Hier, j'ai présenté les cinq premiers titres des Classiques de la littérature belge parus chez Onlit Books. Il restait à compléter cette information en posant quelques questions à l'équipe qui les réalise. Pierre de Mûelenaere, fondateur, directeur et éditeur
de cette structure en compagnie de Benoit Dupont, a accepté d'y répondre, et Laureline
Levaux s'est jointe à lui pour compléter ses réactions. Quelques extraits de cet entretien réalisé par courriel sont parus ce matin dans Le Soir. Mais toute sa richesse ne pouvait trouver place dans l'édition papier d'un journal où la surface est mesurée. Donnons-lui donc toute son ampleur aujourd'hui.
On parle depuis quelques années d’un passage au
numérique de la collection Espace Nord.
Et voilà que vous débarquez. Y a-t-il une relation entre les deux entreprises ?
Pierre de Mûelenaere : A priori, je dirais qu’il n’y a pas
de lien immédiat entre l’éventuelle numérisation de la collection Espace Nord et le lancement de notre collection « Classiques » de la
littérature belge.
La démarche n’est pas différente de celle que nous
adoptons avec les auteurs contemporains (à laquelle notre rentrée du mois d’octobre
sera consacrée : Nicolas Ancion, Patrick Delperdange, Serge Coosemans, et
un excellent recueil de nouvelles intitulé Crescendo issu du Grand Concours de la
nouvelle de la FWB 2011-2012).
Le moteur de ONLIT, c’est depuis six ans de créer,
avec les moyens et l’expertise web qui sont les nôtres, une place au sein de l’espace
numérique pour les auteurs, belges notamment. Nous pensons qu’il est
indispensable que ceux-ci puissent exister dans le numérique, qu’ils puissent
être rendus disponibles auprès des personnes qui de plus en plus s’intéressent
et se tournent vers ces nouveaux supports de lecture.
A un moment, on a pensé qu’il fallait arrêter de
toujours gamberger, de discuter. C’est peut-être une question de génération, on
sent davantage l’urgence. Une question de structure aussi, on est plus « petits »
et ça nous permet d’être plus dynamiques, plus réactifs.
Nous lancer dans l’action donc, le « launch
and learn ». On pense nativement numérique, on apprend tous les jours, on
peut faire des erreurs – et on en fait – on n’a pas cinquante ans d’expérience
en édition, on n’a pas beaucoup de moyens non plus, entretemps on compense nos
faiblesses par nos forces : un dynamisme à toutes épreuve et beaucoup de
réactivité !
Beaucoup de textes du domaine public sont disponibles
gratuitement sur Internet. Vos livres sont certes à petit prix, mais ils sont
payants. Pourquoi ?
Lorsque j’ai reçu ma première tablette, il m’a
semblé merveilleux de pouvoir télécharger gratuitement certains textes du
domaine public. C’est gratuit et ça prend quelques secondes ! Je me
retrouve à lire du Jules Verne.
Il faut cependant déchanter : la plupart de
ces textes sont souvent de simples « scans » bourrés d’imperfections. Le résultat, c’est
tout de même une grande insécurité pour le lecteur. Tous les textes gratuits ne
sont pas dans des états aussi catastrophiques, c’est évident, cependant on
comprend le rôle de l’éditeur à leur lecture. L’éditeur apporte un gros travail
sur le texte lui-même mais aussi plus symboliquement une caution, un label de
qualité.
Donc oui, plusieurs des livres que nous publions
ici sont déjà disponibles, gratuitement ou non. Pourquoi les republier chez
ONLIT ? D’une part donc nous essayons d’apporter le plus de soin à leur
réalisation (texte, couverture, etc.) D’autre part nous pensons qu’il est
intéressant de les rassembler dans une collection, possédant une identité. D’en
faire la promotion aussi, comme tout éditeur qui se respecte.
Les questions qui se posent lors de l’édition de
textes classiques sont nombreuses, complexes, et pour nous toutes neuves !
Il est permis de faire des choix, en réalité il est même indispensable d’en
faire, ce qui importe en fin de compte c’est que ces choix soient faits par
quelqu’un, qu’ils soient pesés. Nous avons proposé à Laureline Levaux, jeune
diplômée en Lettres et aujourd’hui bibliothécaire, de diriger, en étroite
collaboration avec nous, cette nouvelle collection. C’est elle qui est chargée
du choix et de l’édition des textes. C’est une expérience très intéressante,
pour elle comme pour nous. Une expérience où l’on apprend beaucoup, chaque
jour.
Quelle est l’ampleur du projet des « Classiques
belges » ? Que prévoit le programme de publications dans un proche
avenir et à plus long terme ?
Les prochains projets seront deux œuvres critiques
de Verhaeren : James Ensor (qu’il soutint en son temps en tant que critique d’art)
et Rembrandt, Kermesses, un ex-voto de Georges Eekhoud (Henry
Kistemaeckers, 1884), et un recueil d’Albert Giraud, Héros et Pierrots
(Fischbacher, 1898). Comme chez nos contemporains, il y a là une grande
richesse ainsi qu’une énorme diversité. A terme, il n’y a pas de limites !
Quelques remarques sur les textes de Verhaeren et
de Rodenbach.
Dans Les
villes hallucinées, votre édition donne comme premier vers du premier poème
(« La plaine ») : « La plaine est morne, avec ses clos,
avec ses granges », tandis qu’on trouve, aussi bien dans un volume
(Bruxelles, Edmond Deman, 1895) publié l’année de l’édition originale que dans
un autre (Paris, Mercure de France, 1920) publié après la mort du poète : « La plaine est morne et ses chaumes et
ses granges ». Par ailleurs, ce poème est composé en italiques dans
les deux éditions, au contraire de la vôtre.
Dans Bruges-la-Morte,
vous ne mentionnez pas le dédicataire (« Hommage
à M. Francis Magnard »). En revanche, vous insérez, avant le roman, l’avertissement
(présent dans l’édition originale de Flammarion en 1892). Mais sans la note qui
précise, après avoir dit qu’il importait de reproduire les décors de Bruges dans
le volume : « Similigravures
par Ch.-G. Petit et Cie, d’après les clichés des maisons Lévy et
Neurdein. » En l’absence des illustrations et de cette note, l’avertissement
perd une grande partie de son sens dans votre édition.
D’où la question : quelles sont les éditions
de référence utilisées dans votre collection, et pourquoi ne pas en avoir fait
mention dans les différents volumes ?
Les textes que le lecteur peut obtenir chez nous
sont révisés à plusieurs stades. Ils ont
été façonnés par le travail de notre directrice de collection qui
vérifie l’intégrité du texte, ils sont ensuite passés par nos mains pour être
relus et harmonisés en termes de charte typographique. Ils sont enfin repris
par notre « numérisateur » qui assure un troisième filtre.
Au-delà donc des questions d’édition pointues qui
intéresseront les « ultras », le lecteur grand public aura la chance
et la joie de pouvoir se procurer à petit prix ces grands livres de notre
patrimoine.
Je conçois que les spécialistes pourront trouver çà
et là quelques imperfections. Nous travaillons chaque jour à améliorer notre
processus d’édition. Je pense cependant qu’en attendant d’avoir les moyens –
vous l’aurez compris nous lançons ici un vibrant appel – de faire notre travail
(patrimonial) dans les meilleures conditions possibles, de faire par exemple
cautionner le travail de notre jeune directrice de collection par des sommités
académiques, il était urgent de faire un geste pour que notre patrimoine puisse
être simplement « lisible » auprès du grand public dans un livre de
qualité au sein d’une collection numérique belge.
A cet égard, notre démarche est essentiellement de
produire un texte fidèle à destination du grand public, dans un fichier de
qualité, pas de créer une nouvelle édition critique à destination des
spécialistes.
Laureline Leveaux : Les
éditions de référence sont : Emile Verhaeren, Les Campagnes
hallucinées, Les villes tentaculaires,
édition présentée, établie et annotée par Maurice Piron, Paris, Gallimard, 1982
Cette édition diffère en de nombreux points de
celles publiées en 1895 (Edmond Deman) et 1904 (Mercure de France). Elle
présente des variantes que Verhaeren aurait voulu voir réunies dans une édition
définitive de ses œuvres. La guerre et la mort l’en ont empêché. Maurice Piron
s’est basé sur les annotations de 1912 apposées par Verhaeren lui-même sur une
des épreuves, déjà remaniée, de 1904 conservée à la Bibliothèque Royale de
Bruxelles. Fidèle à ce principe philologique, nous avons choisi d’adopter le
texte de 1912, qui correspond au dernier état de la pensée créatrice de l’auteur,
respectant les souhaits de Verhaeren. Les suppressions et modifications
effectuées par Verhaeren servent positivement ses poèmes; il les raccourcit,
ils deviennent ainsi plus efficaces et plus rythmés.
Georges Rodenbach, Bruges-la-Morte,
préf. Gaston Compère, Bruxelles, Jacques Antoine, 1977.
Nous ne voulions pas nous séparer de l’avertissement
qui met en évidence l’importance de la ville de Bruges en tant que personnage.
Cependant, pour des raisons de délai de lancement, il nous était impossible d’insérer
les illustrations mentionnées. Nous laissons au lecteur le loisir et la liberté
de les imaginer. Nous pensons que cela fonctionne aussi bien, tant l’avertissement
lui-même est très évocateur et ouvre à l’imaginaire de Bruges.
Par ailleurs, il n’est pas du tout exclu à ce
stade que nous proposions ensuite une version illustrée du texte.
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