le chemin vers
les racines du mal. Cela nous en donne une perception plus fine, probablement,
que dans un exposé scientifique. Et, puisque nous sommes au plus près des
personnages dont chacun prend tour à tour la parole, dans une polyphonie
finalement révélatrice, nous comprenons mieux comment ils en arrivent là. A ce
point de non-retour.
Pour Tropique de la
violence, Nathacha Appanah a reçu le Prix Patrimoines de la Banque
BPE/Banque postale 2016, mais reconnaissons que c’est anecdotique. Elle est
aussi, au moment d’écrire ces lignes, et c’est beaucoup moins anecdotique,
sélectionnée pour les prix Femina, Médicis et Wepler/Fondation La Poste, après
avoir figuré dans la première sélection du Goncourt.
Ali Zamir, la voix du fond de l’eau
Anguille sous roche,
d’Ali Zamir, est l’un des premiers romans dont on a le plus parlé dans cette
rentrée littéraire – un peu moins, cependant, que celui de Gaël Faye, Petit pays, qui évoque une enfance au
Burundi.
En partie, cependant, pour des raisons extra-littéraires.
Ali Zamir, qui a 27 ans et vit à Anjouan, avait été invité en France par son
éditeur pour une tournée promotionnelle destinée à multiplier les rencontres
et, partant, le possible succès de son livre. Son voyage prévoyait une escale à
la Réunion, où le visa lui avait été refusé. Une pétition a été lancée, qui a
rapidement abouti à une régularisation de la situation. Ali Zamir suit donc
pour l’instant un programme chargé digne d’une rock star : hier, il était
à Bruxelles à la librairie Ptyx ; aujourd’hui, il est à Cherbourg à la
librairie Ryst ; demain, il sera à Caen à la librairie Brouillon de
culture (au singulier, la rubrique de brèves présente dans cette page n’est pas
parrainée par cette librairie) ; etc.
Heureusement, il a aussi des raisons littéraires pour
remarquer Anguille sous roche.
La première n’est pas la plus pertinente : le roman est
composé d’une seule phrase, avec la virgule pour seul signe de ponctuation.
Mais c’est un peu artificiel, car le texte se découpe quand même en plusieurs
parties et, à l’intérieur de celles-ci, est moins touffu qu’il aurait pu l’être
si le flux de la parole produite par la narratrice avait laissé toute la place
aux enchevêtrements qui percent parfois sous la logique du récit.
La seconde, par laquelle Anguille
sous roche est un livre remarquable – au sens étymologique, « digne
d’être remarqué » –, est en revanche un véritable argument : il y a
du souffle dans ces pages, le souffle finissant, certes, d’une jeune fille
promise à la mort par noyade, mais on en vit le rythme avec force, on en épouse
les méandres, toujours vers l’avant, comme la nage d’une anguille.
Anguille, c’est aussi et surtout le nom de l’héroïne qui
raconte son histoire. Comment elle est tombée amoureuse de Vorace, le pêcheur
d’une beauté à laquelle rien ne résiste, et surtout pas les rêves d’Anguille.
Comment elle a été larguée par Vorace, et a découvert du même coup que la vie
était pleine de mensonges. Comment, enceinte, elle a décidé de partir vers
Mayotte, sur un kwassa-kwassa fragile et surchargé. Comment l’embarcation a
fait naufrage… « je nage dans mes
pensées et je me noie à cet instant où je vous parle ».
Prix Senghor du premier roman francophone et francophile
2016, Anguille sous roche est aussi
sélectionné pour le Prix Wepler/Fondation La Poste.
Emmanuel Genvrin dans la Sakay
Jeune métis dont la mère est rentrée à la Réunion, Francius
a laissé Henriette à Madagascar. Mais ils restent, dans leur esprit, et surtout
dans celui du premier, Jimi et Janis, lui fou de musique, elle enflammée pour
de grandes causes. Et penchant peut-être, plutôt que vers Jimi, pour un leader
qui s’affirme. Les déchirements de Jimi, sa lente accession à un statut
professionnel, jusqu’à accompagner Johnny Hallyday à la Réunion, quand même,
sont le cœur et les nœuds du roman.
Emmanuel Genvrin, qui est à la Réunion le fondateur du
Théâtre Vollard, a mis beaucoup de choses dans sa première fiction. Le
déracinement en est l’un des thèmes majeurs, déracinement qui se démultiplie au
cours de la vie du jeune homme dont le romancier a fait son héros. Grandi dans
la Sakay, colonie réunionnaise du moyen-ouest malgache devenue anachronique
après l’indépendance, il s’est cru roi du monde et a dû déchanter quand sa
famille, comme les autres, a retrouvé un mode de vie moins libre, moins aisé, à
la Réunion. Mais, alors que ses deux sœurs, des jumelles, le vivent comme un
drame de la déchéance sociale, il y voit surtout la perte de celle qu’il aime.
Francius/Jimi, loin d’être idiot, se fait quand même passer
pour quelqu’un de peu adapté aux études, et choisit une filière d’ouvrier
spécialisé en automobile, avec la France comme destination finale, mais aussi
et surtout quelques mois de formation à Madagascar, où il espère bien retrouver
Henriette/Janis.
Bien sûr, rien ne se passe comme prévu, la trajectoire de
Jimi, qui a laissé sans le savoir un enfant à venir sur la terre malgache,
s’infléchit vers la musique en passant par de sérieuses galères en France.
Entre l’ouvrier spécialisé qui s’enfonce dans la routine et le musicien doué
ravagé par les excès, il n’est en effet pas facile de trouver sa voie. Mais le
chemin se dessine au fur et à mesure qu’il avance dessus, car il l’invente au
fil du temps et des rencontres. Certaines sont nocives, d’autres lui tiennent
la tête hors de l’eau.
La fin de Rock Sakay, d’une mélancolie déchirante, montre malgré
tout un Jimi réconcilié avec la vie, équilibrant d’une certaine manière les
pertes et les gains d’un parcours où tout était allé trop vite, sans qu’il ait
le temps de percevoir les directions possibles.
Beaucoup de choses dans ce roman, disions-nous. Un peu trop,
peut-être, pour un lecteur qui, comme le héros, risque de perdre sa lucidité en
route. Mais un livre prometteur malgré tout, et qui jettera, au moins pour les
lecteurs français, un peu de lumière sur un épisode colonial dont on parle peu
hors de Madagascar.
Sylvain Prudhomme et Alain Mabanckou
Sylvain Prudhomme,
dans Légende, imagine le projet d’un
film consacré à deux frères, qui ont vécu très vite dans les années 80, et dont
l’une des particularités était d’avoir passé leur enfance à Madagascar. Leur
père, et l’un des deux plus que l’autre avec lui, chassait des papillons pour
les vendre dans le monde entier : « Sur
une image on voyait le père et le fils assis parmi des flacons de fixatifs, à
même le sol, torse et pieds nus, short blanc et bob en jean pour tous
vêtements, seulement protégés du soleil par des bâches plastiques bleues
tendues au milieu de la forêt. Sur une autre ils étaient juchés chacun à
l’avant d’une charrette tractée par deux zébus, roues en bois hautes comme
l’encolure des bêtes, l’air tout droit sortis du Moyen Âge. »
Alain Mabanckou
fait, dans Le monde est mon langage,
le récit de rencontres avec des écrivains ou des anonymes, un généreux partage
d’ailleurs multiples. Certaines rencontres se sont faites physiquement,
d’autres non, la lecture peut suffire. La carte, au début du livre, situe quand
même Antananarivo, avec deux noms : Rabearivelo et Rabemananjary. « 1937 est une année sombre pour son
pays : le “grand auteur malgache de tous les temps” Jean-Joseph
Rabearivelo se donne la mort à l’âge de trente-six ans. Rabemananjara est “naturellement”
perçu comme son “successeur”. »
Ce dossier est paru hier dans Les Nouvelles (Antananarivo).
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