Gérard Mordillat déploie généralement une belle énergie dans ses romans. C'est encore le cas dans Ce que savait Jennie, son dernier livre paru. Pas besoin d'avoir chaque fois la dimension d'un gros pavé pour dire sa colère contre toutes les injustices. Car la fibre sociale de Gérard Mordillat est toujours aussi vive, son personnage principal le prouve. L'écrivain aussi, dans les réponses qu'il me faisait il y a quelques jours lors d'un entretien téléphonique dont une partie est parue dans Le Soir.
Vous faites, dans le titre – Ce que savait Jennie –, un clin d’œil à Henry James.
Pourquoi ?
Parce que, d’une part, je suis un lecteur de
James, et que j’aimais particulièrement dans Maisie l’idée de cette petite fille
qui est ballottée par le texte, qui fait preuve d’une lucidité très supérieure
à celle qu’on accorde d’ordinaire à une fillette de cet âge. Et, pour moi,
Jennie, c’était quelqu’un qui, de la
même manière, à travers les événements de sa vie, fait preuve d’une lucidité,
d’un courage, d’une détermination très supérieure à ce que l’on imagine être la
capacité à se déterminer d’une enfant de treize ans, puis d’une jeune fille.
C’était ce rapprochement-là qui me plaisait. Et puis aussi l’idée que James a
écrit un texte que j’admire beaucoup, L’image dans le tapis, où il enjoint à la critique de chercher à
l’intérieur d’un livre ce qu’est le livre lui-même. Je trouvais qu’il y avait
là aussi une image cachée, et tout cela me rattachait à James. Et ce qui me
plaisait enfin, si je puis dire, c’est, dans le personnage de Jennie, cette
espèce de chat sauvage qui, par certains côtés, est quelqu’un d’extrêmement
violent, brutal, capable d’actions extrêmement vives et violentes, et, d’un
autre côté, un personnage qui, aussi paradoxal que ça puisse paraître, est une
lectrice de James, une très bonne lecture de James, une si belle lectrice de
James qu’elle finit par réécrire des phrases entières dans le livre, celles qui
ne lui conviennent pas, et puis de l’annoter, de le commenter, d’en faire son
livre et j’avais envie de dire son œuvre personnelle. Donc, un personnage
incroyable : d’un côté ce chat sauvage et de l’autre côté cette érudite
que personne ne soupçonne.
Cette violence n’est pas en elle au point de
départ. Elle est une réaction à sa souffrance, non ?
Oui, vous avez tout à fait raison. Une lectrice
m’a dit une chose qui m’a beaucoup frappée et que j’aime beaucoup, et qui se
rapporte à ce que je viens de dire. Elle m’a dit : vous savez, la
souffrance est un chat sauvage. Je trouve que c’est très beau et très juste.
C’est vrai que la violence de Jenny est le produit de sa situation sociale,
familiale et affective. En même temps, elle n’est pas la victime de ces
situations, dans la mesure où elle en a une compréhension très aiguë et que
cette compréhension fait qu’elle a aussi développé des moyens de défense qui
lui permet de ne pas être atteinte par ce que tout autre recevrait comme une
agression très violente. Elle est dans une situation très difficile mais elle
se défend très bien sur tous les plans.
Au point de départ, quand elle est enfant, elle
fuit une société dont elle a compris qu’elle n’était pas faite pour leur
bonheur, mais pour les mettre dans des cases qui ne leur conviendront pas.
C’est un peu ça ?
C’est ça. C’est même… Essayons d’élargir un peu :
le dernier mot du livre est « injuste ». Ce que savait Jennie est profondément un livre contre l’injustice et la première des
injustices que Jennie va subir, c’est évidemment à la mort de sa mère, quand
elle comprend que, n’ayant pas de famille, n’ayant pas de revenus, n’ayant que
seize ans, il n’y a aucune chance pour ses frères, ses sœurs et elle restent
ensemble. C’est une injustice extraordinaire. La société fait ce qu’elle peut,
elle n’est pas coupable de ne pas arriver à conserver la fratrie. Mais c’est
quand même une injustice absolue au regard de l’amour qu’elle leur porte, du
dévouement absolu qu’elle a pour eux. Cette première injustice sera le point de
départ de son aventure.
Au fond, ce thème n’est pas très différent de
celui des grands romans à fresques que vous avez publiés ces dernières années…
Les occasions de manger le pain de la colère sont
hélas ! quotidiennes. Et cette injustice qui est une injustice sociale,
une injustice économique, qui par exemple condamne des millions d’hommes et de
femmes à des situations très précaires et même de plus en plus à la pauvreté,
voire à la misère, bien entendu se retrouve aussi bien dans Ce que savait Jennie que dans mes livres précédents. La différence, c’est que Ce que
savait Jennie, et c’est pour cela que le
livre est moins long, est une aventure individuelle alors que les autres
étaient des aventures collectives. Le fait que ce soit une aventure
individuelle nous renvoie aussi, de façon métaphorique, à la situation
d’isolement qui est de plus en plus la situation des hommes et des femmes qui
vivent aujourd’hui.
Dans votre travail d’écrivain, aviez-vous besoin
de vous focaliser sur un personnage après des romans plus collectifs ?
Je n’y ai pas du tout pensé dans ces termes-là. Il
m’a semblé important qu’il y ait quelque chose de rapide dans l’action et chez
les personnages, que cette dynamique soit aussi celle de Jennie. En même temps,
je trouvais que Jennie était dans la même situation que Dallas des Vivants et les morts, que Mado Vichy de L’autre part des ténèbres ou que Anne Ketluna dans
Rouge dans la brume. Elle est une de
celles-là, mais je m’y suis attaché plus particulièrement. Mais je ne me suis
pas dit que j’allais faire un livre plus court, j’ai écrit en essayant d’être
au plus près des nécessités de l’histoire que je voulais raconter. Le livre, en
réalité, est construit comme un opéra. Il y a quatre actes : Mike, Olga,
Jennie et Quincy. J’avais ce modèle-là en tête, mais je n’ai pas calculé. A tel
point qu’à un moment, par curiosité intellectuelle, j’ai rencontré Madame
Sultan qui est la présidente en France des présidents des tribunaux pour
enfants, simplement pour vérifier auprès d’elle que mon récit était de l’ordre
du vraisemblable. Elle a confirmé que c’était plus que vraisemblable, que l’on
était dans un réalisme absolu. J’aurais pu développer très largement, par
exemple, ce que Jennie fait en foyer. Je ne l’ai pas fait. Encore une fois, la
rapidité de l’action me paraissait directrice, un moteur de l’histoire. Il
fallait donc que j’écrive sur cette distance-là. Surtout, une chose anecdotique
m’a fait plaisir : le livre imprimé fait 222 pages, or j’ai grandi toute
mon enfance au 222, rue des Pyrénées. Trois 2, comme trois canards, qui m’ont
toujours paru un signe favorable…
Vous êtes aussi cinéaste, et cela se sent dans le
roman. Pensez-vous images quand vous écrivez ?
Oui, je pense images mais je ne pense pas cinéma.
Ayant le privilège de faire des films et d’écrire des livres, j’essaie de faire
que mes livres n’aient de réalité que littéraire et que mes films ne puissent
exister que par le cinéma. Quand j’ai adapté certains de mes livres, je l’ai
toujours fait dans l’idée de faire une sorte de relecture critique de ce que
j’avais écrit. Arte va diffuser Les
cinq parties du monde (1) que j’ai
réalisé d’après un livre que j’ai écrit. C’est très, très différent du livre.
Ca vient du livre mais c’est très différent dans son traitement. Avoir
l’occasion de tourner quelque chose à partir d’un livre est toujours pour moi
l’occasion d’une relecture critique. J’ai tourné Vive la Sociale ! en repentir du roman que j’avais publié.
Quand le livre a été publié, je le dis en toute modestie, il a eu du succès. En
même temps, personnellement, je trouvais que j’étais passé à côté. Donc, j’ai
pensé le réécrire par d’autres voies, par la voie cinématographique. Et quand
le film est sorti, là aussi avec du succès, avec le prix Jean Vigo et des
critiques très élogieuses, je me suis dit que ce n’était toujours pas ça. Quand
on m’a proposé de rééditer en poche Vive la Sociale !, je l’ai entièrement réécrit. Il y a dix
ans, il y a eu une nouvelle édition que j’ai à nouveau considérablement
modifiée et, là, j’ai rendez-vous jeudi [le 6 septembre] au Seuil parce que je crois que je vais en
faire encore une nouvelle édition… Tout simplement pour dire que, quand j’écris
un livre, je ne pense pas que c’est un succédané de scénario. C’est quelque
chose qui a une réalité et le cinéma, s’il doit y avoir cinéma, doit être une
réflexion supplémentaire, une réflexion critique sur ce qui a été écrit pour
essayer de faire en mieux – et le « mieux » appartient au secret de
mes propres réflexions – ce que j’ai déjà fait. Si on prend Jennie, peut-être que l’opportunité me sera donnée
de faire un film, je l’ignore et j’ai quand même de grands doutes par rapport à
ça, mais si cela était, ce serait pour moi l’occasion de réanalyser, de
repenser, de relire ça avec la même distance – je vais vous faire sauter au
plafond quand je vais dire ça – que Picasso quand il fait les Ménines de Velazquez.
Pour moi, le cinéma et la littérature, je reprends la formule de Mallarmé à
propos de la danse et de la poésie, s’éclairent – non, s’allument, c’est encore
plus joli, de reflets réciproques. Pour moi, d’une façon ou d’une autre, l’un
et l’autre sont toujours de l’écriture.
Je pensais au cinéma pas seulement parce que vous
en faites mais aussi parce que la fin du roman fait penser à Bonnie and Clyde. Est-ce
volontaire ?
Je n’y avais pas pensé, mais pourquoi pas ?
J’aurais dû y penser, mais il aurait fallu développer et prolonger plus que je
ne le fais l’histoire de Jennie et de Quincy.
Ce sera pour le film…
Ce sera pour le film, oui. En revanche, il y a une
chose à laquelle j’ai pensé, c’est le film de Cimino, Voyage au bout de l’enfer. Parce que, au début du film, on voit une équipe travailler en usine,
puis il y a une très longue scène de mariage, de fête, sans que les personnages
soient réellement distincts. Et j’avais en tête, en écrivant Jennie, de commencer là aussi en plan très large
par une multitude de personnages parmi lesquels Jennie était un parmi d’autres,
et puis, petit à petit, scène après scène, de m’approcher d’elle jusqu’au
moment où elle ne serait que le personnage du livre. Comme quoi il faut
entendre les leçons du cinéma… Mais, pour le film, je penserai à Bonnie and
Clyde.
(1) Arte, le vendredi 28
septembre à 22h20.
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