On ne parle pas assez à mon goût du nouveau roman de Claro, Tous les diamants du ciel, traversée hallucinée d'une vingtaine d'années du siècle dernier à travers deux personnages - un homme et une femme, Antoine et Lucy - aussi différents que possible mais qui, ensemble, font des nœuds dans le réel et l'imaginaire. Voici donc, pour compenser le (relatif) silence de la presse, un entretien réalisé par messagerie électronique, et dont une partie est parue dans Le Soir.
Qui
se souvient de Pont-Saint-Esprit et de la curieuse épidémie de 1951 ?
Vous, bien sûr. Mais d’où vient l’idée d’utiliser ce point de départ ?
En
fait, il s’agit d’un drame qui a beaucoup marqué la France d’après-guerre. Le
fait que l’intoxication – les crises de folie, les hallucinations… – ait été
causée par le pain, le pain quotidien, autrement dit un aliment traditionnel et
religieux, a contribué à accentuer le traumatisme. Bien sûr, ce « fait
d’été » a fini par tomber plus ou moins dans l’oubli. Mais il y a quelques
années, le livre d’un chercheur américain a rouvert le dossier. Dans son
enquête sur les pratiques de la CIA pendant la guerre froide – A Terrible Mistake –, H.P. Alabarelli a émis l’hypothèse que
l’affaire du pain maudit était due à une expérience d’une des cellules de la
CIA chargée d’expérimenter le LSD sur des populations civiles, à leur insu. Il
existe un document déclassifié où est mentionnée une certaine « opération
Pont-Saint-Esprit ». Du coup, quelques médias ont relayé l’info, et le
gouvernement français a même demandé au gouvernement américain des
éclaircissements sur cette possible opération – sans résultat, bien sûr. C’est
ma fille qui a porté à ma connaissance cette affaire, dont j’ignorais tout. Or
je venais de finir CosmoZ et
cherchais un repère historique située dans les années 50 afin de poursuivre mon
projet d’histoire « décalée » du vingtième siècle. Cette
transsubstantiation du pain non pas en corps mais en drogue m’a évidemment
fasciné.
Vous
utilisez autant les faits que les rumeurs. Sur le même plan ?
Dans
cette affaire de pain maudit, de CIA, et dans un contexte paranoïaque, les
frontières entre réel, possible, probable et faux sont brouillées. Il y a ce
qu’on sait – grâce entre autres aux recherches de Kaplan (Cf. son livre paru il
y a quelques années chez Fayard, Le
Pain maudit), ou à la publication de
documents de la CIA déclassifiés et consacrées à la manipulation mentale – et
ce qu’on peut inférer, deviner, extrapoler. La guerre froide a eu cette
particularité de changer la simple trouille en fantasme. L’espionite, les
gadgets, les opérations secrètes, le double jeu, tout ça a pour but d’empêcher
le citoyen de faire la part entre la menace réelle et la menace possible. On
n’a aucune preuve certaine que la CIA ait « dosé » la ville de
Pont-Saint-Esprit, mais le seul fait que la chose soit, techniquement et
intentionnellement, possible suffit à en rendre le spectre prégnant. L’histoire
peut donc être vécue – et racontée – sous l’angle hallucinatoire, sans que ça lui
enlève une once de plausibilité.
Vous
vous rapprochez de notre époque : le 19e siècle dans Livre XIX, la première moitié du 20e
dans CosmoZ, les années 1950 à 1970
maintenant. Cette remontée dans le temps correspond-elle à un projet
global ?
Ce
projet s’est précisé à la fin de Livre
XIX. Je me suis aperçu que je ne pouvais
pas vraiment aborder le présent dans l’écriture sans procéder à un lent
décryptage fantasmatique des événements qui y conduisent. C’est une contrainte
comme une autre, assez naïve et simpliste au demeurant. Elle n’empêche pas
d’écrire des ouvrages « adventices », des livres de traverse, qui
explorent d’autres champs – comme Black Box Beatles, Bunker Anatomie, etc. Mais
il est vrai qu’avec CosmoZ, le projet
s’est précisé, a pris une certaine ampleur. Néanmoins, c’est un cadre, et non
une force motrice. Chaque livre se veut différent, tant par l’écriture que par
les enjeux, les perspectives.
Le
mouvement qui habite Tous les diamants du
ciel est autant celui d’années agitées que celui des personnages, que celui
de l’écriture. Est-ce ainsi que vous envisagez la cohérence de votre
travail ?
La
cohérence d’un livre ne doit pas rester intentionnelle. Il appartient au livre
même – dès qu’il cesse d’être mécanique pour devenir organique – d’en fixer les
conditions. Dans la mesure où je voulais
traiter d’un prisme déformant – la drogue –, il fallait que tout soit sujet à
déformation, que ce soit le point de vue, les faits décrits, les sensations,
les interprétations, les formes, etc. L’Histoire n’est pas seulement un
cauchemar dont on n’arrive pas à se réveiller, comme le disait Joyce, c’est
aussi une machine à produire des lectures. Nous lisons le monde, d’abord en
temps réel, puis rétrospectivement. Nous sommes les propres historiens de nos
ignorances. J’ai voulu mettre en scène la distorsion qui existe entre le vécu
et le programmé, le subi et la manipulation. Je n’ai pas une conception
particulièrement paranoïaque de l’Histoire, mais le fait est que nous
n’entendons que quelques notes de la partition que d’autres jouent pour nous.
La répression de l’après Mai 68, les expériences biologiques françaises en
Algérie après l’indépendance, l’utilisation du LSD par la CIA, tout ça, nous ne
l’apprenons que plus tard, et de façon lacunaire. Le vécu demeure un puissant
désordre et chaque molécule a sa propre conception d’un éventuel organisme en
devenir. Par l’écriture, je cherche à
rendre la sismographie toujours faussé du vécu.
Antoine
et Lucy, les personnages principaux, ont peu de points communs. Il a une
« mémoire incendiée », elle se souvient de tout. Est-ce entre ces
deux extrêmes que se développe l’espace romanesque ?
Ils
sont comme l’abscisse et l’ordonnée d’une diagonale qui serait la lecture.
Antoine a un rapport « troué » à la mémoire, il ne sait pas si ce
dont il se souvient est réel ou pas, seulement qu’il s’agit de souvenirs
correspondant à du possible. Lucy, elle, cherche à fuir cette mémoire, qui est
pour elle comme une poigne l’empêchant de décoller. Mais tous deux sont, à leur
échelle, des jouets du LSD. Bien sûr, le LSD n’est pas ici que la drogue
synthétisée par Albert Hofman, c’est avant tout un mode d’appréhension, une
façon de faire délirer l’histoire pour mieux la pénétrer, puisque l’histoire
elle-même délire.
Les
dernières lignes sont celle d’un désenchantement. Pour Lucy, bien sûr, dans le
livre. Et pour vous aussi ?
L’auteur
du livre ne se confond pas avec la personne réelle qui écrit. L’écriture fait
devenir autre, et donc, à ce point final du récit, disons que celui qui écrit
assume totalement le désenchantement, avant de passer à autre chose,
« tout autre chose ».
Entre
vos livres s’établissent parfois des axes de circulation souterraine. Tous les diamants du ciel renvoie,
indirectement, à Black Box Beatles.
Est-ce une volonté de votre part, ou la conséquence naturelle de ce qu’est
votre univers personnel ?
On
ne construit pas son œuvre comme si l’on était son propre critique ou
spécialiste, fort heureusement. Je pense plutôt que l’œuvre en cours, si elle
est à la fois suffisamment « tenue » et correctement
« lâchée » développe ses propres logiques, ses lignes de force, ses
obsessions. Elle est plus intelligente que l’auteur, plus structurée et plus
libre. A condition bien sûr qu’on lui consacre plus que du temps et de l’attention.
Les livres aiment se répondre, se compléter (et aussi se contredire) à l’insu
de l’auteur, car un auteur ne travaille pas dans le pur champ du conscient, il
fricote avec les puissances du langage, ce qui forcément rend la lutte
mouvante, surprenante.
Où
se niche ce qu’on pourrait appeler la poésie du texte ? Dans une manière
de scruter le réel ? Dans une certaine distance par rapport à ce
réel ? Dans le rythme et les mots ? Dans tout cela à la fois ?
C’est
une question compliquée. C’est même LA question. Le problème du roman, dans la
mesure où il cherche à traiter le réel sous l’angle narratif (et descriptif,
dialogique…), c’est que très vite il tombe dans son propre écueil, il s’oublie
comme invention langagière pour n’être plus que rendu, restitution. La force de
la chose racontée l’emporte sur l’approche, la vision, l’appréhension. On tient
par exemple un sujet intéressant, et on confie à ce sujet la responsabilité du
récit. D’où les impasses du roman, en particulier du roman bourgeois (le modèle
dominant) qui réduit l’aventure du livre au déroulement de l’action (et à son
commentaire abâtardi). La
« poésie » – et par ce mot j’entends ici les forces subversives de la
langue – joue, peut jouer dans le roman le rôle d’un contre-pouvoir. Elle
permet au récit de ne pas céder bêtement à la pure tentation narrative, aux
diktats du récit, elle le force à se confronter à la matière même qu’il
éprouve, à savoir la texture et les plis des mots, la guerre secrète de la
syntaxe, etc. Ce qui manque souvent au roman, c’est justement la menace
poétique. Je suis plus influencé par Rimbaud que par Balzac quand j’écris un
roman, pour schématiser. Le lecteur a droit à autre chose qu’un conte. Il doit
être confronté à des énoncés inédits, des formules magiques – des
illuminations, et non de simples éclaircissements.
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