Le premier roman d'Aurélien Bellanger, La théorie de l'information, a été annoncé comme le phénomène de la rentrée littéraire. Un phénomène qui dure (bien qu'un peu moins bien vendu qu'on aurait pu le penser - et son éditeur, l'espérer) et sur lequel il n'est pas inutile de revenir avec son auteur, interrogé par messagerie électronique. Quelques extraits de cet entretien sont parus précédemment dans Le Soir.
Est-il nécessaire d’être un geek pour écrire La théorie
de l’information ?
Je ne suis pas vraiment un geek : j’aime lire
des encyclopédies, certes, mais je ne sais utiliser sérieusement aucun
logiciel. J’ai cependant passé deux ans de ma vie à le devenir, et à m’enchanter
pour des choses qui m’avait jusque-là semblé sans intérêt. Le jour où j’ai
découvert le combiné Magico, permettant de transformer un Minitel en ordinateur
portable, fut ainsi un grand jour pour moi ! La théorie de l’information fut peut-être une longue entreprise de conversion qui a fait de moi un
geek. En fait, je pense, et on l’a beaucoup dit, que l’époque appartenait aux
geeks. L’accès libre et illimité à la connaissance a permis de généraliser un
type humain, plutôt marginalisé jusque-là. Mon roman raconte précisément ce
basculement – et en filigrane, mon propre basculement sans doute.
D’où vous est venue l’idée de décrire l’évolution
de notre monde à partir de ce point de vue particulier ?
Je cherchais un sujet mais je manquais d’ambition
romanesque. Je lisais La comédie
humaine de Balzac, et soudain j’ai eu l’idée
d’écrire un roman balzacien.
Alors tout s’est coalisé en quelques jours :
l’idée d’un personnage milliardaire au passé sulfureux, l’importance historique
de la télématique, les aventures post-humaines de certains des acteurs clés des
télécommunications, le désir de parler du monde économique et des artefacts qu’il
génère, l’absence de livre de fiction sur l’histoire d’internet, l’envie d’évoquer
une théorie peu connue mais aux implications gigantesques…
Comment avez-vous conçu l’imbrication de la
fiction et de la masse importante des informations qu’il fallait bien
fournir ?
En tant que lecteur, j’adore apprendre des choses
en lisant. Un roman qui s’appelle La théorie de l’information devait comporter,
presque contractuellement, une part théorique, et véhiculer un certains nombre
d’informations !
Mais j’ai absolument voulu éviter de faire quelque
chose que je n’aime pas beaucoup, qui sent trop le truc : la scène où un
personnage explique quelque chose à un autre personnage, et en réalité au
lecteur. Cette « naturalisation » de la partie informative d’un roman
me semble en fait un peu artificielle. Sachant ce que je ne voulais pas faire,
j’ai un peu radicalisé la position inverse, en me disant : alors pourquoi ne
pas inclure carrément des passages théoriques ? Dans la mesure où ils sont
liés à l’intrigue, et pas seulement par leurs thèmes (Mycenne a écrit l’article
de la troisième partie, Ertanger les passages en italique), ils ressortaient
malgré tout du genre romanesque, et pas du genre de l’essai. D’ailleurs, des
éléments de faux, parfois indiscernables, interviennent souvent : j’ai
toujours essayé de privilégier le vraisemblable, qui est la valeur romanesque
suprême, plutôt que l’exactitude scientifique. Qu’importe qu’une théorie soit
vraie : le but est de montrer comment elle parvient à ensorceler un
personnage.
« Minitel », « Internet » et
« 2.0 » constituent les divisions du livre en trois parties. Est-ce
parce qu’il s’agit d’une manière commode de se situer sur l’échelle de l’évolution ?
L’évolution technique, on l’a beaucoup dit, est le
seul domaine où le progrès est certain. Mes trois parties correspondent à des
rencontres décisives. Pascal Ertanger va découvrir le Minitel, puis Internet,
puis les réseaux sociaux. Il va parvenir à s’adapter à ces trois écosystèmes
successifs.
Il y a aussi une montée à l’universel : d’abord
quelque chose de franco-français, puis de mondial, et enfin une appellation un
peu fourre-tout : si le terme 2.0 désigne d’abord une évolution du web, on
utilise aussi le terme humanité 2.0 pour parler du transhumanisme, par exemple.
2.0, c’est l’idée d’une ouverture.
On a beaucoup évoqué déjà, à propos de votre
roman, des éventuels modèles d’après lesquels vous avez bâti vos personnages.
Et en particulier de Xavier Niel, dont le parcours présente des similitudes
avec celui de Pascal Ertanger. Vous attendiez-vous à ces remarques ? Et,
même, n’avez-vous pas choisi volontairement de les susciter ?
Je m’y attendais, mais pas à ce point : il
faut dire que Xavier Niel est devenu, en trois ans, beaucoup plus
incontournable qu’il ne l’était quand j’ai commencé à me documenter. C’était un
entrepreneur aimé des geeks, c’est devenu l’incarnation de l’entrepreneur
génial.
Le défi, par ailleurs, était plus d’intéresser le
lecteur avec un sujet a priori repoussoir. Je me disais, naïvement, qu’on me
créditerait de plus de qualités littéraires si j’arrivais à rendre littéraire
un champ peu exploré dans le roman. Du coup, mon sujet ne m’apparaissait pas
spécialement accrocheur en lui-même. Mais en fait, le monde entier est devenu
geek ces trois dernières années.
Quelle est la qualité principale de Pascal
Ertanger ? (Ne parlons plus de Xavier Niel.) Sentir avant tout le monde où
va souffler le vent ? Être un génie du montage de sociétés ? Savoir
comment gagner de l’argent ? Tout cela à la fois ? Autre chose ?
Pascal Ertanger a peur, fondamentalement
peur ; le monde l’inquiète et il désire le comprendre. Les affaires vont
faire écran et vont le protéger. Il est doué pour cela, et il va le faire à la
perfection. D’autant que dans une large part, son caractère obsessionnel va le
servir. Mais son véritable destin est sans doute ailleurs. C’est un
contemplatif, un spéculatif. Il aurait aimé, sans doute, être un scientifique
de génie. Il lui en est resté le goût des prophéties rationnelles.
Vous avez choisi, pour votre premier roman, un
titre très peu romanesque. Comme Alexis Jenni l’avait fait l’an dernier avec L’art français de la guerre. S’agit-il,
d’après vous, d’une tendance actuelle ? Et cela vous donne-t-il l’espoir d’un
destin similaire ?
Je me méfie je crois du lyrisme, que je trouve
très dangereux, passé une certaine dose. Je préfère faire croire que je suis
sec, pour bien réussir mes moments pathétiques. J’aurais peur, sinon, de trop
ressasser certains trucs que je n’aime pas – ce ton mielleux, neutre et
compassionnel qui a connu une grande fortune dans les voix off des séries
américaines, par exemple. J’avais un autre titre en réserve, mais qui sonnait
mal : Le mouvement brownien. C’était peut-être encore pire, et puis ce
n’était pas vraiment le sujet du livre.
Après, est-ce une tendance ? Je ne sais pas.
Vous avez écrit un essai consacré à Michel
Houellebecq, que vous qualifiez d’écrivain romantique. Où vous situez-vous par
rapport à son travail ? Quels sont les points communs, s’il y en a, ou les
grandes différences ?
Il y a dans son recueil Renaissance
ces vers que j’aime beaucoup, dont mon roman pourrait être un long développement :
« L’enfant technologique guide le corps des hommes, / Des sociétés
aveugles / Jusqu’au bord de la
mort ».
Houellebecq, au-delà de l’adjectif
« houellebecquien », devenu générique, c’est avant tout un style. Or,
je n’ai pas du tout sa manière stylistique, enfin je ne crois pas – j’ai pu
peut-être laisser passer des tournures qui sont proches des siennes, par
imprégnation.
Houellebecq, plus généralement, comme Balzac, est
une inspiration évidente, en tant que grand maître du réalisme, mais d’un réalisme
un peu truqué, qui sert d’alibi à un fond romantique comme à l’exercice discret
de quelques thèmes fantastiques.
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