Six vaisseaux vus du rivage
[De l’envoyé spécial du « Matin »]
La Panne,
23 novembre 1914.
Sur la ligne où la mer donne au ciel son baiser, ce matin, à
sept heures, alors qu’il faisait si froid que sous les vêtements le corps
semblait cacher un cilice de glace, six navires, deux petits en tête, un grand
après, trois petits suivant, s’en allaient avec calme vers les rives qui
tonnent.
Ce n’était pas où nous allions. Mais ils apparaissaient si
résolus que sur la plage, seul dans l’hiver et devant l’eau, nous avons mis nos
pas dans leur sillage.
Nous ne savons pas encore s’ils étaient français, s’ils
étaient anglais : c’étaient un cuirassé et cinq contre-torpilleurs. Ils
glissaient avec lenteur, comme s’ils faisaient partie d’un cortège cérémonial.
Les deux premiers annonçaient l’arrivée du maître ; le maître venait,
majestueux ; les trois autres, derrière, portaient sa traîne.
Il avait tant gelé que nous pouvions marcher au plus près de
la mer, son bord tenait comme un bitume.
Le pas régulier suffisait déjà pour les suivre. Ils
s’arrêtèrent. C’était en avant de Coxyde.
Le sable, qu’au cours des .siècles le vent furieux prit au
rivage pour bâtir, ce sable qui, à force de contempler les vagues, s’est
festonné à leur image, allonge sur cette côte du nord la désolation de ses
montagnes phtisiques. Ce sont les dunes.
Les dunes, la mer et six vaisseaux de lutte.
Ils s’étaient bien arrêtés. Sans avoir rompu leur ordre,
toujours en ligne, ils méditaient.
Tel aux fontaines on coupe d’un seul coup les glaçons qui pendent,
on aurait pu, en heurtant nos oreilles, les faire tomber à nos pieds, car le
vent attisait le froid. Nous avions beau nous tourner aux quatre points
cardinaux, le manteau s’envolait de même.
Les deux contre-torpilleurs se détachent du cortège. Les
voilà maintenant à quatre cents mètres de lui. Ils s’arrêtent, examinant.
Les batteries françaises en avant de Nieuport, allemandes en
arrière, toussent depuis le premier matin. L’une d’elles est catarrheuse, elle
toussote après avoir toussé, époumonée. Si c’était un homme, on le verrait très
bien se tenant la poitrine, le rouge à la tête, se tordre sous le râle.
Les deux contre-torpilleurs font un signe, à peine une
étoile. Le cuirassé ne bouge pas. Les trois contre-torpilleurs s’actionnent.
L’un se fond derrière l’immense coque, les autres le flanquent face aux dunes.
Le cuirassé avance entre eux. Les quatre rejoignent les deux.
Un soleil de première communiante, pâle et recueilli, peut
juste éblouir une langue de mer. Des mouettes, dont voici un parc, font dans
ses rayons des effets de cuirasse. Elles veulent fêter sans doute le
spectateur. On vient donc enfin les voir. On va peut-être leur expliquer
pourquoi elles ne vivent plus en paix et quel est ce bruit qui leur fait
dresser le bec. Le spectateur, mouettes blanches et grises, n’a pas le don de
parler aux oiseaux. Il ne pourra pas vous payer vos belles fantaisies dans le
soleil.
Maintenant les six navires semblent ancrés. Ils se sont
placés de biais avec la côte. Ils fixent au-delà de Nieuport, entre Nieuport et
Lombaertzyde. Sans rien savoir, il n’y a plus à douter : ils viennent
travailler.
Nous avançons pour être dans la ligne de leur longueur. Mais
nous ne l’avions pas atteinte qu’un gros éclair quittait le cuirassé. Un
moment, et un bruit auprès duquel tous les autres du matin n’étaient
qu’éternuements explosa dans l’horizon. À leur tour, presque ensemble, les cinq
contre-torpilleurs firent leur éclair. Presque ensemble cinq bruits plus
modestes marquèrent les coups.
Nous vîmes bien que les petits se tournaient vers le grand,
lui demandant s’il était content d’eux.
Le cuirassé recommença. À ses côtés : éclair, éclair,
éclair, éclair. C’était, dans le ciel, au passage des obus, un roulement de
chemin de fer aérien. Éclair,
éclair, mais ces éclairs-là ne zigzaguaient pas, ils sortaient droit, en lame,
et les chemins de fer rencontrant les butoirs, en tumulte, se fracassaient.
Quelques mouettes, en mer, passant affolées dans le jet du soleil, trompaient
la vue. Leurs ailes devenaient des couteaux d’or. Éclair, croyait-on, ce n’était qu’un oiseau. Éclair, cette fois,
éclair, chemin de fer et vingt secondes après : butoir.
Ils ne tirent plus. Rien pourtant ne les a dérangés. Aucune
gerbe d’eau. Ils ne tirent plus. Les trois contre-torpilleurs se déplacent. Ils
s’en vont. Le cuirassé les suit. Les deux restent à leur place de guetteurs.
Ils s’en vont ensuite mais ne disparaissent pas. Ils fuient la riposte. Les « petits »
gardent le « maître » du sous-marin. Ils s’arrêtent en arrière. C’est
qu’ils reviendront.
La marée est basse. Comme nous, un autre homme est sur le
sable. Nous le voyons de loin, le dos plié, touchant des choses. Pourquoi les
mieux prédestinés à la solitude sont-ils, en ces temps, conduits
instinctivement vers la compagnie ? Est-ce parce que toute âme dans cette
région peut être rendue à l’instant et qu’il faut bien la saluer
auparavant ?
En attendant le retour des navires que l’on voyait remis en
file, nous allâmes vers cet homme. Il plongeait souvent son bras dans un broc,
en ramenait une matière que, courbé, avançant ses jambes de côté, il étalait au
ras de l’eau. Il leva la tête plusieurs fois pour nous regarder venir, mais
sans cesser de puiser ni d’étendre. Ses mains étaient dégouttantes de rouge. Ce
broc était un broc de sang moitié caillé. Il en faisait de grandes larmes qu’il
accrochait à des hameçons en vue de la marée haute. Un broc de sang !
C’était pour rester deux jours sans en voir qu’ici nous étions venu. Nous ne
sommes pas une demoiselle. Nous savons sangler nos sentiments qui s’échappent.
Mais il nous faut un temps pour combler le vide de ceux que la pitié nous
arrache. C’est ce temps que nous venions chercher. Un broc de sang ! Tu ne
travailles donc qu’avec tes mains, pêcheur ?
Les navires étaient toujours au même endroit. Nous ne pouvions
plus supporter le froid. Il troublait jusqu’à notre puissance visuelle. C’est
avec peine que nous distinguions les six. Ils allaient pourtant recommencer.
Qu’auraient-ils fait, guettant ?
Dans un de ces bateaux ancrés dans le sable et qui ne se
soulèvent qu’à la mer montante, nous sommes allé nous abriter au moins du vent.
Nous avons longtemps attendu le retour des navires. Ils ne bougeraient pas
d’une vague. Les deux contre-torpilleurs avancés observaient à la même place.
La marée venait. Pour ne pas être prisonnier jusqu’à la nuit, nous avons laissé
le refuge.
Espace par espace, les quarts d’heure allaient sans rien
accrocher de la vie du monde. Les batteries de terre avaient cessé leur envoi.
Il n’y avait en vue que ces six navires et leur mystère.
Les deux éclaireurs lancèrent, comme ce matin, du côté des
autres un rapide point de feu. Comme le matin, le cuirassé et sa suite
s’avancèrent. Se rangeant de profil, rapidement ils firent leur œuvre, une
demi-heure durant. Ils se retirèrent cinq. Un demeura.
C’était par politesse, il fallait bien que quelqu’un reçût
les gerbes d’eau. Elles arrivèrent. Le contre-torpilleur, passant la ligne
d’horizon, se cacha derrière le ciel. On le vit réapparaître et rejoindre ses
amis. La haute mer apportait à la rive des eaux toutes rouillées.
Et du bout de cette rive, sur chevaux fins, des cavaliers à
double manteau, blanc dessous, bleu à l’air, avançaient lentement au pas choisi
par leur bête. Les chevaux montraient de belles œillères de maroquin rose et les
hommes sur leur tête avaient planté le capuchon. L’homme et la bête allaient
pensifs. Où donc était la Méditerranée ?
Ils étaient loin, que deux des leurs, en retard, accouraient
à la bride. Ils forçaient l’animal pire qu’à la course, leurs amples draps leur
faisaient des ailes dans le dos. Mais les ailes battaient en vain, elles
avaient déjà donné leur soleil : ils passèrent sans réchauffer.
La nuit prit les six navires, immobilisés sur leur ligne
d’attente. Nous les vîmes s’effacer sous le voile tandis qu’en haut, signe
cette fois sans mort, s’allumait la polaire.
Albert Londres.