C'est nouveau et ancien à la fois: les Éditions ONLIT, 100 % numériques, sortent aujourd'hui cinq titres d'un coup, puisés dans le patrimoine littéraire de la Belgique francophone: les Classiques belges. Je viens de les regarder de près - ils me sont arrivés il y a quelques heures à peine. Les lecteurs de livres électroniques soucieux de réalisations de qualité ne devraient pas être déçus par ces ouvrages (je ne les ai cependant ouverts, au format epub, que sur un ordinateur). La table des matières est en tout cas complète, il n'y a aucun défaut apparent dans la mise en page, bref, tout va bien. D'autant que les prix de vente sont bas.
Quant aux textes, ce sont, ainsi que le rappelle le nom de la collection, vraiment des classiques, donc bien connus si l'on fréquente cette littérature. Puisque c'est mon cas, je vais m'autoriser quelques commentaires sur la plupart de ces œuvres.
Charles De Coster. La légende d'Ulenspiegel
Premier livre majeur de la littérature française de Belgique, La
Légende et les aventures héroïques, joyeuses et glorieuses d'Ulenspiegel
et de Lamme Goedzak au pays de Flandre et ailleurs, pour en reprendre
le titre complet, est une magnifique épopée dont la lecture est,
aujourd'hui, aussi réjouissante qu'à sa parution en 1867.
Inspiré par
une légende allemande, Charles De Coster s'est approprié le personnage
avec un tel talent qu'il l'a définitivement fait sien en brassant
l'Histoire vue par un jeune garçon plein de ressources accompagné d'un
bon pansu. La gaudriole alterne avec la tragédie et, comme tous les
grands romans de cette ampleur, celui-ci intègre avec gourmandise (et
générosité pour le lecteur) tout ce qui passait par là. Notre
Ulenspiegel trace donc sa route avec allant, et nous le suivons dans
l'enthousiasme.
Patrick Roegiers, préfaçant une autre édition de ce texte, rappelait qu'il est tout à
fait banni de la littérature française où il n'a nul droit de cité,
malgré les nombreuses traductions qui en font un chef-d’œuvre de la
littérature universelle. Il écrivait cependant: «Il peut néanmoins sembler abusif
d'en faire le livre patriotique par excellence qui aurait permis aux
lettres belges de s'émanciper du joug littéraire français.»
Émile Verhaeren. Les villes tentaculaires
Émile
Verhaeren a aussi marqué son époque en faisant entrer dans
sa poésie, outre le symbolisme, la conscience d’un monde en pleine mutation dont
témoigne, entre autres recueils, Les
villes tentaculaires (1895). Il était un des phares de la vie intellectuelle (et
mondaine), en qui Stefan Zweig voyait un maître. Du moins jusqu’à la Première
Guerre mondiale, moment auquel ses poèmes s’infléchirent, à la grande stupéfaction de Stefan Zweig, vers des visions patriotiques. (Mais on n'en est pas là avec ce livre.)
La ville, fin XIXe, décrite par un visionnaire. Un
lieu qui croît sans cesse, avale l'espace et les hommes. Rappelons que
le mot tentaculaire est un néologisme que l'on doit au poète - il l'introduit pour la première fois dans Les campagnes hallucinées.
Campagnes détruites par les villes. Villes habitées par la soif de
l'argent et la prostitution. Un tableau des dérives de l'époque.
Georges Rodenbach. Bruges-la-Morte
Cent vingt ans après sa première édition en volume
(Bruges-la-Morte fut d'abord un feuilleton, dans Le Figaro, en
février 1892), on réédite toujours, à raison, un texte qui n'a presque jamais cessé d'être disponible sous différentes formes .
Tournaisien, Rodenbach avait fait de Bruges le personnage
principal de son roman, comme le fit remarquer très vite Émile
Verhaeren. Et, bien sûr, l'atmosphère singulière de cette ville flamande
habite le livre dont elle constitue bien plus qu'un décor puisqu'elle
joue sur l'état d'esprit de Hugues: «L'influence de la ville sur lui
recommençait: leçon de silence venue des canaux immobiles, à qui leur
calme vaut la présence de nobles cygnes; exemple de résignation offert
par les quais taciturnes.»
La tristesse de la ville s'accorde avec
celle de Hugues, qui est veuf. Et qui croit revoir la morte dans les
petites rues brugeoises. Quel songe est-ce là, où il se plonge avec un
mélange d'inquiétude et de ravissement?
Aujourd'hui encore, Bruges-la-Morte exerce son effet envoûtant sur le lecteur qui se
laisse envahir par le trouble né des circonstances autant que du lieu...
André Baillon. Zonzon Pépette, fille de Londres
Zonzon Pépette emmerde le monde entier. Au début
du roman d’André Baillon, elle emmerde un client anglais à
qui elle a volé son portefeuille mais pas sa montre; un flic croisé
dans une rue de Londres; des jeunes femmes qui pourraient plaire aux
hommes mais ne pensent pas à l’amour vénal; Henry-le-Gosse, quand il
lui dit que son homme s’impatiente; son chéri du moment, quand il a vu
la balafre à travers son ventre; son homme lui-même; etc. Son «Je t’emmerde!»
répété donne le ton. Vocabulaire limité mais verbe haut, Zonzon court
l’aventure et les rues, à la recherche du micheton auquel elle fera les
poches après avoir épuisé son désir sexuel…
Baillon a souvent eu
l’inspiration autobiographique. En envoyant Zonzon à Londres en 1923, il utilise
vraisemblablement l’expérience de Marie Vandenberghe, prostituée
flamande qu’il avait épousée en 1902, et qui avait fait ce voyage dans
l’exercice de sa profession. Il plonge avec ardeur dans un monde
parallèle où toutes les femmes sont prêtes à se vendre et tous les
hommes à monter des cambriolages. Le sentiment n’est pas tout à fait
absent mais repose souvent sur des rapports de pouvoir. «Mon homme», dans la bouche des filles, signifie «mon protecteur, mon souteneur».
Les haines sont féroces, surtout entre les prostituées. Zonzon et
Betsy, en particulier, se détestent. On comprendra plus tard quels
événements les ont montées l’une contre l’autre, au point de provoquer,
dès la fin du premier chapitre, la mort de Zonzon: «Il est peut-être idiot de commencer la vie d’une femme par sa mort, mais enfin si l’on vit, c’est pour qu’on meure.»
Tout le roman n’est ensuite qu’un long flash-back, une suite
d’anecdotes que Baillon enfile sans trop se soucier de les inscrire dans
une construction d’ensemble. Mais en rendant vraisemblable cette
déchéance urbaine.
Camille Lemonnier. Un mâle
Celui-ci, il faudrait que je le relise pour en parler vraiment. Je n'en ai pas le temps cette nuit. Mais je garde le souvenir d'une lecture puissante où, comme souvent, Lemonnier inscrit ses personnages dans les paysages autant que dans leurs passions. Je cite un extrait de la préface que J.-H. Rosny a donnée au roman dans une réédition de 1904: «Laissez-moi répéter seulement que le Mâle est un des chefs-d’œuvre de l'époque, qu'un bonheur merveilleux d'inspiration et de poésie, la sincérité, la patience et la vigueur de l'observation, le charme de la fable, des silhouettes d'êtres rustiques admirablement vivantes et mouvantes, le pathétique dans le primitif des sensations, l'amour rendu en nuances émues, tout ensemble rude et attendrissant, sont les qualités qui éclatent partout».
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