Alsace !
(De l’envoyé
spécial du Petit Journal.)
Thann,
15 septembre.
Pleine de
grâces, l’Alsace, partout où le soldat de France s’est présenté, tant qu’elle
peut, lui ouvre ses bras.
Ce que nous
faisons pour elle est bien, mais ce n’est pas d’administration que nous vous
parlerons.
Si nous
n’avions eu que le projet de vous raconter comment on organise la vie
matérielle de la partie de cette province redevenue heureuse, nous serions
allés dans un bureau au milieu de cartons verts, aurions entassé des notes,
puis aligné des statistiques ; or, c’est dans les villes, les villages,
que nous nous sommes promenés, c’est l’air libre des vallées que nous avons
respiré ; et, ainsi, ce fut bien plus beau, car ce n’est pas ce que nous
faisons pour elle, mais ce qu’elle fait pour nous que nous avons vu.
Cette Alsace,
arrachée à sa chaîne, accourt maintenant, toute joyeuse au-devant des sauveurs.
Soyez de leur sang, à n’importe quel titre et vous aurez son sourire. Vous ne
l’aurez pas parce que vous le provoquerez ; il viendra de lui-même et de
loin au-devant de vous. Ce n’est pas le partisan qui s’exprime de la sorte,
c’est le voyageur. Un homme circule et, parce qu’il est Français, verra les
visages s’illuminer, les portes s’ouvrir, empressées, et la main qu’il serre
rester avec émotion dans la sienne. À chaque pas, l’âme éparse de l’Alsace,
d’un geste qui s’abandonne, se penchera sur son épaule ; les deux grands
nœuds noirs battent toujours pour lui.
L’accueil
Circulons
donc. Foulons ce sol. Trois années n’ont pas diminué l’émotion que vous en
ressentez ; d’autres années ne l’amoindriront pas davantage. C’est de la
terre reconquise. Dès qu’avec elle vous êtes en contact, elle vous communique
le choc, et quelque chose qui ne cessera plus se met doucement à vibrer, et nos
soldats en sont tout autres. Ne nous détournons pas, ce n’est pas nos soldats
que nous voulons rencontrer aujourd’hui, ce sont ceux qui les aiment. Ceux qui
les aiment ont des fils, et tous ces jeunes flâneurs de la rue sont en culotte
rouge. C’est une fantaisie que se payent ces mères. La culotte du Français qui
n’est plus rouge depuis longtemps, l’est restée pour eux. Ils l’ont vue ainsi
quarante-quatre ans, ils ont rêvé tout ce demi-siècle d’en habiller leurs
gamins, et quand l’heure arrive, les Français se mettent en bleu ! Ce
n’était pas possible, c’était décolorer leur joie ; ne nous suivant pas
dans nos progrès, ils ont taillé l’ancien drap. C’est pourquoi l’on voit, plantés
sur les places, un tas de petits derrières garance, très fiers.
Étiez-vous
allés à Strasbourg ? Quel que soit le magasin où vous entriez, on vous
reconnaissait de suite comme Français ; la figure s’éclairait toute pour
vous accueillir, et l’Alsacienne, ne voulant pas séquestrer cette joie pour
elle seule, criait immédiatement dans l’escalier : « Un
Français ! » Rapides, ses parents descendaient et venaient s’épanouir
à leur tour. Les magasins de l’Alsace désenchaînée sont pareils. Arrêtez-vous à
Thann, à Dannemarie, à Massevaux. On ne criera plus : « Un
Français ! », l’accueil du visage sera aussi clair. Que
voulez-vous ? Une carte postale ? On se dégagera précipitamment de
son comptoir et si vous le désirez, pendant un quart d’heure, on vous donnera
du charme pour votre sou. Avez-vous faim ? Le patron gagnera sa cuisine,
et appelant à lui son art, vous confectionnera avec amour le repas ; sa
fille, qui sera montée revêtir son plus neuf corsage, vous le servira. Elle
présentera sa joie en même temps que les plats.
La visite de Pétain
L’Alsace n’est
pas qu’heureuse, elle est déjà installée dans la France. Et je vais vous en
faire la preuve par une histoire. Hier, Pétain s’y promenait. Les habitants
qui, de même que les enfants, sautent sur tous les prétextes pour mettre leur
habit neuf, se précipitent sur toutes les occasions pour sortir les drapeaux,
avaient pavoisé. Un vieux, une heure avant, ne l’avait pas fait ;
cependant, à la dernière minute, il planta ses trois couleurs. C’était curieux.
Ce vieux était un farouche Français. Il avait eu mille rencontres avec les
Allemands qui n’avaient pu le réduire ; c’était le « Quand
même » du village et il n’avait pavoisé que d’une main ! Le général
en chef passe : « Vive Pétain ! Vive la France ! » Tout
le monde le crie et le recrie, tout le monde excepté le vieux. Il regardait la
manifestation du coin de l’œil. Un de ses voisins, renversé, le touche du
bras :
— Alors,
tu ne cries plus : « Vive la France ! », toi ?
— Bah !
fait le vieux, c’était bon du temps des Boches.
Je vais perdre
ma route pour vous conter une seconde histoire. Je ne la perdrai, d’ailleurs,
pas plus que cela, puisque c’est à Massevaux que je vous conduirai. Nous
partirons de Thann, de sa cathédrale, de sa cathédrale à qui les Boches ont
refait la toiture avec des mosaïques d’un vert et d’un jaune que je vous
recommande. Nous arriverons à Massevaux pour y trouver notre histoire. C’est
par l’histoire que l’on connaît la vie des peuples. C’est pourquoi je vais vous
dire encore la mienne. Elle s’appellera : la fiancée de Massevaux.
Parmi les
jeunes filles de la ville, l’une d’elles, depuis longtemps, vivait plus fière
que toutes les autres. Le bonheur l’habitait, elle passait comme un rayon. Elle
avait pour cela un motif : c’est que son fiancé à elle s’était échappé de
la serre allemande : il était parti servir en France et avait gagné son
étoile. Portée par une joie intérieure qui irradiait, elle vivait : un
jour, un de ces jours terribles où tout se finit, le fiancé est tué. Massevaux
l’apprend et Massevaux, d’une seule pensée, se tourne vers la douleur de la
jeune fille. Le lendemain, la jeune fille, faisant son même chemin, traverse la
ville. Elle n’était pas écroulée sous le chagrin, elle n’était pas défaite.
Massevaux se dit : « Peut-être ne le sait-elle pas ? »
Massevaux apprit qu’elle le savait ; alors, quelqu’un lui demanda :
— Comment
se fait-il, vous qui n’existiez que par l’amour de votre fiancé, que vous voici
sans larmes et encore si droite ?
— C’est,
répondit-elle, que je ne puis pas être désolée ; mon fiancé est tué, c’est
vrai, mais l’armée française est toujours là.
Elle est
toujours là, ayant conquis la dernière hauteur, face à la plaine d’Alsace,
agrippée à l’Hartmanswillerkopf, chauve de tous ses sapins tragiques.
Le Petit Journal, 19 septembre 1917.
Aux Editions de la Bibliothèque malgache, la collection Bibliothèque 1914-1918, qui accueillera le moment venu les articles d'Albert Londres sur la Grande Guerre, rassemble des textes de cette période. 21 titres sont parus, dont voici les couvertures des plus récents:
Dans la même collection
Jean Giraudoux
Lectures pour une ombre
Edith Wharton
Voyages au front de Dunkerque à Belfort
Georges Ohnet
Journal d’un bourgeois de Paris pendant la guerre de 1914. Intégrale
ou tous les fascicules (de 1 à 17) en autant de volumes
Isabelle Rimbaud
Dans les remous de la bataille
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