samedi 8 septembre 2012

Le Costaguana comme Conrad ne l’avait pas conté

Ne cherchez pas le Costaguana sur une carte. Ce pays a été imaginé par Joseph Conrad dans Nostromo, et inspiré par l’histoire alors récente du Panamá. La petite république se détache de la Colombie le 3 novembre 1903, le roman de Conrad commence à paraître en janvier 1904. Dans cet espace de temps, José Altamirano a été dépossédé de sa propre vie, qu’il a racontée à l’écrivain et que celui-ci a utilisée comme bon lui semblait. « Ceci, cher monsieur, est un roman », répondra Conrad à Altamirano venu lui reprocher d’avoir travesti son récit.
Conrad, son « âme jumelle », obsède donc tout naturellement Altamirano quand il entreprend de raconter son histoire lui-même. Il commence d’ailleurs par la fin en annonçant : « Disons-le tout net : l’homme est mort. Non, c’est insuffisant. Je vais être plus précis : le Romancier (oui, avec une majuscule) est mort. Vous savez bien de qui je parle. Non ? Alors je fais un nouvel essai : le Grand Romancier de langue anglaise, d’origine polonaise et marin avant d’être écrivain, est mort. » Une information libératrice puisqu’elle lui permet de rétablir sa vérité.
Ces premières lignes sont aussi un bon exemple de la manière dont Juan Gabriel Vásquez, le romancier qui prête sa plume au personnage, avance de biais dans son Histoire secrète du Costaguana. A de multiples reprises, le narrateur anticipe les événements, retourne dans le passé ou prétend passer un fait sous silence, au prétexte qu’il ne s’inscrit pas dans le cadre de ce livre, pour mieux attirer l’attention. S’adressant aux lecteurs et aux jurés, puisqu’il se présente spontanément devant le tribunal de l’Histoire, Altamirano s’accuse et se défend, dans le même mouvement.
Il a devant lui un adversaire de poids. Pas Conrad, ou plutôt pas seulement Conrad. « L’Ange de l’Histoire » intervient souvent pour infléchir le cours de son existence. Bien avant le début de celle-ci, d’ailleurs, puisqu’il remonte à la naissance de son père, en 1820, pour décrire l’enchaînement qui le conduira à quitter le Panamá pour Londres.
Miguel Altamirano, le père, est aussi un formidable personnage. Radical, anticlérical, il se range résolument du côté du progrès contre tous les conservatismes. Il bataille dans les journaux où il écrit. Il bataillera aussi, d’abondance, en faveur du canal que veut creuser Ferdinand de Lesseps. Ses articles louangeurs sont cependant, reconnaît son fils, rédigés avec l’aide de « la baguette magique de la Réfraction ». Ce qu’il écrit n’a qu’un lointain rapport avec la réalité, surtout quand celle-ci ne correspond pas à son enthousiasme. Il minimise les échecs, transforme les cadavres en malades, affirme que le canal sera creusé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et ne coûtera presque rien. On sait ce qu’il en advint : le scandale éclate en 1889 et conduit à la ruine des dizaines de milliers de souscripteurs. Il marque aussi la fin du journalisme pour Miguel Altamirano, que son fils a rejoint après avoir, longtemps, ignoré son existence.
La fresque de Juan Gabriel Vásquez est familiale et nationale. Elle est pleine de coups de fusil, de jugements sommaires, de maladies mortelles. José Altamirano, qui se garde de faire de la politique et voudrait couler des jours paisibles avec sa compagne et leur fille, sera pourtant rattrapé par cet Ange de l’Histoire facétieux et cruel. L’isthme panaméen est une terre de secousses, dit-il. En effet. Elles nous font vibrer aussi.

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