Introduction
À l’avant-veille du jour
où Richard Millet publie trois livres en même temps, Langue fantôme, De
l’antiracisme comme terreur littéraire et Intérieur avec deux femmes, je les lis. Avec un peu de
crainte : j’ai beaucoup aimé les romans d’un écrivain que, par ailleurs,
je ne connais pas. À peine si je l’ai croisé une fois entre deux portes chez
Gallimard. Mais je n’ignore pas les réticences, pour le dire sans insister,
qu’ont éprouvées plusieurs de ses lecteurs devant des livres plus récents, que
je n’avais pas cherché à connaître. Pour me protéger ? Non, mais peut-être
pour protéger l’admiration qui était la mienne. Pour ne pas tout gâcher.
Car Richard Millet
suscite, pour le moins, des sentiments mélangés.
Il est à la tête d’une
œuvre romanesque belle et exigeante. Il a la réputation d’être, chez Gallimard,
un lecteur tout aussi exigeant, doté en outre d’un flair hors du commun :
il a édité, en cinq ans, deux prix Goncourt qui étaient les premiers romans de
Jonathan Littell et d’Alexis Jenni. Il est aussi l’homme qui a combattu au
Liban, chrétiens contre musulmans, et il ne dédaigne pas la gloire ambiguë
fournie par le sang sur les mains.
Il est enfin, dans un
rôle qui prend appui sur son expérience de la guerre et qui risque d’occulter
les autres, un pamphlétaire virulent attaché à décrire les causes du déclin de
la France et de sa littérature. Des mots reviennent souvent sous sa
plume : dégénérescence, décadence, multiculturalisme, créolisation, qui
éveillent des échos déplaisants bien que l’auteur se défende de militer en
faveur d’un parti. Il n’écrit en tout cas pas de slogans. Mais il n’évite pas
la forme incantatoire et l’affirmation brutale d’une vérité absolue. Sa vérité,
blanche, chrétienne et française de souche.
C’est là le dernier
Richard Millet, celui que j’appelle d’après. Il y avait pourtant le Richard
Millet d’avant, chez qui peut-être je n’avais pas été capable de déceler les
prémices d’un discours qu’il est urgent de lire – pour mieux le réfuter. Mais
je n’ai rien voulu changer à ce que je pensais, avant, des livres d’avant. Quant
à après, c’est-à-dire maintenant, c’est bien sûr une tout autre question…
I. Avant
L’amour des trois sœurs Piale
(1997)
Certains livres
impressionnent comme des bâtisses trop somptueuses sur le seuil desquelles on a
presque envie de rester. On craint le tape-à-l’œil derrière lequel ne peuvent
se nicher que des déceptions. On se dit qu’il vaut mieux, somme toute, une
entrée en matière plus modeste qui ne risque pas d’accuser ensuite une pénible
baisse de régime. Mais voilà : ils sont légion, les livres qui s’offrent
ainsi au premier venu et qui, affichant d’emblée leur manque d’ambition,
restent fidèles jusqu’à la dernière page à leur profil bas certes sécurisant
mais aussi bien peu exaltant.
Richard Millet ouvre L’amour des trois sœurs Piale par un
paragraphe constitué d’une phrase unique, longue, sinueuse, puisée qui plus est
dans une conversation saisie à un moment précis, dont rien ne dit cependant qu’il
est particulièrement signifiant. Quand on commence par : « Vous ne savez rien, non, vous ne
pouvez pas savoir, vous n’étiez qu’un enfant quand elle est morte »,
il est évident malgré tout que bien des mystères se cachent derrière ces mots,
et que le roman tout entier aura pour fonction de nous les faire découvrir.
Programmatique, le
paragraphe initial l’est à plusieurs titres, et il n’est pas inutile de s’en
pénétrer pour pousser l’exploration plus loin.
Il y a, apprenons-nous d’emblée,
une vieille institutrice – « vieille
maîtresse, précisa-t-elle comme pour ajouter au faux sens » – qui
parle d’une morte à un homme plus jeune. C’est à peu près tout, le reste
viendra à son heure, mais il y a aussi le ton, une écriture singulière qui va tenir
jusqu’à la fin du roman, et à travers laquelle tout sera donné. Mais le fil du
récit, lui aussi, suivra une voie pareillement sinueuse, des voix se
superposant aux voix, des époques à d’autres époques…
Il faut bien dire, quand
bien même on voudrait l’éviter, de quoi il retourne – quitte à trahir ainsi le
mode de présentation des faits choisi par le romancier.
Claude, petit-cousin par
alliance d’Yvonne Piale – l’ancienne institutrice qui parle –, a autrefois,
quand il était enfant, aperçu Amélie, la plus jeune sœur de celle-ci. Depuis,
Amélie est morte, il reste à savoir dans quelles circonstances, et a emporté
avec elle une partie du secret des Piale, duquel participe aussi la très belle
Lucie, simplette dotée d’une perfection physique qui a fait longtemps rêver les
hommes. Trois sœurs, donc, puisque leur frère est mort très jeune et compte
pour peu dans leur histoire, sinon pour alourdir encore leur incapacité à
enfanter – il est le fils qu’elles n’auront jamais.
Chaque lundi, Claude
vient s’asseoir devant Yvonne qui lui raconte le passé comme il lui revient, ou
comme elle entend l’organiser. Car la vérité qu’elle fait mine de délivrer
ainsi est corrigée par la version qu’en donne Sylvie, la maîtresse de Claude,
plus âgée que lui, comme si son destin était de se lier à des femmes d’autres
générations, et avec laquelle il termine son lundi quand il a quitté Yvonne
Piale.
Les événements resurgis
du brouillard où le temps les a enfouis s’entremêlent donc et restent flous.
Peu de certitudes, beaucoup de questions nouvelles, non résolues… Tout cela,
quand même, mettra deux ou trois choses en évidence, et d’abord l’amour qui lie
les trois sœurs Piale. Dans la dignité de leur condition plutôt pauvre, face
aux Barbatte qui sont les maîtres des lieux, elles forment ensemble bien plus
qu’une famille : une entité indissoluble dont chacun des éléments est
indispensable, et même au-delà de la mort puisque Amélie reste intégrée au
groupe. Dans cette trinité, chaque sœur possède ses particularités et se
distingue des autres : leur complémentarité fonde les liens qui les
unissent.
Sur les rapports entre
les hommes et les femmes, le sentiment de récompense et de perte qui les unit
et les sépare dans le rapprochement physique, le roman jette aussi un éclairage
cru et sans complaisance. Dérisoire et essentiel, le désir est ici une
composante vitale sans laquelle rien ne pourrait être pareil. Et surtout pas le
passage du temps, rythmé par les ahans et les gémissements que les corps
engendrent comme malgré eux.
La langue de Richard
Millet donne à son roman une plénitude rare qui crée un véritable bonheur de
lecture. Voilà un écrivain à l’œuvre déjà abondante (près de vingt livres dont Le sentiment de la langue, un titre qui
dit bien son attachement à la forme) qui pourrait bien, dans le paysage
contemporain de la littérature française, être tout bonnement indispensable.
La voix d’alto
(2001)
La pure musique de la
littérature, celle qui donne du bonheur, se trouve dans La voix d’alto, de Richard Millet. La musique y occupe une grande
place et semble, pour le meilleur, contaminer la langue. C’est un livre
magnifique, d’une ampleur rare, d’une grande exigence aussi.
Liquidons rapidement la
question du sujet, qui tient en quelques lignes : en 1999, entre l’éclipse
et les grandes tempêtes qui frappèrent la France à la fin de l’année, un homme
et une femme vivent la fin d’une liaison dont on devine rapidement qu’elle se
terminera par la mort volontaire de la femme. Elle refuse en effet de vieillir
par crainte de sombrer dans la folie qui avait frappé sa mère. Et elle subit
avec une frayeur panique la succession des événements.
Les deux personnages
principaux ne sont cependant pas saisis uniquement dans cette durée. Leur passé
explique ce qu’ils sont aujourd’hui et s’enracine dans des blessures jamais
cicatrisées.
Parce qu’il dit « je »
et se raconte sans intermédiaire, on en sait davantage sur l’homme, un musicien
d’excellent niveau : il est altiste – quand il a commencé, enfant, à
apprendre la musique, il avait cru entendre qu’il serait « artiste »,
et il déplore de l’être si peu. Seulement interprète. Par ailleurs, il est
infirme du côté des sentiments, incapable d’amour depuis qu’une fillette a
quitté le village de Siom où il ne pensait qu’à elle. Et, par-delà les années,
il lui est resté d’une absolue fidélité, au moins du côté du cœur.
Sans doute faut-il s’arrêter
un peu sur ce village du Limousin, Siom (prononcer Sion), qui est le territoire
privilégié sur lequel Richard Millet ancre la plupart de ses personnages, qui
se connaissent donc entre eux et dont on croise ici les ombres, eux qui furent
au centre de livres précédents : La
gloire des Pythre, L’amour des trois sœurs
Piale, Lauve le pur… Pour ceux
qui ont lu d’autres romans de l’auteur, son altiste vient donc d’un lieu
aisément repérable.
D’autre part, on en
apprend aussi beaucoup sur la femme, Nicole, qui se raconte longuement à lui et
explique, comme elle le peut, ses peurs intimes. Elle est radiologue, elle a
connu les hivers québécois et la débâcle du Saint-Laurent au printemps, elle s’est
partagée entre plusieurs hommes à l’importance relative, elle a renoncé à une
carrière brillante et lucrative pour, en quelque sorte, se retirer à Paris – et
en terminer avec ses tourments.
L’histoire d’amour entre
ces deux êtres solitaires chacun à sa manière est, au fur et à mesure que passe
le temps, de moins en moins physique. Il semble même que la parole remplace,
dans une certaine mesure, le sexe : « Après
l’amour, ou après ces récits qui en étaient l’accomplissement »… écrit
le narrateur.
L’importance de la langue
guide le choix du français pour Nicole, bien qu’elle soit aussi d’ascendance
irlandaise – et on sent là le goût singulier de l’écrivain pour cette langue qu’il
pratique, et fait donc pratiquer par cette femme qui parle, et parle.
Dans la parole, donc, et
dans la mélodie des mots qui semble doubler celle de l’altiste, Richard Millet
suit sa propre partition avec une liberté totale dans des phrases longues, très
longues même parfois, et qui chantent à l’oreille intérieure à condition de les
lire lentement. On en oublie presque de s’attacher au sens du texte pour n’en
retenir que les vibrations profondes, tout comme Richard Millet a dû, une fois
au moins, se laisser aller sans surveillance quand il écrit, au mépris de toute
logique : « Elle-même venait de
se couvrir le visage d’un tulle blanc si léger que son souffle le soulevait à
peine. »
Mais c’est une critique
bien insignifiante devant une écriture qui parvient à rendre jusqu’à la qualité
du silence particulier apprécié par les musiciens : « Nous autres musiciens nous sommes de peu ordinaires citoyens d’une
époque envahie de bons sentiments et de mauvaise musique. Nous nous efforçons
de rappeler que la musique, la vraie, est l’autre versant du silence, et que
nous avons plus que jamais besoin de ce silence. »
À défaut de trouver la
note pure, c’est sur ce silence que nous avons envie de vous laisser avant la
lecture de ce chef-d’œuvre, comme vous aurez envie de retrouver le silence une
fois la dernière page tournée.
Le renard dans le nom
(2003)
Sur la longueur d’un
roman (La voix d’alto, pour citer le
dernier, paru en 2001) ou dans la brièveté d’un récit comme Le renard dans le nom, Richard Millet
est reconnaissable dès les premières lignes, par sa langue ample qui sinue et s’ébroue,
qui marque les hésitations du récit tout en entretenant les braises de son
foyer.
Richard Millet fait-il
peur ? Écrit-il « trop bien » ? (Si l’on savait ce que cela
veut dire !) Est-il d’une autre époque que la nôtre, où le zapping effréné
interdirait de s’accrocher, une page durant, à la même phrase ?
Il faut, une fois encore,
rompre une lance en faveur d’un auteur qui jamais ne s’écarte de l’exigence
définie par ses livres précédents et qui propose pourtant des textes d’une rare
sensualité, où les mots passent par la bouche pour mieux entrer dans les
esprits et transmettent avec une puissance inouïe (au sens littéral : qu’on
n’a jamais entendue) les vagues profondes de désir et de colère par lesquelles
les hommes sont emportés au-delà d’eux-mêmes.
Le renard dans le nom dit l’étymologie d’un patronyme, et ce qui en
découle. Pierre-Marie Lavolps, enfant, est une sorte de renardeau dont le père,
qui se glorifiait d’un nom forgé sur vulpes (renard en latin), s’effraie. L’enfant
est tourmenté, peut-être même demeuré. Et, s’il bénéficie d’une mémoire
exceptionnelle, il la met surtout au service d’un scandale : à l’école, il
choisit de réciter un extrait du Cantique
des cantiques et adresse les mots d’amour à Christine Râlé, qui n’est même
pas belle mais dont il est fou. Les frères de Christine forment une de ces
bandes de village qui en imposent (quelque chose de plus dur qu’une dalle de
granit) et veillent sur l’honneur de leur sœur. Pierre-Marie est écarté du
village, quand il revient c’est pire…
Le garçon est devenu un
bel adolescent qui inspire crainte et frémissements aux filles. Et, quand
Christine est retrouvée morte, violée, le coupable est tout désigné. Les frères
se remettent en selle pour un châtiment négocié avec le père Lavolps, la fin de
l’histoire offre plusieurs hypothèses entre lesquelles il n’est pas possible de
trancher.
Tout cela est raconté par
la mère de l’écrivain (celui qui est censé écrire le livre, et qui n’est pas
nécessairement Richard Millet). Elle a tout compris de l’enjeu : « Il s’agissait de faire rentrer le
renard dans son nom, dit ma mère, de lui faire regagner son terrier, de l’enterrer
dans son étymologie, d’oublier enfin ce que voulait dire ce patronyme. »
Le récit ne se civilise
pas en passant par la voix de la mère : il reste empli de fureur. Mais il
prend des formes et une tonalité précises : « Ce n’est pas parce que les gens ne savent pas ce qu’ils disent
et le disent mal qu’il faut qu’à mon tour je parle comme on porte des haillons,
soutenait-elle lorsque je m’agaçais de l’entendre parler ainsi. »
Les événements sont d’une
époque tout aussi hypothétique que leur conclusion. Ils pourraient être arrivés
à tel moment, ou à tel autre, ou encore… « Il
s’agit surtout d’une histoire hors du temps, et en tout cas bien étrange, dit
ma mère, qui ne pouvait avoir lieu que chez nous, entre l’eau, le granit et le
ciel, et dont le feu semble exclu. »
La grandeur du propos
naît dans le sordide, et ce petit livre se dépose en nous comme un caillou aux
arêtes aiguës qui bougerait entre les chairs, réveillant la douleur de loin en
loin. Sans jamais se laisser oublier.
Ma vie parmi les ombres
(2003)
Richard Millet s’avance
sans masque : « Après moi la
langue ne sera plus la même. » La phrase d’ouverture de son nouveau
roman, Ma vie parmi les ombres,
enfonce un clou sur lequel il frappe depuis longtemps, jusqu’à l’obsessionnel,
jusqu’à faire naître une musique construite en périodes et scansions, dans
laquelle les mots se hissent à la hauteur d’une mélodie reconnaissable entre
toutes.
Il est bon que quelques
semaines séparent la sortie de ce livre et la réédition (revue et augmentée) d’un
ensemble de textes déjà couronné il y a près de dix ans par l’Académie
française. Le sentiment de la langue
dessine avec force les grandes lignes d’un travail solitaire et presque
forcené, d’une certaine manière hors de notre époque pressée de niveler l’écriture
à un niveau de communication plutôt qu’appliquée à lui restituer cette vie
propre par laquelle elle peut transmettre bien davantage que de l’information :
une émotion.
On prendra donc le temps
de se laisser happer par la profondeur nocturne du roman avant d’en retrouver
les enjeux dans l’essai (terme d’ailleurs impropre, utilisé faute de mieux – mélanges ?).
Dont quelques mots suffiront, pour l’instant : « J’écris (je respire, je vis) dans une langue nostalgique d’elle-même. »
La nostalgie, dans Ma vie parmi les ombres, ne touche pas
qu’à la langue française. Elle est aussi celle d’un monde disparu, et des
disparus qui en firent partie, là-bas, à Siom, le territoire romanesque auquel
Richard Millet revient toujours, depuis une dizaine d’années, et qui est devenu
familier pour ses lecteurs.
Le romancier qui parle a
la cinquantaine et s’adresse à une jeune femme, Marina, originaire de la même
région limousine où elle l’avait vu alors qu’elle était encore adolescente, et
qui avait décidé d’être aimée de lui. (Telle est du moins la version à laquelle
nous croirons longtemps avant qu’une autre s’y superpose à la fin du livre.)
Les années qui les
séparent sont aussi « celles qui ont
changé le monde, en particulier pour les gens de mon âge que seule l’attirance
exercée par la beauté des jeunes corps rapproche des nouvelles générations, le
désir restant, Dieu merci, un contemporain heureusement anachronique. »
Et peut-être le désir fait-il une passerelle assez solide pour être jetée entre
les époques, autoriser le quasi monologue à travers lequel le narrateur plonge
vers les ombres du passé, tentant de les faire revivre pour Marina puisque « les morts gisent en nous, dans ce for
intérieur qui est leur vraie forteresse, tant que nous nous souvenons d’eux et
qu’ils se rappellent à nous en attendant la Résurrection. »
L’écrivain du roman est à
l’évidence le double de l’auteur sans être son exacte copie : il s’appelle
Pascal, à sept ans il a quitté Siom pour Villevaleix alors que Richard Millet
est allé à Beyrouth… Mais les détails biographiques comptent moins, on le sent
bien, que les préoccupations. Un subtil jeu de miroirs s’installe entre les œuvres
de Millet et ce que Marina a lu de son amant. Tout se mêle, pour nous, en
couches superposées par des années de sédimentation, et c’est bien la même voix
qui est à l’œuvre : La voix d’alto,
pour reprendre un titre d’il y a deux ans, réédité aussi ces jours-ci.
Le goût des femmes laides
(2005)
Chaque roman de Richard
Millet ajoute aux précédents un moment de doute et de grâce. On y retrouve des
personnages connus, d’autres qui étaient des ombres discrètes. Cette comédie
humaine enracinée à Siom finit par décliner toute la gamme des émotions. Le sentiment de la langue, pour
reprendre le titre d’un livre qui regroupe les réflexions de Richard Millet sur
le sujet, donne à ces fictions une unité qui les cimente solidement, comme si
elles étaient taillées dans le même bloc.
Détaché du bloc, un homme
qui aurait voulu être écrivain et ne le sera jamais. Qui aurait aimé être beau
et ne le sera pas davantage. La lucidité ne le sauve pas de la laideur : « J’ai la figure large et légèrement de travers. On dirait, chuchotaient
autrefois les écolières de Siom, du bois mal dégrossi, un sabot mal taillé. »
Après une malheureuse
expérience de jeunesse, il décide qu’il ne peut être aimé en raison de son
apparence physique et se réfugie dans le désir. Il en tire des bonheurs
éphémères qui, presque aussitôt, le renvoient à lui-même. Les échappatoires
sont des raisonnements fugaces : « Je souffrais moins d’être laid que d’avoir
été chassé de quelque chose que je ne savais pas encore être l’éternité
enfantine, tentais-je de me convaincre. »
Seule la langue, plus
puritaine que pure, croit-il avec sa sœur qui est le vrai grand amour de sa
vie, pourrait faire écran à sa laideur. Et les femmes, qui ne sont pas toutes
aussi belles qu’elles le devraient. Il déteste leurs défauts – et ceux-ci le
fascinent, dans son refus de l’imperfection et son obligation de l’accepter.
Ainsi va Le goût des femmes laides, qui institue
un mouvement perpétuel de va-et-vient entre le « moi » du narrateur
et les autres. Au fil des mouvements se creuse le sillon d’un récit impossible qui
est celui-ci, retraçant l’incomplétude d’une vie dans la perfection d’une forme
achevée.
Dévorations
(2006)
Toute la sensualité de
Richard Millet est dans ses phrases. Elles semblent animées d’une vie propre,
comme un torrent semble toujours prêt à déborder de son lit. Mais c’est bien l’écrivain
qui les guide, avec une souplesse retorse propre à nous retenir à chaque
instant : une lecture distraite ne convient pas à ses livres. Ils se
conquièrent comme on grimpe un sommet – et le bonheur est autant dans l’effort
que dans la vue, une fois qu’on est arrivé.
Comme presque toujours,
les paysages sont ceux du Limousin, pas très loin de Siom dont Richard Millet a
fait son territoire romanesque. Comme souvent, un personnage est écrivain – mais
celui-ci a renoncé à la création littéraire et s’est reconverti en instituteur
de village. Comme rarement, une femme est la narratrice.
Estelle a trente-trois
ans, elle est serveuse à l’auberge de son oncle. Elle n’a jamais été touchée
par un homme. Elle en est parfois désespérée mais, plus souvent, s’en réjouit.
Les doigts de la main gauche suffisent au plaisir qu’elle se donne. Et l’amour
est une notion qui lui paraît bien lointaine. Il est vrai qu’elle n’a jamais
vécu dans les livres. Son intelligence n’est pas nourrie de culture. La vie et
les regards torves de son oncle lui ont tout appris. L’essentiel ou le minimum,
chacun en jugera d’après le comportement d’Estelle.
Car elle est troublée par
la présence de l’instituteur, du « maître » comme on l’appelle
au village. Cet homme presque silencieux qui ne veut plus entendre parler de sa
célébrité passée est un mystère qui l’attire. Elle entre, sans même s’en rendre
compte au début, dans une stratégie de séduction que son oncle encourage
grossièrement – tout est grossier chez lui, il est le repoussoir du roman. À
tout petits pas, effrayée parfois par sa propre audace, elle se rapproche de l’homme
dont, pour la première fois, elle voudrait partager l’intimité physique.
Il y aura d’ailleurs de
ces moments d’intimité, mais pas comme elle l’avait imaginé, et dont elle aura
honte. L’amour, puisqu’il s’agit de cela, n’est jamais étranger aux exigences
physiologiques chez Richard Millet. Celui-ci réussit comme personne à
introduire dans ses romans des éléments dont les clichés sentimentaux se
croient obligés de faire l’économie.
Au fond, Estelle n’a pas
bâti son histoire d’amour sur de bonnes bases. « Ce n’est pas moi que
vous aimez ; c’est l’image d’un amour terrible et dévorateur »,
lui dira l’instituteur. Le livre n’est pas tout à fait terminé. Il lui reste à
aller jusqu’à sa conclusion où tout est dit à demi-mot. Au lecteur d’apporter
sa pierre à ce superbe édifice.
A demain...
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