Ne cherchez pas le Costaguana sur une carte. Ce pays a été
imaginé par Joseph Conrad dans Nostromo,
et inspiré par l’histoire alors récente du Panamá. La petite république se
détache de la Colombie le 3 novembre 1903, le roman de Conrad commence à
paraître en janvier 1904. Dans cet espace de temps, José Altamirano a été
dépossédé de sa propre vie, qu’il a racontée à l’écrivain et que celui-ci a
utilisée comme bon lui semblait. « Ceci,
cher monsieur, est un roman », répondra Conrad à Altamirano venu lui
reprocher d’avoir travesti son récit.
Conrad, son « âme
jumelle », obsède donc tout naturellement Altamirano quand il
entreprend de raconter son histoire lui-même. Il commence d’ailleurs par la fin
en annonçant : « Disons-le tout
net : l’homme est mort. Non, c’est insuffisant. Je vais être plus précis :
le Romancier (oui, avec une majuscule) est mort. Vous savez bien de qui je
parle. Non ? Alors je fais un nouvel essai : le Grand Romancier de
langue anglaise, d’origine polonaise et marin avant d’être écrivain, est mort. »
Une information libératrice puisqu’elle lui permet de rétablir sa vérité.
Ces premières lignes sont aussi un bon exemple de la manière
dont Juan Gabriel Vásquez, le romancier qui prête sa plume au personnage,
avance de biais dans son Histoire secrète du Costaguana. A de multiples reprises, le narrateur anticipe les événements,
retourne dans le passé ou prétend passer un fait sous silence, au prétexte
qu’il ne s’inscrit pas dans le cadre de ce livre, pour mieux attirer
l’attention. S’adressant aux lecteurs et aux jurés, puisqu’il se présente
spontanément devant le tribunal de l’Histoire, Altamirano s’accuse et se
défend, dans le même mouvement.
Il a devant lui un adversaire de poids. Pas Conrad, ou
plutôt pas seulement Conrad. « L’Ange
de l’Histoire » intervient souvent pour infléchir le cours de son
existence. Bien avant le début de celle-ci, d’ailleurs, puisqu’il remonte à la
naissance de son père, en 1820, pour décrire l’enchaînement qui le conduira à
quitter le Panamá pour Londres.
Miguel Altamirano, le père, est aussi un formidable personnage.
Radical, anticlérical, il se range résolument du côté du progrès contre tous
les conservatismes. Il bataille dans les journaux où il écrit. Il bataillera
aussi, d’abondance, en faveur du canal que veut creuser Ferdinand de Lesseps.
Ses articles louangeurs sont cependant, reconnaît son fils, rédigés avec l’aide
de « la baguette magique de la
Réfraction ». Ce qu’il écrit n’a qu’un lointain rapport avec la
réalité, surtout quand celle-ci ne correspond pas à son enthousiasme. Il
minimise les échecs, transforme les cadavres en malades, affirme que le canal
sera creusé en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire et ne coûtera
presque rien. On sait ce qu’il en advint : le scandale éclate en 1889 et
conduit à la ruine des dizaines de milliers de souscripteurs. Il marque aussi
la fin du journalisme pour Miguel Altamirano, que son fils a rejoint après
avoir, longtemps, ignoré son existence.
La fresque de Juan Gabriel Vásquez est familiale et nationale. Elle est
pleine de coups de fusil, de jugements sommaires, de maladies mortelles. José
Altamirano, qui se garde de faire de la politique et voudrait couler des jours
paisibles avec sa compagne et leur fille, sera pourtant rattrapé par cet Ange
de l’Histoire facétieux et cruel. L’isthme panaméen est une terre de secousses,
dit-il. En effet. Elles nous font vibrer aussi.
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