On aime les sujets forts, à la rédaction du Monde, surtout quand ils sont traités de belle manière. C'est le cas du roman d'Alice Zeniter, L'art de perdre, couronné hier. Je l'avais commencé, pas terminé, j'ai poursuivi et fini tôt ce matin, et je viens d'envoyer un article, qui devrait se retrouver dans la matinée sur le site du journal, au Soir. Je ne vais pas essayer de refaire tout autre chose rien que pour vous, d'autant que d'autres activités journalistiques me requièrent dans les heures qui viennent. Je ne vais pas non plus vous prêter mon exemplaire du livre. En revanche, je vous autorise à regarder par-dessus mon épaule et à voir les passages que j'ai surlignés au cours de ma lecture. Ces bribes ne sont bien sûr pas tout le roman, elle n'en sont peut-être même pas le reflet. Il y manque tout ce qui fait les qualités de L'art de perdre qui ne se développe pas par hasard sur plus de 500 pages. Il y manque aussi, souvent, le contexte. A vous de le reconstruire en lisant, cette fois l'intégralité du livre.
C’est pour eux, aussi, qu’Ali dépense et montre l’argent qu’il
gagne. Leurs deux réussites se répondent, leurs deux exploitations aussi. Si l’un
agrandit son hangar, l’autre rajoutera un étage au sien. Si l’un se munit d’un
pressoir, l’autre se dotera d’un moulin. La nécessité et l’efficacité de ces
nouvelles machines, de ces nouveaux espaces sont discutables. Mais Ali et les
Amrouche s’en moquent : ce n’est pas avec la terre que dialoguent leurs
achats – ils le savent bien – c’est avec la famille d’en face. Quelle
richesse ne se mesure pas au dépit du voisin ?
On croit n’être pas en train de s’engager et pourtant, c’est ce qui arrive. Le langage joue une part importante. Les combattants du FLN par exemple, sont appelés tour à tour fellaghas et moudjahidines. Fellag, c’est le bandit de grand chemin, le coupeur de route, l’arpenteur des mauvaises voies, le casseur de têtes. Moudjahid, en revanche, c’est le soldat de la guerre sainte.
À l’école, Annie apprend que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris.
Ali voudrait gifler son frère qui ne comprend rien. Il se force à rester calme (il refuse que la guerre pénètre aussi au sein de sa famille).
entre ces poussières, comme une pâte, comme du plâtre qui se glisserait dans les fentes, comme les pièces d’argent que l’on fond sur la montagne pour servir de montures aux coraux parfois gros comme la paume, il y a les recherches menées par Naïma plus de soixante ans après le départ d’Algérie qui tentent de donner une forme, un ordre à ce qui n’en a pas, n’en a peut-être jamais eu.
Tout le monde sait désormais que Youcef a pris le maquis.
Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste.
Comment naît un pays ? Et qui en accouche ?
C’est ce qu’il souhaitait, au fond : que le pays disparaisse derrière lui
Il n’a jamais demandé à son père ce que celui-ci avait fait pour que la famille se retrouve obligée de fuir l’Algérie
Ali hésite et puis, il lâche, tout à trac :
— Je suis devenu jayah.
On croit n’être pas en train de s’engager et pourtant, c’est ce qui arrive. Le langage joue une part importante. Les combattants du FLN par exemple, sont appelés tour à tour fellaghas et moudjahidines. Fellag, c’est le bandit de grand chemin, le coupeur de route, l’arpenteur des mauvaises voies, le casseur de têtes. Moudjahid, en revanche, c’est le soldat de la guerre sainte.
À l’école, Annie apprend que la Méditerranée traverse la France comme la Seine traverse Paris.
Ali voudrait gifler son frère qui ne comprend rien. Il se force à rester calme (il refuse que la guerre pénètre aussi au sein de sa famille).
entre ces poussières, comme une pâte, comme du plâtre qui se glisserait dans les fentes, comme les pièces d’argent que l’on fond sur la montagne pour servir de montures aux coraux parfois gros comme la paume, il y a les recherches menées par Naïma plus de soixante ans après le départ d’Algérie qui tentent de donner une forme, un ordre à ce qui n’en a pas, n’en a peut-être jamais eu.
Tout le monde sait désormais que Youcef a pris le maquis.
Il fait le choix, se dira Naïma plus tard en lisant des témoignages qui pourraient être (mais qui ne sont pas) ceux de son grand-père, d’être protégé d’assassins qu’il déteste par d’autres assassins qu’il déteste.
Comment naît un pays ? Et qui en accouche ?
C’est ce qu’il souhaitait, au fond : que le pays disparaisse derrière lui
Il n’a jamais demandé à son père ce que celui-ci avait fait pour que la famille se retrouve obligée de fuir l’Algérie
Ali hésite et puis, il lâche, tout à trac :
— Je suis devenu jayah.
C’est la première fois qu’il avoue ce sentiment. Il sait
que, même si Mohand n’est pas un ami, il peut le comprendre. C’est comme
cela qu’on désigne l’animal qui s’est éloigné du troupeau et l’émigré qui a
coupé les liens avec la communauté. Jayah, c’est la brebis galeuse. Celui
qui n’a plus rien à apporter au groupe, qu’il s’agisse de la famille, du clan
ou du village. Jayah, c’est un statut honteux, une déchéance, une
catastrophe. C’est ce que ressent Ali. La France est un monde-piège dans lequel
il s’est perdu.
Elle grimace puis déclare, avec un accent pied-noir de
comédie :
— Je veux retrouver mes racines.
— Les miennes, elles sont ici, dit Hamid. Je les ai
déplacées avec moi. C’est des conneries, ces histoires de racines. Tu as déjà
vu un arbre pousser à des milliers de kilomètres des siennes ? Moi j’ai
grandi ici alors c’est ici qu’elles sont.
— Mais tu te souviens à quel point c’était beau ?
Avec ses amis, Naïma a élaboré une théorie selon laquelle
les gens peuvent être regroupés en deux tribus, celle de la Tristesse et celle
de la Colère – et qu’on ne leur dise pas qu’il existe des gens heureux, ça ne
compte pas : c’est quand le bonheur s’arrête qu’ils sont reconnaissables,
qu’on voit leur vérité. Tout le monde s’effondre à un moment ou à un autre, il
faut juste attendre un peu. Il y a des jours où vous croyez que tout va bien
– pense Naïma, ou Romain, ou Sol – et puis vous vous penchez et vous
voyez votre lacet défait. Soudain, l’impression de bonheur disparaît, le
sourire lui-même s’écroule, comme des bâtiments soufflés par une
explosion : il tombe comme les immeubles.
patauger du côté des fonds troubles de l’Histoire, ceux dont
Naïma n’a pu remonter que des morceaux : un grand-père harki, un départ
brutal, un père élevé dans la peur de l’Algérie. Le couplet est pratique,
chargé de ce qu’il faut de tragédie pour ne pas qu’on le questionne, et il a
même l’avantage d’être vrai.
La famille de Naïma tourne autour de l’Algérie depuis si
longtemps qu’ils ne savent plus vraiment ce autour de quoi ils tournent. Des
souvenirs ? Un rêve ? Un mensonge ?
En rentrant chez elle, elle s’empare du Larousse qui
traîne dans un coin (et qu’elle consulte régulièrement malgré l’arrivée d’Internet,
selon une habitude héritée de son père). Elle l’ouvre à la lettre h et
lit :
harki, n.m. :
Militaire servant dans une harka.
harki, n. et adj. :
Membre de la famille d’un harki ou descendant d’un harki.
— Le racisme est d’une bêtise crasse, gronde Lalla en
direction de sa compagne. Ne me dis pas que ça te surprend. Il est la forme
avilie et dégradée de la lutte des classes, il est l’impasse idiote de la
révolte.
Plus personne ne veut en parler parce que ce n’est plus
sexy, la lutte des classes. Et en guise de modernité, de glamour politique, qu’est-ce
qu’on vous a proposé – et pire, qu’est-ce que vous avez accepté ? Le
retour de l’ethnique. La question des communautés à la place de celle des
classes.
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