samedi 1 septembre 2012

Richard Millet, avant

Introduction

À l’avant-veille du jour où Richard Millet publie trois livres en même temps, Langue fantôme, De l’antiracisme comme terreur littéraire et Intérieur avec deux femmes, je les lis. Avec un peu de crainte : j’ai beaucoup aimé les romans d’un écrivain que, par ailleurs, je ne connais pas. À peine si je l’ai croisé une fois entre deux portes chez Gallimard. Mais je n’ignore pas les réticences, pour le dire sans insister, qu’ont éprouvées plusieurs de ses lecteurs devant des livres plus récents, que je n’avais pas cherché à connaître. Pour me protéger ? Non, mais peut-être pour protéger l’admiration qui était la mienne. Pour ne pas tout gâcher.
Car Richard Millet suscite, pour le moins, des sentiments mélangés.
Il est à la tête d’une œuvre romanesque belle et exigeante. Il a la réputation d’être, chez Gallimard, un lecteur tout aussi exigeant, doté en outre d’un flair hors du commun : il a édité, en cinq ans, deux prix Goncourt qui étaient les premiers romans de Jonathan Littell et d’Alexis Jenni. Il est aussi l’homme qui a combattu au Liban, chrétiens contre musulmans, et il ne dédaigne pas la gloire ambiguë fournie par le sang sur les mains.
Il est enfin, dans un rôle qui prend appui sur son expérience de la guerre et qui risque d’occulter les autres, un pamphlétaire virulent attaché à décrire les causes du déclin de la France et de sa littérature. Des mots reviennent souvent sous sa plume : dégénérescence, décadence, multiculturalisme, créolisation, qui éveillent des échos déplaisants bien que l’auteur se défende de militer en faveur d’un parti. Il n’écrit en tout cas pas de slogans. Mais il n’évite pas la forme incantatoire et l’affirmation brutale d’une vérité absolue. Sa vérité, blanche, chrétienne et française de souche.
C’est là le dernier Richard Millet, celui que j’appelle d’après. Il y avait pourtant le Richard Millet d’avant, chez qui peut-être je n’avais pas été capable de déceler les prémices d’un discours qu’il est urgent de lire – pour mieux le réfuter. Mais je n’ai rien voulu changer à ce que je pensais, avant, des livres d’avant. Quant à après, c’est-à-dire maintenant, c’est bien sûr une tout autre question…

I. Avant

L’amour des trois sœurs Piale
(1997)

Certains livres impressionnent comme des bâtisses trop somptueuses sur le seuil desquelles on a presque envie de rester. On craint le tape-à-l’œil derrière lequel ne peuvent se nicher que des déceptions. On se dit qu’il vaut mieux, somme toute, une entrée en matière plus modeste qui ne risque pas d’accuser ensuite une pénible baisse de régime. Mais voilà : ils sont légion, les livres qui s’offrent ainsi au premier venu et qui, affichant d’emblée leur manque d’ambition, restent fidèles jusqu’à la dernière page à leur profil bas certes sécurisant mais aussi bien peu exaltant.
Richard Millet ouvre L’amour des trois sœurs Piale par un paragraphe constitué d’une phrase unique, longue, sinueuse, puisée qui plus est dans une conversation saisie à un moment précis, dont rien ne dit cependant qu’il est particulièrement signifiant. Quand on commence par : « Vous ne savez rien, non, vous ne pouvez pas savoir, vous n’étiez qu’un enfant quand elle est morte », il est évident malgré tout que bien des mystères se cachent derrière ces mots, et que le roman tout entier aura pour fonction de nous les faire découvrir.
Programmatique, le paragraphe initial l’est à plusieurs titres, et il n’est pas inutile de s’en pénétrer pour pousser l’exploration plus loin.
Il y a, apprenons-nous d’emblée, une vieille institutrice – « vieille maîtresse, précisa-t-elle comme pour ajouter au faux sens » – qui parle d’une morte à un homme plus jeune. C’est à peu près tout, le reste viendra à son heure, mais il y a aussi le ton, une écriture singulière qui va tenir jusqu’à la fin du roman, et à travers laquelle tout sera donné. Mais le fil du récit, lui aussi, suivra une voie pareillement sinueuse, des voix se superposant aux voix, des époques à d’autres époques…
Il faut bien dire, quand bien même on voudrait l’éviter, de quoi il retourne – quitte à trahir ainsi le mode de présentation des faits choisi par le romancier.
Claude, petit-cousin par alliance d’Yvonne Piale – l’ancienne institutrice qui parle –, a autrefois, quand il était enfant, aperçu Amélie, la plus jeune sœur de celle-ci. Depuis, Amélie est morte, il reste à savoir dans quelles circonstances, et a emporté avec elle une partie du secret des Piale, duquel participe aussi la très belle Lucie, simplette dotée d’une perfection physique qui a fait longtemps rêver les hommes. Trois sœurs, donc, puisque leur frère est mort très jeune et compte pour peu dans leur histoire, sinon pour alourdir encore leur incapacité à enfanter – il est le fils qu’elles n’auront jamais.
Chaque lundi, Claude vient s’asseoir devant Yvonne qui lui raconte le passé comme il lui revient, ou comme elle entend l’organiser. Car la vérité qu’elle fait mine de délivrer ainsi est corrigée par la version qu’en donne Sylvie, la maîtresse de Claude, plus âgée que lui, comme si son destin était de se lier à des femmes d’autres générations, et avec laquelle il termine son lundi quand il a quitté Yvonne Piale.
Les événements resurgis du brouillard où le temps les a enfouis s’entremêlent donc et restent flous. Peu de certitudes, beaucoup de questions nouvelles, non résolues… Tout cela, quand même, mettra deux ou trois choses en évidence, et d’abord l’amour qui lie les trois sœurs Piale. Dans la dignité de leur condition plutôt pauvre, face aux Barbatte qui sont les maîtres des lieux, elles forment ensemble bien plus qu’une famille : une entité indissoluble dont chacun des éléments est indispensable, et même au-delà de la mort puisque Amélie reste intégrée au groupe. Dans cette trinité, chaque sœur possède ses particularités et se distingue des autres : leur complémentarité fonde les liens qui les unissent.
Sur les rapports entre les hommes et les femmes, le sentiment de récompense et de perte qui les unit et les sépare dans le rapprochement physique, le roman jette aussi un éclairage cru et sans complaisance. Dérisoire et essentiel, le désir est ici une composante vitale sans laquelle rien ne pourrait être pareil. Et surtout pas le passage du temps, rythmé par les ahans et les gémissements que les corps engendrent comme malgré eux.
La langue de Richard Millet donne à son roman une plénitude rare qui crée un véritable bonheur de lecture. Voilà un écrivain à l’œuvre déjà abondante (près de vingt livres dont Le sentiment de la langue, un titre qui dit bien son attachement à la forme) qui pourrait bien, dans le paysage contemporain de la littérature française, être tout bonnement indispensable.

La voix d’alto
(2001)

La pure musique de la littérature, celle qui donne du bonheur, se trouve dans La voix d’alto, de Richard Millet. La musique y occupe une grande place et semble, pour le meilleur, contaminer la langue. C’est un livre magnifique, d’une ampleur rare, d’une grande exigence aussi.
Liquidons rapidement la question du sujet, qui tient en quelques lignes : en 1999, entre l’éclipse et les grandes tempêtes qui frappèrent la France à la fin de l’année, un homme et une femme vivent la fin d’une liaison dont on devine rapidement qu’elle se terminera par la mort volontaire de la femme. Elle refuse en effet de vieillir par crainte de sombrer dans la folie qui avait frappé sa mère. Et elle subit avec une frayeur panique la succession des événements.
Les deux personnages principaux ne sont cependant pas saisis uniquement dans cette durée. Leur passé explique ce qu’ils sont aujourd’hui et s’enracine dans des blessures jamais cicatrisées.
Parce qu’il dit « je » et se raconte sans intermédiaire, on en sait davantage sur l’homme, un musicien d’excellent niveau : il est altiste – quand il a commencé, enfant, à apprendre la musique, il avait cru entendre qu’il serait « artiste », et il déplore de l’être si peu. Seulement interprète. Par ailleurs, il est infirme du côté des sentiments, incapable d’amour depuis qu’une fillette a quitté le village de Siom où il ne pensait qu’à elle. Et, par-delà les années, il lui est resté d’une absolue fidélité, au moins du côté du cœur.
Sans doute faut-il s’arrêter un peu sur ce village du Limousin, Siom (prononcer Sion), qui est le territoire privilégié sur lequel Richard Millet ancre la plupart de ses personnages, qui se connaissent donc entre eux et dont on croise ici les ombres, eux qui furent au centre de livres précédents : La gloire des Pythre, L’amour des trois sœurs Piale, Lauve le pur… Pour ceux qui ont lu d’autres romans de l’auteur, son altiste vient donc d’un lieu aisément repérable.
D’autre part, on en apprend aussi beaucoup sur la femme, Nicole, qui se raconte longuement à lui et explique, comme elle le peut, ses peurs intimes. Elle est radiologue, elle a connu les hivers québécois et la débâcle du Saint-Laurent au printemps, elle s’est partagée entre plusieurs hommes à l’importance relative, elle a renoncé à une carrière brillante et lucrative pour, en quelque sorte, se retirer à Paris – et en terminer avec ses tourments.
L’histoire d’amour entre ces deux êtres solitaires chacun à sa manière est, au fur et à mesure que passe le temps, de moins en moins physique. Il semble même que la parole remplace, dans une certaine mesure, le sexe : « Après l’amour, ou après ces récits qui en étaient l’accomplissement »… écrit le narrateur.
L’importance de la langue guide le choix du français pour Nicole, bien qu’elle soit aussi d’ascendance irlandaise – et on sent là le goût singulier de l’écrivain pour cette langue qu’il pratique, et fait donc pratiquer par cette femme qui parle, et parle.
Dans la parole, donc, et dans la mélodie des mots qui semble doubler celle de l’altiste, Richard Millet suit sa propre partition avec une liberté totale dans des phrases longues, très longues même parfois, et qui chantent à l’oreille intérieure à condition de les lire lentement. On en oublie presque de s’attacher au sens du texte pour n’en retenir que les vibrations profondes, tout comme Richard Millet a dû, une fois au moins, se laisser aller sans surveillance quand il écrit, au mépris de toute logique : « Elle-même venait de se couvrir le visage d’un tulle blanc si léger que son souffle le soulevait à peine. »
Mais c’est une critique bien insignifiante devant une écriture qui parvient à rendre jusqu’à la qualité du silence particulier apprécié par les musiciens : « Nous autres musiciens nous sommes de peu ordinaires citoyens d’une époque envahie de bons sentiments et de mauvaise musique. Nous nous efforçons de rappeler que la musique, la vraie, est l’autre versant du silence, et que nous avons plus que jamais besoin de ce silence. »
À défaut de trouver la note pure, c’est sur ce silence que nous avons envie de vous laisser avant la lecture de ce chef-d’œuvre, comme vous aurez envie de retrouver le silence une fois la dernière page tournée.

Le renard dans le nom
(2003)

Sur la longueur d’un roman (La voix d’alto, pour citer le dernier, paru en 2001) ou dans la brièveté d’un récit comme Le renard dans le nom, Richard Millet est reconnaissable dès les premières lignes, par sa langue ample qui sinue et s’ébroue, qui marque les hésitations du récit tout en entretenant les braises de son foyer.
Richard Millet fait-il peur ? Écrit-il « trop bien » ? (Si l’on savait ce que cela veut dire !) Est-il d’une autre époque que la nôtre, où le zapping effréné interdirait de s’accrocher, une page durant, à la même phrase ?
Il faut, une fois encore, rompre une lance en faveur d’un auteur qui jamais ne s’écarte de l’exigence définie par ses livres précédents et qui propose pourtant des textes d’une rare sensualité, où les mots passent par la bouche pour mieux entrer dans les esprits et transmettent avec une puissance inouïe (au sens littéral : qu’on n’a jamais entendue) les vagues profondes de désir et de colère par lesquelles les hommes sont emportés au-delà d’eux-mêmes.
Le renard dans le nom dit l’étymologie d’un patronyme, et ce qui en découle. Pierre-Marie Lavolps, enfant, est une sorte de renardeau dont le père, qui se glorifiait d’un nom forgé sur vulpes (renard en latin), s’effraie. L’enfant est tourmenté, peut-être même demeuré. Et, s’il bénéficie d’une mémoire exceptionnelle, il la met surtout au service d’un scandale : à l’école, il choisit de réciter un extrait du Cantique des cantiques et adresse les mots d’amour à Christine Râlé, qui n’est même pas belle mais dont il est fou. Les frères de Christine forment une de ces bandes de village qui en imposent (quelque chose de plus dur qu’une dalle de granit) et veillent sur l’honneur de leur sœur. Pierre-Marie est écarté du village, quand il revient c’est pire…
Le garçon est devenu un bel adolescent qui inspire crainte et frémissements aux filles. Et, quand Christine est retrouvée morte, violée, le coupable est tout désigné. Les frères se remettent en selle pour un châtiment négocié avec le père Lavolps, la fin de l’histoire offre plusieurs hypothèses entre lesquelles il n’est pas possible de trancher.
Tout cela est raconté par la mère de l’écrivain (celui qui est censé écrire le livre, et qui n’est pas nécessairement Richard Millet). Elle a tout compris de l’enjeu : « Il s’agissait de faire rentrer le renard dans son nom, dit ma mère, de lui faire regagner son terrier, de l’enterrer dans son étymologie, d’oublier enfin ce que voulait dire ce patronyme. »
Le récit ne se civilise pas en passant par la voix de la mère : il reste empli de fureur. Mais il prend des formes et une tonalité précises : « Ce n’est pas parce que les gens ne savent pas ce qu’ils disent et le disent mal qu’il faut qu’à mon tour je parle comme on porte des haillons, soutenait-elle lorsque je m’agaçais de l’entendre parler ainsi. »
Les événements sont d’une époque tout aussi hypothétique que leur conclusion. Ils pourraient être arrivés à tel moment, ou à tel autre, ou encore… « Il s’agit surtout d’une histoire hors du temps, et en tout cas bien étrange, dit ma mère, qui ne pouvait avoir lieu que chez nous, entre l’eau, le granit et le ciel, et dont le feu semble exclu. »
La grandeur du propos naît dans le sordide, et ce petit livre se dépose en nous comme un caillou aux arêtes aiguës qui bougerait entre les chairs, réveillant la douleur de loin en loin. Sans jamais se laisser oublier.

Ma vie parmi les ombres
(2003)

Richard Millet s’avance sans masque : « Après moi la langue ne sera plus la même. » La phrase d’ouverture de son nouveau roman, Ma vie parmi les ombres, enfonce un clou sur lequel il frappe depuis longtemps, jusqu’à l’obsessionnel, jusqu’à faire naître une musique construite en périodes et scansions, dans laquelle les mots se hissent à la hauteur d’une mélodie reconnaissable entre toutes.
Il est bon que quelques semaines séparent la sortie de ce livre et la réédition (revue et augmentée) d’un ensemble de textes déjà couronné il y a près de dix ans par l’Académie française. Le sentiment de la langue dessine avec force les grandes lignes d’un travail solitaire et presque forcené, d’une certaine manière hors de notre époque pressée de niveler l’écriture à un niveau de communication plutôt qu’appliquée à lui restituer cette vie propre par laquelle elle peut transmettre bien davantage que de l’information : une émotion.
On prendra donc le temps de se laisser happer par la profondeur nocturne du roman avant d’en retrouver les enjeux dans l’essai (terme d’ailleurs impropre, utilisé faute de mieux – mélanges ?). Dont quelques mots suffiront, pour l’instant : « J’écris (je respire, je vis) dans une langue nostalgique d’elle-même. »
La nostalgie, dans Ma vie parmi les ombres, ne touche pas qu’à la langue française. Elle est aussi celle d’un monde disparu, et des disparus qui en firent partie, là-bas, à Siom, le territoire romanesque auquel Richard Millet revient toujours, depuis une dizaine d’années, et qui est devenu familier pour ses lecteurs.
Le romancier qui parle a la cinquantaine et s’adresse à une jeune femme, Marina, originaire de la même région limousine où elle l’avait vu alors qu’elle était encore adolescente, et qui avait décidé d’être aimée de lui. (Telle est du moins la version à laquelle nous croirons longtemps avant qu’une autre s’y superpose à la fin du livre.)
Les années qui les séparent sont aussi « celles qui ont changé le monde, en particulier pour les gens de mon âge que seule l’attirance exercée par la beauté des jeunes corps rapproche des nouvelles générations, le désir restant, Dieu merci, un contemporain heureusement anachronique. » Et peut-être le désir fait-il une passerelle assez solide pour être jetée entre les époques, autoriser le quasi monologue à travers lequel le narrateur plonge vers les ombres du passé, tentant de les faire revivre pour Marina puisque « les morts gisent en nous, dans ce for intérieur qui est leur vraie forteresse, tant que nous nous souvenons d’eux et qu’ils se rappellent à nous en attendant la Résurrection. »
L’écrivain du roman est à l’évidence le double de l’auteur sans être son exacte copie : il s’appelle Pascal, à sept ans il a quitté Siom pour Villevaleix alors que Richard Millet est allé à Beyrouth… Mais les détails biographiques comptent moins, on le sent bien, que les préoccupations. Un subtil jeu de miroirs s’installe entre les œuvres de Millet et ce que Marina a lu de son amant. Tout se mêle, pour nous, en couches superposées par des années de sédimentation, et c’est bien la même voix qui est à l’œuvre : La voix d’alto, pour reprendre un titre d’il y a deux ans, réédité aussi ces jours-ci.

Le goût des femmes laides
(2005)

Chaque roman de Richard Millet ajoute aux précédents un moment de doute et de grâce. On y retrouve des personnages connus, d’autres qui étaient des ombres discrètes. Cette comédie humaine enracinée à Siom finit par décliner toute la gamme des émotions. Le sentiment de la langue, pour reprendre le titre d’un livre qui regroupe les réflexions de Richard Millet sur le sujet, donne à ces fictions une unité qui les cimente solidement, comme si elles étaient taillées dans le même bloc.
Détaché du bloc, un homme qui aurait voulu être écrivain et ne le sera jamais. Qui aurait aimé être beau et ne le sera pas davantage. La lucidité ne le sauve pas de la laideur : « J’ai la figure large et légèrement de travers. On dirait, chuchotaient autrefois les écolières de Siom, du bois mal dégrossi, un sabot mal taillé. »
Après une malheureuse expérience de jeunesse, il décide qu’il ne peut être aimé en raison de son apparence physique et se réfugie dans le désir. Il en tire des bonheurs éphémères qui, presque aussitôt, le renvoient à lui-même. Les échappatoires sont des raisonnements fugaces : « Je souffrais moins d’être laid que d’avoir été chassé de quelque chose que je ne savais pas encore être l’éternité enfantine, tentais-je de me convaincre. »
Seule la langue, plus puritaine que pure, croit-il avec sa sœur qui est le vrai grand amour de sa vie, pourrait faire écran à sa laideur. Et les femmes, qui ne sont pas toutes aussi belles qu’elles le devraient. Il déteste leurs défauts – et ceux-ci le fascinent, dans son refus de l’imperfection et son obligation de l’accepter.
Ainsi va Le goût des femmes laides, qui institue un mouvement perpétuel de va-et-vient entre le « moi » du narrateur et les autres. Au fil des mouvements se creuse le sillon d’un récit impossible qui est celui-ci, retraçant l’incomplétude d’une vie dans la perfection d’une forme achevée.

Dévorations
(2006)

Toute la sensualité de Richard Millet est dans ses phrases. Elles semblent animées d’une vie propre, comme un torrent semble toujours prêt à déborder de son lit. Mais c’est bien l’écrivain qui les guide, avec une souplesse retorse propre à nous retenir à chaque instant : une lecture distraite ne convient pas à ses livres. Ils se conquièrent comme on grimpe un sommet – et le bonheur est autant dans l’effort que dans la vue, une fois qu’on est arrivé.
Comme presque toujours, les paysages sont ceux du Limousin, pas très loin de Siom dont Richard Millet a fait son territoire romanesque. Comme souvent, un personnage est écrivain – mais celui-ci a renoncé à la création littéraire et s’est reconverti en instituteur de village. Comme rarement, une femme est la narratrice.
Estelle a trente-trois ans, elle est serveuse à l’auberge de son oncle. Elle n’a jamais été touchée par un homme. Elle en est parfois désespérée mais, plus souvent, s’en réjouit. Les doigts de la main gauche suffisent au plaisir qu’elle se donne. Et l’amour est une notion qui lui paraît bien lointaine. Il est vrai qu’elle n’a jamais vécu dans les livres. Son intelligence n’est pas nourrie de culture. La vie et les regards torves de son oncle lui ont tout appris. L’essentiel ou le minimum, chacun en jugera d’après le comportement d’Estelle.
Car elle est troublée par la présence de l’instituteur, du « maître » comme on l’appelle au village. Cet homme presque silencieux qui ne veut plus entendre parler de sa célébrité passée est un mystère qui l’attire. Elle entre, sans même s’en rendre compte au début, dans une stratégie de séduction que son oncle encourage grossièrement – tout est grossier chez lui, il est le repoussoir du roman. À tout petits pas, effrayée parfois par sa propre audace, elle se rapproche de l’homme dont, pour la première fois, elle voudrait partager l’intimité physique.
Il y aura d’ailleurs de ces moments d’intimité, mais pas comme elle l’avait imaginé, et dont elle aura honte. L’amour, puisqu’il s’agit de cela, n’est jamais étranger aux exigences physiologiques chez Richard Millet. Celui-ci réussit comme personne à introduire dans ses romans des éléments dont les clichés sentimentaux se croient obligés de faire l’économie.
Au fond, Estelle n’a pas bâti son histoire d’amour sur de bonnes bases. « Ce n’est pas moi que vous aimez ; c’est l’image d’un amour terrible et dévorateur », lui dira l’instituteur. Le livre n’est pas tout à fait terminé. Il lui reste à aller jusqu’à sa conclusion où tout est dit à demi-mot. Au lecteur d’apporter sa pierre à ce superbe édifice.

A demain...

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire