Pourquoi ne parle-t-on pas davantage de Citoyen Park? Voici un roman qui empoigne avec talent la notion même de dictature, à travers la métaphore cinématographique et dans un pays ressemblant furieusement à la Corée du Nord. C'est passionnant de bout en bout, cela suscite un tas de questions et j'ai demandé à Charly Delwart de répondre à quelques-unes d'entre elles. (Une partie de cet entretien réalisé par messagerie électronique est paru dans Le Soir.)
Par nature, une dictature n’est-elle pas toujours
une fiction écrite par celui qui détient le pouvoir ? Il s’agit,
écrivez-vous, de « créer une réalité
autonome »…
Par nature oui, un régime dictatorial est toujours
une construction, une histoire qui doit se mettre au premier plan, avant la
réalité, avant les faits, et à laquelle les citoyens doivent adhérer (ou du
moins qu’ils ne doivent pas contester publiquement). Mais il y a des degrés de
vraisemblance dans cette construction, dans ce qui peut être raconté. Et Park
Jung-wan met en place un système de références, de mythologies plus déconnecté
de la réalité que d’autres dictatures, qui demande plus de croyance. Une
réalité plus autonome dans ce sens, où le Cher Gouvernant a eu une naissance
accompagnée de signes divins (l’apparition d’une nouvelle étoile, un iceberg
qui se brise). Un homme qui, lorsqu’il s’approche de la frontière avec le
Kamcha du Sud, fait lever le brouillard afin qu’il puisse inspecter les
positions des forces ennemies sans être vu. Un homme qui a écrit plus de mille
livres lors de ses quatre années d’université. Un homme qui a franchi, comparé
à d’autres dictateurs, une limite dans la construction de son personnage.
Dans la mesure où vous avez choisi pour modèle un
pays qu’il est impossible de ne pas reconnaître, quelles libertés avez-vous
prises par rapport à la fiction déjà écrite ?
Le roman suit la trame de la biographie officielle
de Kim Jong-il éditée par le régime, de la naissance à l’accession au pouvoir
trois ans après la mort de Kim Il-sung. L’architecture des faits est au plus
proche de la réalité (ou de ce qui peut en être connu vu l’hermétisme du pays,
et le peu de sources). Partant de là, l’idée était quelle volonté reliait ces
faits, quel être était derrière ceux-ci. Dérouler la possible vie de Kim
Jong-il en respectant la fiction du pays car elle se suffisait à elle-même. Et
qu’elle était son œuvre la plus aboutie. Ce qui m’intéressait était de montrer
cette fiction en train de s’écrire, ce qui la motivait à titre personnel pour
l’homme (ce qu’elle avait de compensatoire) autant que la nécessité politique
qu’ils avaient, son père et lui, à la mettre en place (un moyen de contrôle
absolu, de pouvoir).
Qu’est-ce qui vous a poussé vers la Corée du
Nord ? Un déclic soudain, une longue maturation ?
Kim Jong-il avait dit, après la mort de son père,
une phrase qui m’avait intrigué, Kim Jong-il est Kim Il-sung et Kim Il-sung est Kim Jong-il. Je me suis demandé qui pouvait dire ce
genre de phrase. En cherchant, je suis tombé sur un être fascinant, complexe,
fou, omnipotent, fan de cinéma. Un homme dont les moindres mouvements d’âme
conditionnaient la vie des millions de citoyens du pays. Un créateur de
fiction, quelqu’un qui s’il n’avait pas été dictateur aurait pu être
réalisateur à Hollywood.
Park Jung-wan semble aimer vraiment le cinéma et
possède l’ambition de produire des films de qualité, sans oublier de travailler
à l’édification du peuple. Il note cependant que « propagande et art s’excluent l’un l’autre ». Il ne peut
pas s’en sortir, même s’il en a la volonté…
Et il le sait. Et ce qui compte au final est de
faire de l’Art. Mais comme il faut édifier, continuer la propagande, il mène
les deux en parallèle. Pour l’Art, il fait donc kidnapper le réalisateur star
sud-kamchéen afin qu’il l’aide à passer un cap.
Au fond, il lui a manqué une Leni Riefenstahl,
non ? (On pense au roman de Lilian Auzias, Riefenstahl, publié chez Léo Scheer en même temps que le vôtre.)
Si ce n’est que ce que ce
qui compte plus fondamentalement encore (ou du moins c’est mon angle) est que
ce soit sa création propre, qu’il soit aux manettes de celle-ci. Il doit être
celui qui arrive à concilier les deux.
Par ailleurs, Park Jung-wan a un avantage même sur
Leni Riefenstahl : « Le travail
infini dans ses possibilités, comme si le pays était devenu un nouveau studio,
à taille réelle »…
L’issue pour lui est là, en transformant le pays
en un ensemble de moyens à disposition pour créer la fiction la plus globale.
Prenant en otage plus de vingt millions de citoyens en figurants-spectateurs,
réquisitionnés pour fabriquer et suivre ses propres aventures.
Ce qui se passe en Corée du Nord depuis la mort de
Kim Jong-il à la fin de l’année dernière n’est-il pas la suite logique de votre
Histoire du Kamcha du Nord ?
Le régime continuant d’être héréditaire (c’est la
troisième génération au pouvoir), il faut garder le fonctionnement en place,
tout ce qui a assis ce pouvoir, tout en l’adaptant (montrer une certaine
ouverture, rouvrir des discussions sur le nucléaire). Tout changement comme
l’arrivée d’un nouveau dirigeant rouvre les débats sur ce qui est acceptable,
crée une attente internationale, mais ça ne change rien à l’intérieur des
frontières, c’est la suite de la fiction.
Au fond, ce roman nourri de réel semble vouloir
montrer que le réel est malléable. Était-ce votre intention ?
C’est un même travail sur le rapport
réalité-fiction qui traverse ce livre et les deux précédents, je l’ai remarqué
à écrire Citoyen Park. L’idée que chacun doit digérer le réel à
sa façon, l’orienter mentalement pour trouver une façon d’être en adéquation
avec le monde. Et qu’un dictateur, s’il n’arrive pas à faire ce travail, a la
possibilité de contraindre les choses, les orienter concrètement, les forcer
pour se donner raison, et faire en sorte non d’être en adéquation avec le monde
mais que le monde soit en adéquation avec lui.
P.S. Sur le thème d'une dictature comme fiction, on fera bien de lire aussi, dans cette rentrée, l'extraordinaire roman de Pierre Jourde, Le Maréchal absolu.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire