Pendant plusieurs années,
Haruki Murakami a vécu hors du Japon où il est né, en 1949, à Kyoto. A la fin
des années 80, il a entrepris de voyager en Italie et en Grèce et, quelques
années plus tard, il est devenu chercheur et enseignant aux Etats-Unis. Cette
ouverture sur le monde est une de ses caractéristiques, comme son goût pour le
jazz qui l’a amené à tenir, pendant huit ans, un bar de Tokyo où il faisait
écouter cette musique. Son va-et-vient entre plusieurs cultures l’a aidé à
toucher des lecteurs hors des frontières.
C’est pourtant chez lui qu’il
a été reconnu en 1979 dès son premier roman, Ecoute le chant du vent (non traduit en français), prix Gunzo. Le
narrateur revient sur sa jeunesse passée, grâce au déclic que la légende prête
à l’écrivain : alors qu’il pensait devenir cinéaste, un match de base-ball
lui fit comprendre qu’il avait les moyens d’écrire un roman. D’autres allaient
suivre, très vite : Le flipper de
1973 l’année suivante, La course au
mouton sauvage en 1982. En 1985, La
fin des temps reçoit le prix Tanizaki et La ballade de l’impossible, en 1987, a trouvé à ce jour plus de dix
millions de lecteurs. Murakami est attendu à chacun de ses livres.
Mais il choisit, à ce moment,
de s’éloigner. Pour mieux revenir en 1995 après le tremblement de terre de Kobé
en janvier et l’attentat au gaz sarin perpétré par la secte Aum dans le métro
de Tokyo en mars. Si son recueil de nouvelles Après le tremblement de terre (1999) utilise l’événement en
arrière-plan des récits, il s’attaque résolument aux problèmes soulevés par
l’attentat et publie deux livres, non traduits, nourris de ses entretiens avec
les personnes qui l’ont vécu de près, les unes du côté des victimes, les autres
de celle des membres de la secte.
Le monde romanesque n’en a pas
fini avec lui. En 2002, Kafka sur le
rivage est à nouveau un succès, avant la déferlante d’1Q84, dont les deux premiers volumes au format de poche déboulent
dans les librairies francophones.
Le secret avait été bien gardé
lors de la parution de l’édition originale, l’éditeur japonais préférant
aiguiser la curiosité des lecteurs de Murakami plutôt que de leur donner du
grain à moudre : avant le 29 mai 2009, date de mise en vente des deux
premiers volumes d’1Q84, rien n’avait
filtré de leur contenu. Annoncé trois mois avant sa parution, le roman a été
attendu avec une impatience croissante. Résultat payant. Un mois après sa
sortie, le premier tome avait été tiré à plus d’un million d’exemplaires, et ledeuxième, à peine moins. Même dans un pays où plusieurs journaux ont des
tirages qui se chiffrent en millions, la performance est rare. En outre, il ne
s’agissait pas d’un feu de paille. Presque un an après, en avril 2010, le
troisième tome a été accueilli comme la pluie dans le désert : 500.000
exemplaires vendus le jour même de son arrivée dans les librairies. La
traduction française en grand format, dont les deux premiers volumes sont parus
l’an dernier, s’est très bien vendue aussi : 157.000 exemplaires du
premier, 89.000 du deuxième. La confirmation de l’universalité de cet écrivain…
On est d’abord impressionné,
bien sûr, par la taille du roman : 1Q84,
c’est plus de mille pages pour les deux premiers volumes. Mais leur lecture n’a
rien d’impressionnant : le roman s’impose avec une sorte d’évidence,
malgré les libertés que prend Murakami avec le réalisme. Car c’est sur ces
libertés que repose un pan du récit : entre l’année 1984 (celle de George
Orwell) et l’année 1Q84 (en japonais, « Q » se prononce comme
« 9 »), parallèles et divergences s’installent en même temps
qu’apparaît, dans le ciel, une double lune. Et que les personnages principaux,
Tengo et Aomamé, s’avancent sur la route tracée depuis leur enfance et leur promesse
commune.
Tengo est, lorsqu’il
n’enseigne pas les mathématiques, une sorte de nègre dont le principal titre de
gloire consistera à réécrire La
chrysalide de l’air, roman mal foutu mais empli de trouvailles qu’une jeune
fille a puisées dans sa propre vie. Aomamé, qu’il a connue brièvement à
l’école, est devenue une tueuse pour la bonne cause : elle élimine des
hommes qui font du mal aux femmes. Tous deux excellent dans leur domaine. Tous
deux aussi, par le biais de leur travail, s’approchent d’une étrange secte qui
s’est donné le nom de « Précurseurs ».
Haruki Murakami utilise les
distorsions comme on le ferait dans la musique pour passer d’un univers sonore
à un autre. Comme dans la musique aussi, des leitmotivs traversent de loin en
loin un roman qui englobe deux aventures individuelles liées à des mouvements
plus amples. Cette phrase du père de Tengo, par exemple, revient plusieurs fois
et peut servir de clé au lecteur : « Si
tu as besoin qu’on t’explique pour que tu comprennes, ça veut dire qu’aucune
explication ne pourra jamais te faire comprendre. »
Une manière de décourager le commentaire ?
Peut-être en effet la seule manière d’appréhender 1Q84 consiste-t-elle à s’immerger dans ses pages, au risque de
buter, à la page 469 du deuxième volume, sur un événement troublant.
Heureusement il reste non seulement une vingtaine de pages avant le mot
« fin » mais aussi un troisième volume, à paraître en poche l’an
prochain.
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