Brut, le premier roman de
Dalibor Frioux, est un conte noir de belle ampleur. Il y invente un pays. Ou
plutôt, il imagine ce que pourrait devenir la Norvège dans quelque temps :
une des grandes puissances mondiales grâce à une sage gestion de réserves
pétrolières presque inépuisables, dont les bénéfices rejaillissent sur la
prospérité du pays et de sa population. Le rêve d’une nation heureuse et ne
manquant de rien a été réalisé. Villages de vacances et résidences pour
retraités ont été installés sur les côtes de la Grèce et de la Tunisie. La
semaine de travail est limitée à vingt heures, même si un des arguments de la
campagne électorale en cours propose de l’augmenter à vingt-cinq. Les
Norvégiens sont à peu près les seuls à pouvoir se payer des voyages en avion
rendus inaccessibles au reste de l’humanité en raison de la hausse du baril de
pétrole. Le comité du prix Nobel de la Paix dispose de fonds quasiment
illimités pour enquêter à travers les cinq continents sur les lauréats
potentiels. Et l’éthique préside à la richesse, les industries de l’armement et
du tabac n’ayant rien à tirer d’un système ouvert, en revanche, sur le monde.
La preuve en est faite par la conception de grandes exploitations agricoles en
Afrique, notamment, pour fournir à la Norvège les produits qu’elle consomme
tout en partageant les revenus avec la population locale. Bref, que du
gagnant-gagnant, et le paradis sur terre dans le petit royaume devenu monarchie
élective…
Mais, puisque nous parlions
de conte noir, le tableau idyllique doit avoir une face moins reluisante. Elle
ne reste pas cachée longtemps. Non seulement le pays et ses réalisations ne
sont pas à l’abri du terrorisme, mais certains des mécanismes qui président à
son bien-être ont des effets collatéraux assez malheureux. Les champs africains
sont brûlés. Un centre d’accueil pour immigrés est attaqué. Le populisme de
droite relève la tête. Un plongeur qui a travaillé à l’installation de
plateformes d’extraction dans les champs pétrolifères traîne sa misère, plus
heureux cependant que d’autres collègues, morts sans grande reconnaissance. Et
la lutte pour le pouvoir se révèle aussi féroce que dans des contrées moins
privilégiées.
De nombreux personnages
incarnent les différentes positions que chacun occupe dans la société
norvégienne. Tandis que le combat d’homme à homme entre deux d’entre eux
symbolise l’environnement vicié dans lequel la vertu fait mine de s’organiser.
L’un est au sommet de la pyramide, bien que celle-ci vacille, l’autre en est
très éloigné – il s’agit du plongeur évoqué plus haut.
Les utopies ont la vie dure et la peau fragile.
Dalibor Frioux, en construisant son monde idéal, savait qu’il était pourri de
l’intérieur en raison même des principes sur lesquels il se fonde. Il
connaissait aussi les endroits où glisser les grains de sable qui grippent la
belle mécanique sociale. Et qui apportent à son roman les éléments
contradictoires nécessaires à son fonctionnement.
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