Il manquait un livre dans
la bibliographie française d’Haruki Murakami : Underground, publié au Japon en 1997 et 1998, en deux parties, et
traduit aux Etats-Unis dès 2000. Le romancier y abandonnait son genre de
prédilection pour une longue enquête, d’abord auprès des victimes de l’attentat
au gaz sarin qui fit douze morts et plus de 5.000 blessés dans le métro de
Tokyo le 20 mars 1995, puis des membres de la secte Aum qui en était
responsable. Le désastre de Fukushima étant passé par là depuis, il faut se souvenir
qu’en ce début de 1995, le Japon avait été frappé par les deux plus grandes
catastrophes survenues sur son territoire depuis la Seconde Guerre
mondiale : le tremblement de terre de Kobe, en janvier, et cet attentat.
Le 20 mars 1995, Haruki
Murakami n’aurait rien su des événements si un ami ne lui avait pas téléphoné
pour lui en parler. C’est ensuite qu’il a décidé de retrouver des victimes et
des membres de leurs familles pour les interroger sur la manière dont chacun
avait vécu ces moments. Plus tard, il a complété ces entretiens en donnant la
parole à des proches de la secte – mais pas les coupables.
Les deux pans du livre
font intervenir des personnes dont la position est évidemment très
différente : les victimes se trouvaient là par hasard, ou plutôt par
nécessité puisque la plupart se rendaient au travail, tandis que les membres de
la secte avaient choisi d’adopter une religion avec son idéologie et les
conséquences qui pouvaient en découler – encore beaucoup d’entre eux, quand
Murakami leur demande s’ils auraient accepté de répandre le gaz dans le métro,
affirment qu’ils auraient refusé.
Les effets du gaz sarin
libéré dans cinq wagons, tel que les décrivent ceux qui les ont subis, sont
spectaculaires : le rétrécissement des pupilles provoque une impression
d’obscurité, la respiration devient difficile, la toux est générale, le nez
coule et l’affaiblissement survient rapidement, jusqu’à la mort dans les cas
les plus graves. Les séquelles sont durables : presque tous les
interlocuteurs de l’écrivain disent les subir encore au moment de la rencontre,
c’est-à-dire plus de neuf mois après l’intoxication. Outre les atteintes
physiques, les cauchemars ont aussi envahi les nuits des survivants.
Tout est cauchemar pour
eux depuis ce 20 mars. Le souvenir est de ceux qu’on préfère ne pas revivre en
racontant les faits, et Murakami est amené plusieurs fois à présenter ses
excuses pour avoir provoqué des émotions trop fortes lors des conversations.
Underground n’est pas seulement un livre de témoignages destiné à éclairer ce qui
s’est produit et la manière dont cela a été ressenti individuellement. Il est
aussi, pour Murakami, un moyen d’interroger la société japonaise sur ce qu’elle
est. Comment elle semble incapable d’intégrer dans l’Histoire les épisodes les
plus tragiques lui semble révélateur d’un manque. Il compare la secte Aum
Shinrikyo à la création par le Japon, en 1932, de la Manchourie, Etat fantoche
et terre expérimentale où se sont précipités « les membres les plus éminents de la société » (les
adeptes d’Aum étaient généralement loin d’être des abrutis incultes).
Par ailleurs, les lecteurs des romans de
Murakami apprécieront de trouver ici quelques clés de son œuvre, dont certains
thèmes recoupent le sujet de son enquête.
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