Avraham B. Yehoshua est un romancier israélien qui a déjà écrit quelques romans de grande qualité - je pense par exemple au Directeur des ressources humaines. Sa façon d'envisager la société où il vit nous éclaire sur elle, d'autant mieux que nous en sommes éloignés. Car l'actualité a beau revenir sans cesse à son pays, elle ne dit pas en profondeur comment les gens fonctionnent les uns avec les autres, ou les uns contre les autres, y compris dans les aspects d'un conflit qui semble revenir sans cesse dans les articles et les émissions. Une Rétrospective, voilà un bon moment pour envisager les choses avec un peu de recul, quand bien même il faut bien ensuite revenir au présent. J'en avais parlé par téléphone avec le romancier avant la sortie de son livre, et quelques-uns de ces propos (dont voici l'intégralité) sont parus dans Le Soir.
L’idée d’une rétrospective, même si le personnage
est cinéaste et pas écrivain, est une belle idée de roman puisque cela permet
de jeter un regard rétrospectif sur une vie. Était-ce votre idée au point de
départ ?
Oui. Ce n’est pas quelque chose de très personnel,
même si ce l’est par certains aspects. Je ne voulais pas écrire un livre sur un
écrivain, il y en a des centaines. J’ai pensé que si je voulais analyser les
forces, les composantes de la création artistique, il valait mieux le faire à
travers le cinéma. Cela me permettait de faire la différence entre le cinéaste
et le réalisateur ou le metteur en scène, les comédiens, les photographes,
entre lesquels se crée une dynamique, un dialogue.
Vous faites partir un écrivain israélien juif, pas
très religieux il est vrai, vers un haut lieu de pèlerinage catholique.
Pourquoi ?
Pourquoi pas ? Le catholicisme est une
religion que je respecte et qui a fait énormément pour l’art : la
peinture, la musique, la sculpture, la littérature aussi. Et même le cinéma.
Comme la question des relations entre le judaïsme et l’art me préoccupe, parce
qu’il y a une absence de religieux qui soient aussi de grands artistes, je me
suis tourné vers le catholicisme pour avoir une idée de la manière dont le
judaïsme pourrait être domestiqué, si je puis dire, par l’art.
Dans cette confrontation avec une religion qui
n’est pas la sienne, Yaïr Mozes est amené à se confesser. C’est une idée assez
curieuse…
Oui, mais il ne fait pas une confession réelle. Il
joue avec la confession, il essaie ça… Quand j’entre dans une église, je vois
le confessionnal et je me dis toujours que c’était le début de la psychanalyse.
(Ma femme est psychanalyste.) Le rituel de la confession, dans lequel on ne
voit pas le visage du prêtre, ressemble au rituel de la psychanalyse. Une plus
grande liberté de parole est donnée quand il n’y a pas de confrontation directe
avec le prêtre – ou le psychanalyste. Mozes pense qu’il ne va avouer que ses
péchés professionnels et, finalement, il se retrouve dans une confession beaucoup
plus dure avec Trigano, il constate qu’il y a des liens entre les péchés
professionnels et les péchés humains.
Ce qui le conduira d’ailleurs à accepter une
expiation…
Oui. Il y est préparé par la confession. Mais ce
qui se passe dans la dernière partie du roman est une sorte de catharsis. Cette
expérience est une leçon pour tous les artistes : si vous voulez faire
faire des choses extraordinaires à vos héros, vous devez être prêt à le faire
vous-même, dans votre chair. Si vous envoyez Raskolnikov assassiner une vieille
dame, Dostoïevski doit être prêt à le faire lui-même, dans son imagination.
Trigano, le scénariste, est un personnage assez
curieux. Il est dans l’ombre pendant très longtemps, on devine simplement sa
présence derrière la rétrospective. Vouliez-vous qu’il soit ainsi présent
discrètement, sans l’être tout à fait ?
Oui. C’est un personnage nouveau pour moi, dans ma
galerie de personnages. C’est un intellectuel nord-africain, qui connaît très
bien les codes arabes, les codes religieux aussi, et qui veut dire quelque
chose non en ce qui concerne sa communauté séfarade orientale, mais à propos
de l’identité israélienne. Il donne des avertissements sur la force de la
religion, parce qu’il ne croit pas que les milieux laïques, hédonistes, occidentalisés
d’Israël connaissent ou comprennent les dangers du fanatisme religieux qui va
venir. Dans les années 50 et 60, nous pensions tous que la religion était finie
et que nous allions vers un monde laïque, moderne, rationnel. Mais on voit que
ce n’est pas le cas en Israël, ni dans le monde arabe, ni aux États-Unis. Même
au 21e siècle, la religion a ses exigences et elle peut être
menaçante.
Trigano est un personnage assez radical dans ses
positions, il émet des avis définitifs et sans nuances. L’avez-vous voulu
ainsi ?
Oui, il est fâché, parce qu’il a été humilié par
la façon dont Mozes a été solidaire avec la comédienne dont il était amoureux,
sans même se donner le temps de la convaincre de jouer la scène qui a été à la
base de leur querelle. Il suspecte Mozes d’avoir voulu détruire sa relation
amoureuse et sa colère vient peut-être de son caractère oriental, parce qu’il a
ressenti cela comme une humiliation de sa virilité. Et Mozes a beaucoup de
peine à obtenir une réconciliation. Des lecteurs israéliens ashkénazes ont
trouvé que Mozes allait trop loin dans ses efforts de réconciliation avec
Trigano. Je ne pense pas. Au contraire : Mozes vient avec toute son
expérience de metteur en scène et Trigano a été un peu rejeté à la marge, et
c’est à Mozes d’accomplir des efforts pour faire la paix.
Parmi les quatre personnages principaux à avoir
participé aux fils de Mozes, il en est deux qui sont surtout des témoins. L’un
n’est plus là, c’est Tolédano, le directeur de la photographie, l’autre est là,
c’est Ruth, l’actrice. Leur rôle est-il de témoigner de tout ce qui s’est
passé ?
Oui. Tolédano était aussi amoureux de Ruth et
vient du même milieu. C’est Trigano qui a amené ses camarades venus d’un
village d’immigrés nord-africains et qui a sur Ruth un pouvoir presque
dictatorial. Ils viennent tous les trois d’un milieu différent de celui de
Mozes : un quartier de Jérusalem où vivent des hauts fonctionnaires, un
peu le genre de quartier où j’ai habité avec mon père qui était haut
fonctionnaire, un Israélien de l’intérieur par rapport aux autres qui viennent
de la marge. Je crois que la collaboration entre le centre et la marge est très
productive. Le roman indique qu’il faut renouer cette collaboration. En Israël,
aujourd’hui, nous construisons de petites enclaves dans la société :
l’enclave religieuse extrémiste, l’enclave des colons dans les territoires,
l’enclave des Russes, celle des Arabes, des Juifs orientaux, des Juifs de
Tel-Aviv qui sont ultra-modernes… Il y a toutes ces enclaves et il faut
maintenant des gens capables de passer de l’une à l’autre, construire des
dialogues entre elles. Sinon, dans une société relativement petite, six ou sept
millions d’habitants, cette parcellisation est très dangereuse. On perd la
solidarité, qui était l’élément le plus précieux, le plus important dans
l’identité israélienne.
On comprend, petit à petit, que la rétrospective
est un complot. Est-ce aussi votre avis ?
Oui, de la part de Trigano et des organisateurs,
pour forcer Mozes à regarder ses premiers films et essayer de le faire revenir
vers l’élan initial de sa création qu’il a abandonné pour un réalisme un peu
plat et ordinaire.
Et ce complot fonctionne…
Oui, les comploteurs ont gagné… Compostelle est un
lieu de pèlerinage et le pèlerinage change l’homme. Pourquoi faire un
pèlerinage si ce n’est pas pour changer ?
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