Daniel Pennac avait
établi, dans Comme un roman, les
droits du lecteur – quelques lignes célèbres, citées partout. En ce qui
concerne le romancier, pas besoin de liste : il possède tous les droits, y
compris celui de ne pas porter la mention « roman » sur un livre afin
de mieux le faire passer, avec l’aide d’un avertissement signé D.P., pour un
authentique journal. Ce que n’est pas, disons-le tout de suite, Journal d’un corps, même présenté comme
la transcription de carnets tenus de 1936 à 2010 par le père de Lison,
c’est-à-dire de 12 à 87 ans, jusqu’au dernier moment de lucidité avant la mort.
Très vite, il décide de
ne pas faire comme tout le monde : « Ceux
qui écrivent leur journal tout court, Luc ou Françoise, par exemple, parlent de
tout et de rien, des émotions, des sentiments, des histoires d’amitié, d’amour,
de trahison, des justifications à n’en plus finir, ce qu’ils pensent des
autres, ce qu’ils croient que les autres pensent d’eux, les voyages qu’ils ont
fait, les livres qu’ils ont lus, mais ils ne parlent jamais de leur corps. »
Voilà donc son sujet, dicté en partie par sa mère quand elle lui dit qu’il ne
ressemble à rien. Et par la confirmation de cet avis quand il se compare, dans
le miroir de son armoire, à la planche du Larousse reproduisant un écorché.
Tous ces muscles dont il ne trouve pas trace chez lui…
En outre, il souffre
d’une sensibilité écorchée qui le fait tourner de l’œil à la vue du sang ou à
la moindre douleur. La faute à son imagination et à un manque d’amitié entre
lui et son corps. Il est nécessaire d’y remédier par l’observation autant que
par l’action. Ecrire ces pages, développer ses muscles, lutter contre le
vertige…
Au fil des années,
quelques descriptions peu banales indiquent comment le narrateur s’approprie
son corps. Il apprend à « rouler sa
chaussette » pour faire pipi plus loin – plus tard, le mot
« décalotter » trouvera grâce à ses yeux, parce que cela « vous a un petit air de voiture
décapotable qui ne me déplaît pas. Sans compter la calotte des curés. Je
décalotte, et hop ! un curé de moins. » A 25 ans, sa relation
avec Caroline est comparée aux fulgurances d’une carie, manière de ne pas
dévier de cap et de ne pas tomber dans le journal intime. L’arrachage sauvage
d’un polype est une scène aussi insupportable pour le lecteur que celle du
dentiste dans le film Marathon man.
En revanche, le plaisir est au rendez-vous des feux rouges où l’automobiliste
peut tranquillement se curer le nez. Plaisir encore, « au-dessus d’un étron irréprochable, tout d’une pièce, parfaitement
lisse et moulé, dense sans être collant, odorant sans puanteur, à la section
nette et d’un brun uniforme, produit d’une poussée unique et d’un passage soyeux,
et qui ne laisse aucune trace sur le papier, ce coup d’œil d’artisan comblé :
mon corps a bien travaillé. »
Rien n’est étranger au
corps, même pas l’angoisse générée par une pelote de nerfs, ni la sensation de
manque quand meurent des proches puisque c’est leur absence physique qui fait
souffrir. Paradoxalement, rien ne reste pourtant plus étranger que le corps,
quand bien même on a passé une vie à son écoute. « Vous ne savez donc rien de votre corps ? Le sujet ne vous
intéresse pas ? », demande un médecin à l’homme de 86 ans, sans
imaginer l’ironie de ses questions…
Pour achever de convaincre les incrédules,
Daniel Pennac place successivement le siège de l’âme dans les sinus, dans les
testicules et dans les os. Preuves à l’appui !
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