lundi 3 août 2015

70 ans de Série noire 2000-2004

On entre dans le vingt et unième siècle, la Série noire continue d'explorer les marges du temps qui passe. Cinq nouvelles premières pages pour donner des envies de lecture...

Joe R. Lansdale, Le mambo des deux ours (n° 2592, 2000)
Lorsque j’arrivai chez Leonard pour le réveillon de Noël, les Kentucky Headhunters étaient là et ils chantaient The Ballad of David Crockett, tandis que mon meilleur pote célébrait la chose à sa façon en incendiant de nouveau la maison voisine.
J’avais espéré qu’il avait abandonné ce genre de petits jeux. La première fois, je lui avais filé un coup de main ; la seconde, il avait fait ça tout seul comme un grand, et voilà que ce coup-ci je débarquais en bagnole juste au moment où il s’y remettait ! Ça paraîtrait vraiment suspect quand les flics se pointeraient. Quelqu’un les avait déjà prévenus. Sans doute les trous du cul qui occupaient ladite piaule. Je le savais parce que j’entendais des sirènes.
Le petit ami de Leonard, Raul, était sur la véranda, les mains dans les poches de sa veste, et il considérait d’un air désespéré l’incendie et la baston, un peu comme un prêtre méthodiste découvrant que le maître de maison, dans la famille qu’il visite, vient de se servir la dernière cuisse de poulet frit…
Je garai mon pick-up dans l’allée de Leonard et montai retrouver Raul sur la véranda. Il faisait froid et notre respiration gelait.
— Ça a commencé comment, cette histoire ? demandai-je.
— Oh, bon sang, Hap, j’en sais rien ! Faudrait que tu l’arrêtes avant qu’on le foute en taule.

Francisco Gonzalez Ledesma, Le péché ou quelque chose d'approchant (n° 2629, 2001)
— Vous vous rendez compte, Milady ? s’écria Mme Robles, qui à soixante-quinze ans apprenait l’anglais, non mais vous vous rendez compte, my teacher ? Vous qui êtes à Madrid depuis peu, qu’allez-vous donc penser de cette fichue ville ? Figurez-vous qu’en ce moment même, de l’autre côté de la place… vous ne voyez pas ? Vous n’avez pas l’impression que ce monsieur respectable là-bas, un gentleman, of course, eh bien… vous n’avez pas l’impression qu’il est mort ? Vous ne trouvez pas qu’il a une posture un peu bizarre pour quelqu’un qui prend le soleil ?
Speak english, only english, murmura patiemment la jeune étudiante de l’université de Madrid, qui donnait des cours d’anglais aux retraités et avait constaté que les élèves du sexe masculin cherchaient plus à lui toucher le cul d’un air paternel qu’à apprendre la langue de Shakespeare. Only english, if you want to learn quickly. Que voulez-vous dire ?
— Celui-là, juste en face de vous, my baby, vous ne le voyez pas ? See you just in front, please. D’après moi, ce monsieur vient de passer l’arme à gauche. Il est dead. Il ne bouge pas : he is very quiet, un peu trop quiet à mon goût. Et ça fait au moins cinq minutes qu’il est dans cet état, je l’ai bien regardé. Son chapeau masque son visage, mais sa tête est affaissée, the head is underground, si le terme est correct, lady my teacher, vous voyez, you voyez bien ! Et il y a autre chose qui m’intrigue, vous n’avez peut-être pas remarqué, mais moi, si. Vous savez qui l’a installé sur ce banc ? Deux jeunes putes, figurez-vous. De manière on ne peut plus délicate, certes, comme pour faire croire qu’il était encore en vie, n’empêche que c’étaient quand même des putes.

Christopher Moore, Le lézard lubrique de Melancholy Cove (n° 2669, 2002)
À Melancholy Cove, septembre n’est qu’un long soupir de soulagement, une espèce de tisane que l’on sirote avant d’aller dormir, une sieste espérée depuis des lustres. La douce lumière automnale s’immisce à travers les feuillages, les touristes reprennent enfin la route de Los Angeles ou celle de San Francisco et les cinq mille habitants de la bourgade se réveillent enfin. Ils s’aperçoivent qu’ils peuvent à nouveau trouver une place pour se garer ou une table libre au restaurant, qu’ils peuvent arpenter la plage sans risque de recevoir un frisbee en pleine tête.
Septembre tient généralement ses promesses. La pluie viendra. Elle aidera à jaunir les pâturages qui verdoient encore autour de Melancholy Cove. Les magnifiques pins de Monterey qui couvrent les collines arrêteront de perdre leurs aiguilles, les incendies cesseront de détruire les forêts des environs de Big Sur, les sourires commerciaux des serveuses et des employés, qui n’avaient cessé de s’élargir tout au long de l’été, ressembleront à une expression humaine, les mômes retrouveront à l’école le bonheur de fréquenter à nouveau les copains, la défonce et les flingues, qui leur avaient tant manqué tout au long de la belle saison, et chacun pourra enfin se reposer.

Carlo Lucarelli, Laura de Rimini (n° 2682, 2003)
Laura de Rimini se touche l’intérieur de la joue avec la pointe de la langue, avant de se la mordre. Anna de Pesaro s’entortille les cheveux, une longue mèche noire autour de l’index, serrée comme une bague. Paola de Ferrare, le dos raide et la nuque appuyée à la vitre du tableau d’affichage contenant la liste des candidats convoqués aux examens, remue les lèvres en récitant silencieusement la liste de noms des principaux représentants de la Scapigliatura milanaise, cours de monographie, Italien II, Lettres modernes, professeur madame R. Creberghi, étudiants compris entre L et Z.
Laura de Rimini serre les paupières et écrase sa joue contre ses dents avec le bout de son doigt. Anna de Pesaro lui a dit qu’elle ne sait plus rien, qu’elle ne se souvient plus de rien, qu’elle va s’en aller et qu’elle reviendra à la prochaine session, comme Marta de Rome, qui n’est même pas venue.
Paola de Ferrare : « Ne fais pas l’imbécile, c’est la dernière session d’été », puis elle ajoute : « Moi, si j’ai la moyenne, c’est bon. Dis, Laura, je peux te demander quelque chose ? »
Mais Laura ne l’écoute pas, elle se penche en avant, les bras croisés sur les genoux de ses jeans, la tête enfoncée dans le col de son pull, comme pour se couvrir les oreilles, parce qu’elle sait très bien ce que veut Paola, elle veut lui demander quand est né Boito… ce qu’a écrit Praga… et Laura va paniquer car au pied levé elle ne s’en souviendra pas.

Caryl Férey, Utu (n° 2715, 2004)
Soudain, Paul Osborne eut envie d’uriner. Une envie oppressante. N’importe où ferait l’affaire. Il distinguait à peine la masse des autres disséminés sur le sable : il y avait cette cabane blanche au bout de la plage, l’air vibrant dans ses poumons et cette rumeur qui le prenait au ventre et l’aspirait, cette rumeur qui tirait sur son sexe et l’aspirait... Le soleil d’abord s’affaissa : ses genoux fléchirent, puis cédèrent. Étouffant un cri, Osborne s’écroula sur le sable. Hyperthermie, effets secondaires de peurs anciennes ou de pilules, il ne put retenir la brûlure qui irradiait son ventre : un filet d’urine coula de son pantalon.
Quand il rouvrit les paupières, la rumeur avait disparu. Restaient les gens, sur la plage, par centaines.
Bondi Beach était la plage branchée de Sydney : ici on ne tolérait pas les laids, encore moins les gros. Paul Osborne n’était ni l’un ni l’autre mais sa façon de patauger dans le sable et l’odeur qu’il dégageait faisaient glousser les filles alanguies sur les serviettes voisines ; de jolies filles qui arrondissaient leurs angles, les fesses modelées dans des maillots à la mode et qui ne demandaient pas mieux que de passer du bon temps.
Ébloui par le soleil, il tâtonna dans ses poches et trouva une paire de lunettes. Les branches étaient tordues mais elles tenaient à peu près sur son nez. Le plus dur était maintenant de se relever.
— Hey man ! Y a queque chose qui va pas ?

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