vendredi 28 novembre 2014

14-18, Albert Londres sur la plage de La Panne



Six vaisseaux vus du rivage

[De l’envoyé spécial du « Matin »]
La Panne, 23 novembre 1914.
Sur la ligne où la mer donne au ciel son baiser, ce matin, à sept heures, alors qu’il faisait si froid que sous les vêtements le corps semblait cacher un cilice de glace, six navires, deux petits en tête, un grand après, trois petits suivant, s’en allaient avec calme vers les rives qui tonnent.
Ce n’était pas où nous allions. Mais ils apparaissaient si résolus que sur la plage, seul dans l’hiver et devant l’eau, nous avons mis nos pas dans leur sillage.
Nous ne savons pas encore s’ils étaient français, s’ils étaient anglais : c’étaient un cuirassé et cinq contre-torpilleurs. Ils glissaient avec lenteur, comme s’ils faisaient partie d’un cortège cérémonial. Les deux premiers annonçaient l’arrivée du maître ; le maître venait, majestueux ; les trois autres, derrière, portaient sa traîne.
Il avait tant gelé que nous pouvions marcher au plus près de la mer, son bord tenait comme un bitume.
Le pas régulier suffisait déjà pour les suivre. Ils s’arrêtèrent. C’était en avant de Coxyde.
Le sable, qu’au cours des .siècles le vent furieux prit au rivage pour bâtir, ce sable qui, à force de contempler les vagues, s’est festonné à leur image, allonge sur cette côte du nord la désolation de ses montagnes phtisiques. Ce sont les dunes.
Les dunes, la mer et six vaisseaux de lutte.
Ils s’étaient bien arrêtés. Sans avoir rompu leur ordre, toujours en ligne, ils méditaient.
Tel aux fontaines on coupe d’un seul coup les glaçons qui pendent, on aurait pu, en heurtant nos oreilles, les faire tomber à nos pieds, car le vent attisait le froid. Nous avions beau nous tourner aux quatre points cardinaux, le manteau s’envolait de même.
Les deux contre-torpilleurs se détachent du cortège. Les voilà maintenant à quatre cents mètres de lui. Ils s’arrêtent, examinant.
Les batteries françaises en avant de Nieuport, allemandes en arrière, toussent depuis le premier matin. L’une d’elles est catarrheuse, elle toussote après avoir toussé, époumonée. Si c’était un homme, on le verrait très bien se tenant la poitrine, le rouge à la tête, se tordre sous le râle.
Les deux contre-torpilleurs font un signe, à peine une étoile. Le cuirassé ne bouge pas. Les trois contre-torpilleurs s’actionnent. L’un se fond derrière l’immense coque, les autres le flanquent face aux dunes. Le cuirassé avance entre eux. Les quatre rejoignent les deux.
Un soleil de première communiante, pâle et recueilli, peut juste éblouir une langue de mer. Des mouettes, dont voici un parc, font dans ses rayons des effets de cuirasse. Elles veulent fêter sans doute le spectateur. On vient donc enfin les voir. On va peut-être leur expliquer pourquoi elles ne vivent plus en paix et quel est ce bruit qui leur fait dresser le bec. Le spectateur, mouettes blanches et grises, n’a pas le don de parler aux oiseaux. Il ne pourra pas vous payer vos belles fantaisies dans le soleil.
Maintenant les six navires semblent ancrés. Ils se sont placés de biais avec la côte. Ils fixent au-delà de Nieuport, entre Nieuport et Lombaertzyde. Sans rien savoir, il n’y a plus à douter : ils viennent travailler.
Nous avançons pour être dans la ligne de leur longueur. Mais nous ne l’avions pas atteinte qu’un gros éclair quittait le cuirassé. Un moment, et un bruit auprès duquel tous les autres du matin n’étaient qu’éternuements explosa dans l’horizon. À leur tour, presque ensemble, les cinq contre-torpilleurs firent leur éclair. Presque ensemble cinq bruits plus modestes marquèrent les coups.
Nous vîmes bien que les petits se tournaient vers le grand, lui demandant s’il était content d’eux.
Le cuirassé recommença. À ses côtés : éclair, éclair, éclair, éclair. C’était, dans le ciel, au passage des obus, un roulement de chemin de fer aérien. Éclair, éclair, mais ces éclairs-là ne zigzaguaient pas, ils sortaient droit, en lame, et les chemins de fer rencontrant les butoirs, en tumulte, se fracassaient. Quelques mouettes, en mer, passant affolées dans le jet du soleil, trompaient la vue. Leurs ailes devenaient des couteaux d’or. Éclair, croyait-on, ce n’était qu’un oiseau. Éclair, cette fois, éclair, chemin de fer et vingt secondes après : butoir.
Ils ne tirent plus. Rien pourtant ne les a dérangés. Aucune gerbe d’eau. Ils ne tirent plus. Les trois contre-torpilleurs se déplacent. Ils s’en vont. Le cuirassé les suit. Les deux restent à leur place de guetteurs. Ils s’en vont ensuite mais ne disparaissent pas. Ils fuient la riposte. Les « petits » gardent le « maître » du sous-marin. Ils s’arrêtent en arrière. C’est qu’ils reviendront.
La marée est basse. Comme nous, un autre homme est sur le sable. Nous le voyons de loin, le dos plié, touchant des choses. Pourquoi les mieux prédestinés à la solitude sont-ils, en ces temps, conduits instinctivement vers la compagnie ? Est-ce parce que toute âme dans cette région peut être rendue à l’instant et qu’il faut bien la saluer auparavant ?
En attendant le retour des navires que l’on voyait remis en file, nous allâmes vers cet homme. Il plongeait souvent son bras dans un broc, en ramenait une matière que, courbé, avançant ses jambes de côté, il étalait au ras de l’eau. Il leva la tête plusieurs fois pour nous regarder venir, mais sans cesser de puiser ni d’étendre. Ses mains étaient dégouttantes de rouge. Ce broc était un broc de sang moitié caillé. Il en faisait de grandes larmes qu’il accrochait à des hameçons en vue de la marée haute. Un broc de sang ! C’était pour rester deux jours sans en voir qu’ici nous étions venu. Nous ne sommes pas une demoiselle. Nous savons sangler nos sentiments qui s’échappent. Mais il nous faut un temps pour combler le vide de ceux que la pitié nous arrache. C’est ce temps que nous venions chercher. Un broc de sang ! Tu ne travailles donc qu’avec tes mains, pêcheur ?
Les navires étaient toujours au même endroit. Nous ne pouvions plus supporter le froid. Il troublait jusqu’à notre puissance visuelle. C’est avec peine que nous distinguions les six. Ils allaient pourtant recommencer. Qu’auraient-ils fait, guettant ?
Dans un de ces bateaux ancrés dans le sable et qui ne se soulèvent qu’à la mer montante, nous sommes allé nous abriter au moins du vent. Nous avons longtemps attendu le retour des navires. Ils ne bougeraient pas d’une vague. Les deux contre-torpilleurs avancés observaient à la même place. La marée venait. Pour ne pas être prisonnier jusqu’à la nuit, nous avons laissé le refuge.
Espace par espace, les quarts d’heure allaient sans rien accrocher de la vie du monde. Les batteries de terre avaient cessé leur envoi. Il n’y avait en vue que ces six navires et leur mystère.
Les deux éclaireurs lancèrent, comme ce matin, du côté des autres un rapide point de feu. Comme le matin, le cuirassé et sa suite s’avancèrent. Se rangeant de profil, rapidement ils firent leur œuvre, une demi-heure durant. Ils se retirèrent cinq. Un demeura.
C’était par politesse, il fallait bien que quelqu’un reçût les gerbes d’eau. Elles arrivèrent. Le contre-torpilleur, passant la ligne d’horizon, se cacha derrière le ciel. On le vit réapparaître et rejoindre ses amis. La haute mer apportait à la rive des eaux toutes rouillées.
Et du bout de cette rive, sur chevaux fins, des cavaliers à double manteau, blanc dessous, bleu à l’air, avançaient lentement au pas choisi par leur bête. Les chevaux montraient de belles œillères de maroquin rose et les hommes sur leur tête avaient planté le capuchon. L’homme et la bête allaient pensifs. Où donc était la Méditerranée ?
Ils étaient loin, que deux des leurs, en retard, accouraient à la bride. Ils forçaient l’animal pire qu’à la course, leurs amples draps leur faisaient des ailes dans le dos. Mais les ailes battaient en vain, elles avaient déjà donné leur soleil : ils passèrent sans réchauffer.
La nuit prit les six navires, immobilisés sur leur ligne d’attente. Nous les vîmes s’effacer sous le voile tandis qu’en haut, signe cette fois sans mort, s’allumait la polaire.

Albert Londres.

jeudi 27 novembre 2014

Le Point et Lire saluent Emmanuel Carrère

Les rédactions du Point et de Lire ont donné, la semaine dernière pour l'une, hier pour l'autre, leur palmarès des meilleurs livres de l'année. Lourde tâche s'il en est. Mais, pour une fois, les deux magazines sont tombés d'accord pour placer, en tête de liste, le roman (roman?) d'Emmanuel Carrère, absent des prix littéraires, Le Royaume. Il me semble que c'est l'ambition du livre qui est ainsi saluée davantage qu'une totale réussite - mais je peux me tromper, influencé par ma propre lecture dont le temps a été partagé entre de grands élans d'enthousiasme et quelques moments d'ennui. Il n'empêche qu'Emmanuel Carrère a donné tout de lui et de son talent dans cet ouvrage qui restera donc, pour les lecteurs du Point et de Lire, comme le sommet de l'année. Une ascension parfois rude, car cela se mérite, un livre comme celui-là.
Avec vingt-cinq titres pour l'hebdomadaire et vingt pour le mensuel, les palmarès offrent évidemment beaucoup d'autres pistes aux lecteurs. Elles se recoupent à d'autres endroits, en une géographie capricieuse et souvent excitante.

Le Point

  • Emmanuel Carrère. Le Royaume (P.O.L.)
  • Paul Veyne. Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas (Albin Michel)
  • Maylis de Kerangal Réparer les vivants (Verticales)
  • Jean d'Ormesson. Comme un chant d'espérance (Héloïse d'Ormesson)
  • Olivier Rolin. Le Météorologue (Seuil)
  • Donna Tartt. Le Chardonneret (Plon)
  • Theodore Zeldin. Les Plaisirs cachés de la vie (Fayard)
  • André Glucksmann. Voltaire contre-attaque (Robert Laffont)
  • James Salter. Et rien d'autre (L'Olivier)
  • Philippe Aghion, Gilbert Cette et Élie Cohen. Changer de modèle (Odile Jacob)
  • Olivier Adam. Peine perdue (Flammarion)
  • Hillary Clinton. Mémoires (Fayard)
  • Kamel Daoud. Meursault, contre-enquête (Actes Sud)
  • Haruki Murakami. L'Incolore Tsukuru Tazaki et ses années de pèlerinage (Belfond)
  • Pascal Bruckner. Un bon fils (Grasset)
  • Gérard Depardieu et Lionel Duroy. Ça s'est fait comme ça (XO)
  • Édouard Louis. En finir avec Eddy Bellegueule (Seuil)
  • Philipp Meyer. Le Fils (Albin Michel)
  • Charles-Édouard Bouée, en collaboration avec François Roche. Confucius et les automates (Grasset)
  • Lola Lafon. La petite communiste qui ne souriait jamais (Actes Sud)
  • Anthony Marra. Une constellation de phénomènes vitaux (Lattès)
  • Adrien Bosc. Constellation (Stock)
  • Bénédicte Vergez-Chaignon. Pétain (Perrin)
  • Taiye Selasi. Le Ravissement des innocents (Gallimard)
  • James Ellroy. Extorsion (Rivages)

Lire

  • Meilleur livre : Le Royaume par Emmanuel Carrère (P.O.L)  
  • Meilleur roman étranger : Et rien d'autre par James Salter (L'Olivier)  - Finalistes : Les Réputations par Juan Gabriel Vásquez (Seuil) et Le Chardonneret par Donna Tartt (Plon) 
  • Meilleur roman français : Réparer les vivants par Maylis de Kerangal (Verticales), ex-aequo avec L'Amour et les forêts par Eric Reinhardt (Gallimard) - Finalistes : La Petite Communiste qui ne souriait jamais par Lola Lafon (Actes Sud) et En finir avec Eddy Bellegueule par Edouard Louis (Seuil) 
  • Révélation étrangère : Le Fils par Philipp Meyer (Albin Michel)  - Finalistes : Entre les jours par Andrew Porter (L'Olivier) et Le Tabac Tresniek par Robert Seethaler (Sabine Wespieser)  
  • Révélation française : Les Grands par Sylvain Prudhomme (L'Arbalète/Gallimard) - Finalistes : Si le froid est rude par Olivier Benyahya (Actes Sud) et La Condition pavillonnaire par Sophie Divry (Noir sur Blanc/Notabilia) 
  • Premier roman français : Debout-payé par Gauz (Le Nouvel Attila)  - Finalistes : Dans le jardin de l'ogre par Leïla Slimani (Gallimard) et Tram 83 par Fiston Mwanza Mujila (Métailié) 
  • Premier roman étranger : Notre quelque part par Nii Ayikwei Parkes (Zulma) - Finalistes : Le Ravissement des innocents par Taiye Selasi (Gallimard) et Le Complexe d'Eden Bellwether par Benjamin Wood (Zulma) 
  • Récit : Tristesse de la terre par Eric Vuillard (Actes Sud)  - Finalistes : Le Météorologue par Olivier Rolin (Seuil) et Amour de pierre par Grazyna Jagielska (Les Equateurs) 
  • Polar : Après la guerre par Hervé Le Corre (Rivages) - Finalistes : Ombres et Soleil par Dominique Sylvain (Viviane Hamy) et Un vent de cendres par Sandrine Collette (Denoël) 
  • Roman noir : Une terre d'ombre par Ron Rash (Seuil) - Finalistes : 911 par Shannon Burke (Sonatine) et Ne reste que la violence par Malcolm Mackay (Liana Levi) 
  • Enquête : Extra pure. Voyage dans l'économie de la cocaïne par Roberto Saviano (Gallimard)  - Finalistes : Smart. Enquête sur les internets par Frédéric Martel (Stock) et Une si jolie petite fille par Gitta Sereny (Plein Jour) 
  • Biographie : Fouché. Les silences de la pieuvre par Emmanuel de Waresquiel (Tallandier/Fayard)  - Finalistes : Jules Ferry par Mona Ozouf (Gallimard) et Notre Chanel par Jean Lebrun (Bleu autour) 
  • Histoire : Le Feu aux poudres. Qui a déclenché la guerre en 1914 ? par Gerd Krumeich (Belin)  - Finalistes : La Chute de Rome par Bryan Ward-Perkins (Alma) et Dictionnaire amoureux de la Résistance par Gilles Perrault (Plon/Fayard) 
  • Autobiographie : Et dans l'éternité je ne m'ennuierai pas par Paul Veyne (Albin Michel) - Finalistes : Un homme amoureux par Karl Ove Knausgaard (Denoël) et Les Feux de Saint-Elme par Daniel Cordier (Gallimard) 
  • Sciences : Le Code de la conscience par Stanislas Dehaene (Odile Jacob)  - Finalistes : Plaidoyer pour la forêt tropicale par Francis Hallé (Actes Sud) et Pasteur et Koch par Annick Perrot & Maxime Schwartz (Odile Jacob) 
  • Voyage : Les Oies des neigespar William Fiennes (Hoëbeke) - Finalistes : Pô, le roman d'un fleuve par Paolo Rumiz (Hoëbeke) et L'Oural en plein coeur par Astrid Wendlandt (Albin Michel) 
  • BD : La Technique du périnée par Ruppert & Mulot (Dupuis/Aire Libre) - Finalistes : L'Arabe du futur par Riad Sattouf (Allary Editions) et Moi, assassin par Antonio Altarriba & Keko (Denoël Graphic) 
  • Jeunesse : Adam et Thomas par Aharon Appelfeld (L'Ecole des loisirs) - Finalistes : Humains par Matt Haig (Hélium) et Le livre de Perle par Timothée de Fombelle (Gallimard jeunesse) 
  • Livre audio : Eloge de l'ombre par Junichirô Tanizaki, lu par Angelin Preljocaj (Naïve) - Finalistes : L'Insoutenable Légèreté de l'être par Milan Kundera, lu par Raphaël Enthoven (Gallimard) et Une femme aimée par Andreï Makine, lu par Bertrand Suarez-Pazos (Thélème)

mercredi 26 novembre 2014

Nous, les forçats

Un écrivain, qui est aussi un ami, m'envoie un message - et je ne le trouve que ce matin, déconnecté depuis l'après-midi d'hier pour cause de violents orages: "As-tu reçu ton exemplaire?"
Oui, cher Abdou, le fichier numérique de La divine chanson est bien arrivé. Le roman sort le 8 janvier, nous sommes, si le calendrier normal est toujours en vigueur, le 26 novembre. Et il reste des tas, mais alors, vraiment des tas de livres sortis depuis le mois d'août que je n'ai pas encore ouverts alors que l'envie ne m'en manque pas - et le temps presse si je veux en parler avant la nouvelle grande marée de la rentrée littéraire d'hiver qui, chez les libraires, va finir de balayer la plupart de ces ouvrages.
Un pied encore en 2014, un autre déjà en 2015 (sans parler du fait que ma tête se trouve en partie entre 1914 et 1915), l'équilibre est instable.
Donc, je lis beaucoup. Très beaucoup. Je ne m'en plains pas, j'aime ça et je me demande toujours s'il ne serait pas possible de dormir un peu moins pour lire un peu plus. Mais le corps a ses limites et, de temps à autre, comme hier soir, alors que j'essayais de terminer (enfin) le dernier livre de Dany Laferrière paru en France, je m'effondre sur les phrases que je ne vois plus tout à fait. Et je m'assoupis. Pour mieux me remettre en route tôt, le lendemain matin.
Je dois être un peu comme Augustin Trapenard, qui m'a bien fait rire ce matin quand j'ai lu l'entretien que publiait Les Inrockuptibles. "Je vois deux, trois films par semaine, je lis normalement cinq livres", y explique-t-il. Avec de terribles conséquences: "De toute façon, je sens que physiquement, je ne tiendrai pas. Le vendredi soir, je m'écroule."
Pauvre garçon! Quel dur labeur est le sien! Lire cinq livres, voir deux ou trois films par semaine, est-ce une vie, ça? Oui, bien sûr, il y a les émissions, les articles....
Mais, franchement, s'écrouler le vendredi soir à ce régime (je ne vous donne pas le mien, certains n'y croient pas), c'est le signe d'une petite santé. Ou celui d'un besoin urgent: trouver un autre job, (encore) moins contraignant. Libraire, envisage-t-il. Bonne chance! Il s'écroulerait le mercredi midi...

mardi 25 novembre 2014

Du Sneffels au Stromboli, sous terre

Il y a cent cinquante ans, jour pour jour, paraissait le deuxième Voyage extraordinaire de Jules Verne, si l'on veut bien considérer que Les aventures du capitaine Hatteras n'avaient encore été publiées que partiellement et ne se termineraient qu'en 1866. Faisant donc suite, chronologiquement, aux Cinq semaines en ballon, Voyage au centre de la terre conduit le professeur Otto Lidenbrock, son assistant Axel et Hans Bjelke, engagé comme guide en Islande, du pays de celui-ci à la Méditerranée, en passant d'un volcan à un autre sous l'écorce terrestre...
Ce n'est pas rien, on le reconnaîtra. Et voici une page de cette exploration, extraite de la réédition au format epub effectuée par Gallica.


Le samedi, à six heures, on repartit. Vingt minutes plus tard, nous arrivions à une vaste excavation ; je reconnus alors que la main de l’homme ne pouvait pas avoir creusé cette houillère; les voûtes en eussent été étançonnées, et véritablement elles ne se tenaient que par un miracle d’équilibre.
Cette espèce de caverne comptait cent pieds de largeur sur cent cinquante de hauteur. Le terrain avait été violemment écarté par une commotion souterraine. Le massif terrestre, cédant à quelque puissante poussée, s’était disloqué, laissant ce large vide où des habitants de la terre pénétraient pour la première fois.
Toute l’histoire de la période houillère était écrite sur ces sombres parois, et un géologue en pouvait suivre facilement les phases diverses. Les lits de charbon étaient séparés par des strates de grès ou d’argile compacts, et comme écrasés par les couches supérieures.
À cet âge du monde qui précéda l’époque secondaire, la terre se recouvrit d’immenses végétations dues à la double action d’une chaleur tropicale et d’une humidité persistante. Une atmosphère de vapeurs enveloppait le globe de toutes parts, lui dérobant encore les rayons du soleil.
De là cette conclusion que les hautes températures ne provenaient pas de ce foyer nouveau. Peut-être même l’astre du jour n’était-il pas prêt à jouer son rôle éclatant. Les « climats » n’existaient pas encore, et une chaleur torride se répandait à la surface entière du globe, égale à l’équateur et aux pôles. D’où venait-elle? de l’intérieur du globe.
En dépit des théories du professeur Lidenbrock, un feu violent couvait dans les entrailles du sphéroïde ; son action se faisait sentir jusqu’aux dernières couches de l’écorce terrestre; les plantes, privées des bienfaisantes effluves du soleil, ne donnaient ni fleurs ni parfums, mais leurs racines puisaient une vie forte dans les terrains brûlants des premiers jours.
Il y avait peu d’arbres, des plantes herbacées seulement, d’immenses gazons, des fougères, des lycopodes, des sigillaires, des astérophyllites, familles rares dont les espèces se comptaient alors par milliers.
Or c’est précisément à cette exubérante végétation que la houille doit son origine. L’écorce encore élastique du globe obéissait aux mouvements de la masse liquide qu’elle recouvrait. De là des fissures, des affaissements nombreux. Les plantes, entraînées sous les eaux, formèrent peu à peu des amas considérables.
Alors intervint l’action de la chimie naturelle ; au fond des mers, les masses végétales se firent tourbe d’abord; puis, grâce à l’influence des gaz, et sous le feu de la fermentation, elles subirent une minéralisation complète.

dimanche 23 novembre 2014

Le service de presse numérique

Vincianne d'Anna m'a interrogé, il y a quelques jours, à propos des livres que je recevais en service de presse numérique. Elle a intérrogé d'autres personnes: côté journalistes, Michel Dufranne, qui avait parlé du sujet dans une émission, Lucie Cauwe, Gabriel Lucas; côté éditeurs, diverses maisons de Belgique francophone. A l'arrivée, un article paru sur le site Lettres numériques, Les services de presse en format digital, pour ou contre?, repris par ActuaLitté sous un titre différent: Proposer ses ouvrages aux journalistes: le service de presse numérique.Comme on ne se refait pas, j'avais répondu aux questions posées sous la forme d'un texte trop long pour être utilisé dans son intégralité. Mais il me permettait de faire le point avec moi-même sur ce sujet. Voici donc ce que j'avais à dire à ce propos.

Je me définis d’abord comme un lecteur, s’il est pertinent de se définir par l’activité qui vous passionne le plus et vous occupe une majorité du temps. Ma boulimie est sans limites et, partant, je ne me suis jamais senti freiné par aucun support. Les textes sont là où je les trouve, et cela peut être, ou avoir été, dans des éditions correctes comme dans les plus moches, sur du papier bouffant agréable au toucher et au regard comme sur le papier rongé d’acide, friable et bruni de vieux livres de poche. L’écran, les écrans ne sont jamais, dans l’absolu, qu’un support de plus, sur lequel un nombre croissant d’ouvrages sont disponibles.
Au point de départ, je me contentais d’un PC de bureau et d’un ordinateur portable, et les fichiers étaient généralement au format PDF. Par rapport au papier, cette configuration présentait déjà plusieurs avantages.
D’abord, le délai très bref entre l’apparition d’un besoin de lecture et l’affichage du texte sur l’écran. Qu’il s’agisse d’une nouveauté qu’il apparaît nécessaire de traiter rapidement dans un article ou d’un ouvrage libre de droits, le chemin semble raccourci entre l’émetteur et le récepteur. Si l’attaché(e) de presse est dans son bureau et qu’il/elle répond rapidement à une demande de service de presse, le fichier du livre arrive quelques minutes plus tard en réponse au courriel que j’ai envoyé. S’il s’agit d’un ouvrage du domaine public, il a toutes les chances d’être disponible dans l’une ou l’autre bibliothèque en ligne et il ne faut que le temps d’une recherche et celui du chargement.
Ensuite, la simplicité de la recherche dans le texte pour autant qu’il ne s’agisse pas d’un fichier en image pure (et encore, les outils d’OCR existent pour améliorer l’accès). On a beau prendre des notes au cours de la lecture d’un ouvrage papier, il arrive toujours qu’on n’ait pas écrit quelque part le numéro de page où l’auteur parlait de Kafka et, zut !, c’est précisément une citation qui aurait été la bienvenue à ce point de la rédaction de l’article ! Je n’ai pas besoin d’expliquer à quel point il est plus aisé de rechercher le mot « Kafka » dans un fichier que de le retrouver en feuilletant un livre qui peut être assez épais…
Enfin, et en passant à ce troisième point je fais un saut dans le temps, l’arrivée puis la généralisation du format ePub a rendu la lecture physiquement plus agréable en permettant aussi la diversification des supports et la simplification des déplacements. Mon premier achat de liseuse, il y a deux ans et demi, a considérablement accru mon confort de lecture, chez moi ou à l’extérieur. Actuellement, je lis essentiellement sur tablette à la maison (mais parfois encore sur ordinateur) et sur smartphone quand je suis ailleurs, passant parfois, en fonction des circonstances, de l’un à l’autre en cours de lecture d’un même livre.
Les éditeurs ont, dans leur grande majorité, compris leur intérêt à envoyer des fichiers plutôt que des livres papier. De leur point de vue (si j’essaie de me mettre à leur place), non seulement l’ouvrage est plus vite et plus sûrement rendu à destination (des livres sont égarés par les services postaux) mais aussi le coût de l’opération est quasiment nul, ce qui n’est pas le cas avec un livre papier qui a un prix de revient auquel il faut ajouter les frais d’expédition et le temps passé à le mettre dans une enveloppe, à rédiger l’adresse, etc.
Néanmoins, je note quelques réticences, essentiellement provoquées par la peur du piratage.
Dans les cas les moins aigus, je reçois des fichiers protégés de différentes manières, ce qui n’est pas très grave pour le format ePub pourvu qu’il soit possible de le copier sur les différents supports que j’utilise mais peut être plus gênant avec le format PDF quand il interdit le recadrage ou l’introduction de métadonnées, alors que j’ai besoin de réduire des marges parfois considérables et d’utiliser une signalétique interne pouvant être reconnue par mes appareils. Heureusement, il existe des outils pour ôter ces protections…
Dans les cas les plus aigus, mais ils sont peu nombreux, certains services de presse n’ont pas l’autorisation, dans leur maison, d’envoyer des fichiers. J’explique patiemment que les fichiers ne sortiront pas de chez moi et, petit à petit, l’idée fait son chemin même chez les plus réfractaires.
Si je considère la situation actuelle par rapport à ce qu’elle était il y a cinq ans, je dirais que je lisais à l’époque moins d’un livre sur dix à partir d’un fichier numérique. Tandis qu’à présent, j’en lis beaucoup moins d’un sur dix sur papier. Et, à l’intérieur des services presse numériques, la proportion du format ePub croît, doucement mais sûrement.
La tendance me semble irréversible, en particulier dans mon cas puisque, de Paris, source principale des envois, à Madagascar, lieu de leur arrivée, les communications physiques sont longues et parfois difficiles.
Faut-il ajouter que je m’en réjouis ?

samedi 22 novembre 2014

14-18, la mort d'Alain-Fournier

Le Figaro annonce, tardivement, ce qu'on pressentait: Alain-Fournier est mort le 22 septembre.
Nous le savions disparu depuis des semaines, mais espérions toujours. Aujourd'hui, des camarades reviennent, qui l'ont vu tomber, frappé d'une balle au front. Il avait vingt-huit ans...
Il y a juste un an, Alain-Fournier donnait sa première œuvre, le Grand Meaulnes, mélange singulièrement heureux de rêve et de vérité, dont l'extraordinaire fraîcheur surprit comme une source au milieu du désert. Ce n'était qu'un début. Plusieurs ouvrages depuis l'occupaient, déjà plus fermes, plus maîtres d'eux; il tendait au théâtre; et ses amis sentaient que, le jour prochain où il allait trouver l'équilibre dans cette alliance du rêve et du réel qui faisait le fond de son art, la France aurait un second Musset. Espoirs perdus!... Le Grand Meaulnes sera une des œuvres devant qui l'humanité pleure éternellement le génie fauché dans sa fleur, - comme Carmen, comme les poèmes de du Bellay.
Alain-Fournier était par excellence de ces êtres de choix qu'on voudrait soustraits au danger; en voyant ses dons merveilleux, sa grâce, sa beauté d'âme, on ne pouvait s'empêcher de penser qu'il était de ces biens qu'un pays doit défendre et non exposer. Lui pensait autrement. Sévère et résolu sous ses dehors de page, plaçant au-dessus de tout le mépris de la mort, il voulait lutter lui-même pour sa race, pour ceux qui tirent sa culture. Il est tombé un soir, à la tête de ses hommes, disputant le terrain pied à pied. Puissent ceux qui le pleurent à son foyer trouver quelque adoucissement à leur peine dans la suprême beauté de cette mort, de ce jeune poète tombant en défendant le sol de ceux qui l'avaient fait ce qu'il était!
Julien Benda.
Hédi Kaddour, dans Waltenberg, remet en scène les déclarations qui entourent cette mort.
« Le lieutenant est mort ! »
Puis beaucoup de phrases, Alain-Fournier est mort, la littérature blessée à jamais, la fin de notre enfance, les arbres de Sologne sont en deuil, la communale est morte, la salle de classe à goût de foin et d’écurie, tout, la maison rouge, les vignes vierges, la lampe au soir, Noël, ballots de châtaignes, tout, les victuailles, enveloppées dans des serviettes, et les odeurs de laine roussie quand un gamin s’est réchauffé trop près de l’âtre, pas de corps identifié. La dépouille de Fournier manquait à l'appel.
« Henri Alban Fournier (dit Alain-Fournier) meurt frappé au front », affirme son beau-frère Jacques Rivière qui tient cela d’un homme.
« Il tombe frappé au front », raconte Paul Genuist.
« Une balle au front, dans une action héroïque », précise Patrick Antoniol.
Saint-Rémy, trois semaines après Monfaubert, la balle au front, c’est l'ordonnance de Fournier qui le dit, un nommé Jacquot, il a tout vu :
« Au front, tué net. »
Fournier avait écrit :
« J’ai choisi une ordonnance, un zouave, le genre crapule et débrouillard, campagnes au Maroc, deux dents démolies par les balles, je crains qu’il ne soit hâbleur. »
Hédi Kaddour, Waltenberg. Gallimard, 2005

vendredi 21 novembre 2014

Michel Leiris en Afrique (fantôme)

Aujourd'hui sort, dans la Bibliothèque de la Pléiade, un volume  le six centième de la collection  de textes de Michel Leiris, L'Âge d'homme, précédé de L'Afrique fantôme. Je m'attacherai ici au deuxième titre, le premier donc dans l'ouvrage.

On a coutume de considérer L’Afrique fantôme tantôt comme un classique de la littérature ethnographique, tantôt comme un classique du journal intime. Commençons donc par préciser que cet épais volume est un journal intime tenu dans le cadre d’une expédition ethnographique, ce qui lui donne, par la force des choses, une ouverture sur l’extérieur. Michel Leiris lui-même balancera entre deux points de vue sur son texte : au moment où il l’écrit, il lui arrive souvent de trouver excessive la place prise par ses sentiments ; plus tard, dans une note rédigée en 1950, le recul lui fait trouver moins considérable « le peu d’introspection qu’il contient ». Ce livre est alors, à ses yeux, « essentiellement éphémérides ou notes d’agenda ». Il en donnera la définition la plus exacte dans son préambule de 1981, ayant enfin pris le temps de savoir ce qu’il a donné là : des « carnets de route ».
Il s’agit en effet du texte à peine retouché écrit au jour le jour – à de très rares exceptions près, il se tient à cette discipline quotidienne – pendant les vingt mois qu’il passe, de mai 1931 à février 1933, avec la Mission Dakar-Djibouti, la deuxième de Marcel Griaule. Celui-ci est le véritable ethnologue de l’équipe. Michel Leiris en était le « secrétaire-archiviste » en faisant fonction dans le même temps d’enquêteur ethnographique. Les raisons personnelles qu’il a de participer à ce long voyage transparaissent par instants bien que, très vite, il se demande ce qu’il est venu y faire. Ce n’est peut-être qu’un coup de cafard bien légitime au début d’une absence dont il ne voit pas la fin. Mais c’est aussi, à coup sûr, le signe d’une forme d’indécision qui le conduit à ne pas savoir s’il a ou non bien fait de partir. Toujours est-il qu’il espérait, en s’ouvrant de nouveaux horizons, vivifier une existence que Paris, dans l’artifice de ses débats esthétiques (il participait aux conflits entre différentes branches du surréalisme), sclérosait. Sans avoir trouvé exactement ce qu’il cherchait, il ne sera malgré tout pas déçu, on le verra. Mais, à trente ans, il craint la vieillesse, comme si la vie était déjà derrière lui.
En attendant, il a devant lui tout un continent à traverser, soit de longues périodes d’avancée à un rythme souvent soutenu, interrompues par des séjours de durée variable en certains endroits privilégiés. Ces deux mouvements, le premier consistant à abattre des kilomètres, le second à creuser l’information là où s’arrête l’expédition, donnent le tempo du livre et expliquent aussi l’inégalité du traitement subi par les différentes phases : en route, le temps manque pour écrire. Les jours se succèdent alors très vite au fil des pages, ce qui rend mal compte d’un ennui parfois né lors d’interminables déplacements.
Il reste, avant de s’engager en sa compagnie sur les pistes africaines, à mesurer l’exacte part de la sincérité de ce journal. Michel Leiris la veut totale, et jusque dans le moindre détail, dont il voudrait tout noter, regrettant parfois le manque de temps nécessaire pour y arriver. Cela, du moins, pour les meilleurs jours, car il lui arrive de céder au découragement et de faire bref pour cette seule raison. Mais ces bonnes intentions ne résisteront pas jusqu’au bout. Fin 1932, dans un accès de rage contre l’inaction et la littérature, il écrit: « Malédiction à ce journal (qui quoi que j’aie fait aura bien fini par ne plus être tout à fait sincère). » Le lecteur prendra, grâce aux remords de l’auteur il est vrai, Michel Leiris en flagrant délit de mensonge par omission. Cette lecture-là est aussi passionnante que la recherche scientifique dans ce qu’elle a de meilleur quand elle est menée sur le terrain : « marcher de pièce à conviction à pièce à conviction, d’énigme à énigme, poursuivre la vérité comme à la piste… »
Reprenons au début. Après une traversée sans histoires de Bordeaux à Dakar, l’écrivain fait ses premières observations sur le terrain africain, le 31 mai. Et, dès le lendemain, aborde le problème délicat, qui l’occupera d’abondance, des rapports entre colonisés et colonisateurs – la veille, il n’avait vu, semble-t-il, que des scènes pittoresques ou des fonctionnaires blancs. Autant le dire de suite, cela ne lui plaît guère : « Comme nous le disait le fonctionnaire des affaires économiques et comme le disent tant d’autres coloniaux, dans les lieux où le noir est en contact direct avec la civilisation européenne, il n’en prend que les mauvais côtés. » Les enfants – pas encore contaminés ? – échappent à ses critiques, parce qu’ils « donnent une impression de gaîté et de vie que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs. »
Plus à l’intérieur des terres, il est frappé par la panique qui saisit les habitants dans la plupart des villages traversés : « Il est évident que les gens de ces régions n’attendent rien de bon de la part des blancs… » Il est vrai que ceux-ci appliquent, pour imposer leur civilisation, des méthodes qui lui dégoûtent. Dégoûté, il l’était déjà par un endroit où on avait fusillé un homme. Il l’est encore à la vue de prisonniers : « Que dire, devant ces prisonniers, que nous voulons faire entrer de force dans le carcan de notre morale et que nous commençons et finissons par enchaîner… » La colère monte en lui au fil des jours et il finit par souhaiter une révolte des colonisés à la tête desquels il s’imagine volontiers : « Je ne conçois pas d’activité plus grandiose que de se mettre à leur tête, si, toutefois, ils voulaient l’accepter… »
Pour bien le comprendre, il ne faut pas perdre de vue qu’il appartient à une mission ethnographique. Sous cet angle, il est toujours décevant de constater la décomposition d’un pays sous l’influence des missionnaires et des commerçants. Ce qu’il voudrait, ce que voudraient ses compagnons, c’est rencontrer des cultures préservées dans leur authenticité.
Encore s’interroge-t-on sur la valeur de cette authenticité telle qu’elle est, d’une part, saisie par les voyageurs et, d’autre part, exposée par les indigènes. Les premiers, soucieux de conserver des traces de tout ce qu’ils ont pu voir, n’hésitent pas à faire « rejouer », pour les saisir sur la pellicule, des scènes auxquelles ils ont assisté la veille. Les seconds ont bien compris l’intérêt qu’ils avaient à monnayer leurs coutumes et, petit à petit, Michel Leiris doute de plus en plus de ce qu’on lui montre, se demandant s’il s’agit d’une manifestation spontanée ou d’une mise en scène destinée aux blancs. Nous y viendrons plus en détail lors de l’étape de Gondar, en Ethiopie, qui mérite d’être examinée attentivement ne serait-ce qu’en raison de sa durée – cinq mois.
Encore s’interroge-t-on aussi, avec Michel Leiris, sur la légitimité même de la mission dans l’espèce de pillage auquel elle se livre sur son chemin. Quantité d’objets sont achetés, plus ou moins de force, aux populations, ce qui ne va pas sans provoquer un certain nombre de protestations. « L’énormité de ce que nous commettons », comme l’écrit Leiris, avec des « cœurs de forbans », ira jusqu’à remplacer, dans une église, des peintures anciennes par des copies exécutées à la hâte sous prétexte de rafraîchir les lieux et pour la vraie raison d’emporter les œuvres originales. Il n’est pas surprenant qu’au moment de rapatrier la récolte en France, l’expédition se heurte aux doutes de l’administration locale. Celle-ci se prépare à visiter les caisses où sont enfermés les trésors et les ethnologues craignent tant d’être pillés à leur tour qu’ils n’hésitent pas à brûler une planche d’autel afin qu’on ne les accuse pas de l’avoir volée. L’objet disparaît dans les flammes pour tout le monde, sinon que, « hier soir, les motifs gravés en ont été relevés, afin que tout ne soit pas perdu du document. » On se console comme on peut. On se justifie, aussi, avec de bien faibles arguments : « Aux officiels, toutefois, qui estimeraient que décidément nous en prenons trop à notre aise dans nos transactions avec les nègres, il sera aisé de répondre que tant que l’Afrique sera soumise à un régime aussi inique que celui de l’impôt, des prestations et du service militaire sans contre-partie, ce ne sera pas à eux de faire la fine bouche à propos d’objets enlevés, ou achetés à un trop juste prix. » Précisons cependant que cette dernière remarque est émise sur le territoire d’une colonie française. Il y a, en revanche, peu à opposer quand c’est l’administration d’un État souverain comme l’Éthiopie qui tente d’intervenir...
Le pire, c’est encore quand, dans un bel élan de lucidité, Michel Leiris inscrit sa propre mission dans la logique coloniale : « De moins en moins, je supporte l’idée de colonisation. Faire rentrer l’impôt, telle est la grande préoccupation. Pacification, assistance médicale n’ont qu’un but : amadouer les gens pour qu’ils se laissent faire et payent l’impôt. Étude ethnographique dans quel but : être à même de mener une politique plus habile qui sera mieux à même de faire rentrer l’impôt. »
Ses états d’âme ne lui interdisent cependant pas de poursuivre le travail : outre ce journal, il mène des entretiens, il remplit des fiches. Sans être à proprement parler un ouvrage ethnographique, L’Afrique fantôme est quand même empli d’observations qui sont bien d’un ethnographe. Ethnographe et malheureux de l’être : « Ressentiment contre l’ethnographie, qui fait prendre cette position si inhumaine d’observateur, dans des circonstances où il faudrait s’abandonner. »
C’est à Gondar, moment particulier de l’expédition, que Michel Leiris a ces mots, et bien d’autres à travers lesquels il laisse voir sa fragilité. Pour la cohérence du commentaire, nous ne suivons pas la chronologie du journal au fil duquel les pièces d’un puzzle sont déposées au fur et à mesure qu’elles lui viennent sous la plume – soit qu’elles surgissent à sa conscience, soit qu’il ose enfin avouer l’un ou l’autre pan de sa vérité.
Ses sentiments sont très mélangés. Il n’est pas heureux dans sa sexualité, trop complexe, dont il attend trop, quand il voit certains de ses compagnons se poser moins de questions et, croit-il, vivre mieux pour cela. De manière plus générale, il a aspiré, à travers ce voyage, à devenir plus sauvage. Il s’est réjoui de devoir dormir sans pyjama, de mener ce qu’il appelle plusieurs fois une « vie archaïque », de tendre vers l’animal. Mais ce « désir d’être une brute » est contrarié par toute une éducation qui ne se laisse pas facilement oublier. Lors du séjour à Gondar, il est attiré par une femme, Emawayish, autour de laquelle il tourne longtemps, autant pour son travail que pour son compte propre. Il traîne trois mois, puis fait « un grand plongeon ».
Quand Leiris avoue cela, le lecteur croit que l’homme qui constatait être resté européen, n’avoir jamais couché avec une femme noire, a franchi le cap de la chasteté à laquelle il est resté attaché depuis le départ. Le lecteur se trompe. Au moment de faire le compte des gestes échangés entre ceux que, pourtant, le voisinage prend pour des amants – ce qui ne trompe guère sur l’état où devait se trouver Michel Leiris –, on trouve, comme caresse la plus douce de la part d’Emawayish, un « baiser au creux de ma paume » et, comme unique geste déplacé de la part de l’auteur (« un peu déplacé », dit-il), avoué quelques mois plus tard (les limites de la sincérité !) dans une note ajoutée : « La main sous la chamma. Et je me souviendrai toujours de l’entrecuisse humide, humide comme la terre dont sont faits les golems. » Encore plus tard, il justifiera sa retenue par le fait que, Emawayish étant excisée, il craignait de ne pas arriver à la faire jouir.
Emawayish, qu’il utilise comme informatrice à défaut d’aller jusqu’où il voudrait (ah ! cette nuit où il hésite, pour finalement y renoncer, à la rejoindre sur sa couche !), l’aura en tout cas marqué au point de lui faire comparer, plus tard, à la sienne la pâleur du visage de l’Empereur éthiopien. L’incomplétude de leur relation fait évidemment naître une certaine irritation chez Michel Leiris, qu’il reporte sur celle qui la provoque – peut-être malgré elle, mais on n’en sait rien.
Son état d’esprit influence sa perception des événements. Là où il était prêt, quelque temps plus tôt, à croire tout ce qu’on lui racontait, il en vient au contraire à se méfier. Sous la couche de « vérité » qu’on lui proposait d’examiner, il était fier d’avoir percé le masque pour atteindre la « vraie vérité », mais il ne s’agit peut-être que d’un autre masque, et la levée de ces mensonges successifs ne serait que prétexte à obtenir un peu plus d’argent, quelques cadeaux supplémentaires… Le dépit le pousse à des déclarations plus dures qu’il n’est permis : « plus de désir de femmes de couleur (autant faire l’amour avec des vaches : certaines ont un si beau pelage ! »). Il regrettera ces propos plus tard, mais il aura l’honnêteté de ne pas les enlever de son texte. Après tout, c’est ce qu’il a pensé – assez fort pour l’écrire – à ce moment !
Dans la foulée, son injustice frappe dans toutes les directions, et tant pis pour les Abyssins à qui il ne pardonnera jamais « d’être arrivés à me faire reconnaître qu’il y a quelque bien à la colonie. » Il corrigera, bien sûr : « C’est pourtant parce que l’Abyssinie n’était pas « colonie » […] que je m’y suis senti, tout compte fait, plus en contact que dans les autres pays que nous avons visités, pays dont les habitants tendaient à se présenter à moi comme des ombres plutôt que comme des partenaires consistants. Bons ou mauvais, l’on a des rapports plus sains avec des gens libres qu’avec des gens sous tutelle, le rapport du maître au serviteur ne pouvant jamais être un rapport pleinement humain. »
En fait, comme on l’a déjà remarqué à propos de l’Empereur, sa colère est retombée très vite. Le jour même du départ de Gondar, il n’en veut plus à personne et ce qu’il a déjà exprimé plusieurs fois sous différentes formes revient une fois encore : « il est si naturel qu’ils aient cherché à gagner un peu d’argent. »
Des notes au jour le jour n’ont pas pour fonction de fournir un discours construit selon la logique de la démonstration. Plus simplement, et plus fondamentalement en même temps, il s’agissait de rendre compte. Dans cette optique, tout ce qui le concerne relève moins du narcissisme que de l’évaluation la plus exacte possible de la position du narrateur par rapport à ce dont il parle. Parce que la subjectivité y est avouée, voire revendiquée, L’Afrique fantôme est sans doute un document plus vrai que beaucoup d’autres. Son auteur en était déjà conscient quand il était occupé à l’écrire, comme en témoigne cette remarque sur un projet de préface : « c’est par la subjectivité (portée à son paroxysme) qu’on touche à l’objectivité. Plus simplement : écrivant subjectivement j’augmente la valeur de mon témoignage, en montrant qu’à chaque instant je sais à quoi m’en tenir sur ma valeur comme témoin. »
Enfin, et puisque nous commencions par une tentative (presque désespérée) de définir l’ouvrage, il n’est pas inutile de finir par ce qui est peut-être un paradoxe. Tombant sur l’ouvrage d’André Gide, Voyage au Congo, Michel Leiris en fait un bref commentaire – qu’on résumerait, dans le langage d’aujourd’hui, par : tout n’est pas à jeter – qu’il conclut ainsi : « Écrire un livre de voyage n’est-il pas, il est vrai, une absurde gageure par quelque bout qu’on s’y prenne ? » Il n’empêche que, sous couvert de ne pas écrire un livre de voyage, Michel Leiris en a lui-même donné un des meilleurs qui soient !

jeudi 20 novembre 2014

Clôture en beauté, l'Interallié à Mathias Menegoz

C'est un beau dernier prix littéraire pour une saison somme toute très satisfaisante: Karpathia, le premier roman de Mathias Menegoz, vient de recevoir le Prix Interallié, par six voix contre quatre aux Nouveaux monstres, de Simonetta Greggio.
Un premier roman solide et atypique, comme presque plus personne n’ose en écrire et moins encore, peut-être, en publier : venu en droite ligne d’Alexandre Dumas, Karpathia, de Mathias Menegoz, est un pur bonheur de lecture, une longue évasion de 700 pages vers les années 1830, dans une Transylvanie où tout semble très, très lointain. La population y vit encore selon un régime féodal, à l’écart des révolutions qui agitent l’Europe.
Le premier paragraphe du livre fournit un début d’explication à cet immobilisme : « L’Empire d’Autriche fut moins affecté que ses voisins car le prince Metternich réussit à maintenir un couvercle policier et bureaucratique particulièrement pesant sur toutes les aspirations libérales. » La suite montrera comment l’absence de moyens de communication rapide entre Vienne et la Transylvanie permet d’y perpétuer un ordre ancien, en même temps que d’y instaurer des désordres variés.
Car, si Karpathia a tout d’un roman historique par une documentation en apparence très complète, il est aussi un roman d’aventures où l’héroïsme cohabite avec la veulerie, où la lutte pour la survie va de pair avec la conquête des richesses et où l’amour n’est pas en reste.
Le comte Alexander Korvanyi, d’origine hongroise, est promis à un bel avenir dans l’armée impériale. Mais il est amoureux de Cara von Amprecht, qui n’envisage pas un instant d’être la femme d’un militaire. C’est pour elle qu’il quitte la carrière des armes, non sans régler une dette d’honneur : alors que les esprits étaient échauffés après un spectacle, von Wieldnitz a traité Cara de « vraie Diane chasseresse », autant dire de prostituée. L’échange de coups ne suffit pas à laver la réputation de la femme aimée : il faut aller au duel. La scène est cinématographique mais filmée, si l’on ose dire, par le personnage principal.
Celui-ci n’a pas fini de nous entraîner sur le chemin des combats, après un voyage pénible, surtout pour Cara qu’il a épousée, vers ses terres. Il les trouve dans un état déplorable, se demande s’il n’est pas grugé par son intendant et doit faire face à une insécurité bien plus grande que celle de nos villes. Une bande de forestiers, organisée pour la contrebande et le pillage, craint de voir son influence réduite avec l’arrivée du comte sur ses propriétés et une véritable guerre s’engage. Un peu décousue dans son déroulement, certes, mais nous ne sommes pas dans le dix-neuvième siècle des Etats européens, plutôt dans une sauvagerie moyenâgeuse qui se manifeste par une sorte de guérilla avant l’heure.
Mathias Menegoz mène furioso les événements et une foule de personnages. Karpathia est de ces livres qu’on entame en se posant bien des questions sur le plaisir ou l’ennui qui nous attend. Celui-ci ne s’installe jamais, celui-là est constant, relancé sans cesse par les faits ou la relation de couple entre Alexander et Cara.

14-18, Albert Londres et Émile Vandervelde



Une voix d’homme au milieu des canons

Furnes, 17 novembre.
L’auto de Mlle Miss était la seule chose sur la route. Mlle Miss a des bottes, un pardessus kaki, une casquette retenue sous le menton. Son brassard ayant tous les cachets, elle va pour son compte chercher les blessés sous n’importe quoi. Elle les place dans sa voiture, prend le volant, les ramène à Furnes et repart. C’est une Britannique.
Elle était à son ouvrage. Nous écrivîmes sur la boue de sa glace : « Bonjour, mademoiselle Miss, bon retour ! », et continuâmes vers Dixmude.
Depuis deux jours Dieu s’en mêle. Stimulé par ses créatures, il a sorti son arsenal : l’éclair, le tonnerre, la pluie, le grêlon. En temps régulier, il y aurait de quoi se voir tomber dans toutes les maladies. C’est la guerre. On a froid mais on ne met pas de complaisance à le sentir. On a froid, on est trempé, mais comme si l’on ne devait pas avoir chaud, comme si l’on ne devait pas être au sec. C’est bien.
Les grêlons craquent sous la semelle, C’est un petit jeu. Toujours un moment de soustrait aux grandes vagues d’émotion qui vous pressent. Chaque fois, en approchant du combat, votre être intérieur se renouvelle ainsi. Il y a réellement, à un certain endroit des champs, une barrière invisible, où d’un côté l’on respire le commun, et de l’autre, le choisi. L’âme change d’enveloppement : vous passez d’une vie dans la vie.
Nous avions franchi la barrière. Ces maisons là-bas, c’était Alveringhem, près de Dixmude. Nous savions que par là, souterrainement, les Belges veillaient. Nous prenons en pleine terre, allant vers eux.
Le canon recouvrait normalement la région de son bruit. Un autre bruit nous frappa l’oreille : on parlait fort. Nous avançons. À l’abri d’une haie, plusieurs sections formaient un cercle cabossé. C’était du milieu que venait la voix. Du milieu, par intervalle, s’élevait aussi, au bout d’un bras, un parapluie replié. Sommes-nous devant Alveringhem, sous Dixmude qui ne cesse de fumer, que les Allemands occupent pour un quart, les alliés pour un autre quart ?
— David a vaincu Goliath ! disait la voix.
Ce n’était pas une récréation, une idée comme les soldats en ont, c’était un discours.
—  … Vous avez passé par de dures épreuves. Vous avez eu faim, vous avez eu froid, vous avez froid. Vous avez connu l’amertume des retraites. Vous étiez seuls à Liège, à Tirlemont, à Anvers, seuls contre un formidable ennemi, formidable par le nombre et l’organisation.
À droite du cercle, de la tranchée, du côté qui n’a pas de rebord, les Belges passaient précautionneusement les yeux.
— … Il y a vingt jours, les Allemands faisaient un effort désespéré pour vous enfoncer. J’étais parmi vous. Je vous encourageais, je vous demandais de tenir, je vous adjurais de défendre, coûte que coûte, ce qui restait de votre territoire. Vous l’avez fait. Vous avez arrêté le Boche…
— Oui, disaient les yeux brillants des petits Belges.
— Je viens vous en féliciter !
Un train anglais blindé, circulant sur une ligne proche, mit en batterie ses grosses pièces de marine.
— Je viens vous en féliciter…
La voix humaine était couverte.
— Je viens vous en féliciter. Le roi m’a dit…
Un officier qui ne quittait pas ses jumelles cria :
— Baissez-vous, monsieur le ministre.
L’Allemand ripostait à l’Anglais. Le shrapnell fit sa gerbe cent mètres devant la haie.
— Le roi m’a dit : « Allez voir les troupes. Faites-leur toucher leur héroïsme. Apprenez-leur où nous en sommes. Allez aviver leur espérance. » Mes amis, votre espérance, si elle est comme la mienne, doit être bien brillante. Au début vous étiez seuls.
— Baissez-vous donc, monsieur le ministre, cria l’officier !
Toujours devant la haie.
— Maintenant regardez : les Français, les Anglais sont à vos côtés. Des Indes, de l’Afrique du sud, du Canada, de toutes les terres, les hommes de liberté viennent vous apporter leur cœur et leur poitrine. Les cosaques, les cosaques sont en Prusse. Ils font déjà connaître à vos ennemis les misères de l’invasion.
— Bravo ! bravo !
— Mes amis ! on a cependant encore besoin de votre courage. Vous avez froid, vous avez la pluie sur les reins, avec l’Allemand ça vous fait trois ennemis, soyez trois fois plus fort. Rien ne doit plus vous arrêter, même si vous n’aviez plus de souliers, même si vous n’aviez plus de pain, car je vous dirais comme Bonaparte à ceux d’Italie : « Allez en chercher là-bas ! »
La pluie était de la grêle. On ne savait plus si les déchirements lumineux du ciel venaient du canon ou du tonnerre.
— … Car là-bas, ligotées, sont vos mères et vos femmes. Elles attendent que vous veniez les délivrer. Quand elles vous embrasseront, ce sera sur vos fronts glorieux. Dans nos villes ! mes amis, dans nos villes ! et le drapeau devant !
— Vive la Belgique !
— Vive la Belgique !
— Vive la Belgique ! crièrent tous les yeux des tranchées.
M. Émile Vandervelde, citoyen, ministre d’État, avait parlé.
La nuit, avec sa traîne piétinée par les éclairs, glissait vite. Regagnant leurs abris, les hommes se dispersaient à quatre pattes. Le ministre regardait. Devant lui, un soldat leva le cou et lui dit :
— Émile !
C’en était un de Charleroi. Un des meetings.
— Bonjour, dit le ministre. On peut compter sur toi ?
— Je défendrai la patrie comme j’ai défendu la sociale.
— Alors, ça va.
Le train blindé malmène les positions allemandes. Il circule après chacun de ses coups. Les ripostes n’arrivent pas à le repérer. Elles s’exaspèrent. C’est par cinq coups à la fois qu’elles arrivent. Et les coups sont l’un sur l’autre.
Ces batteries ressemblent à la personne en colère qui mêle ses mots dans la fureur de n’avoir pas raison.
La voix d’Émile Vandervelde est encore dans l’air. Elle a vaincu pour un moment celle des engins. Ce soir des hommes pensent.
Car ils sont partis, il y a cent dix jours, voyant merveilleusement où ils allaient. Il y avait assez d’enthousiasme dans leurs yeux pour que leurs routes en fussent éclairées. Ils marchaient en connaissance. Ils ont marché. Ils ont marché. Les mois ont amené une autre saison. Les habits se sont ratatinés sur les côtes : les jambes se sont trouvées moins légères. Le temps, le malaise, l’usure se suivant ont fait leur pesée sur les épaules.
Or, ces temps, par ces nuits et ces jours de froid, de pluie, de tonnerre et de mort, il faudrait être bien magnifique pour ne pas sentir pleurer en soi. Quand un soldat pleure, la vérité n’est pas de le consoler, c’est de le réveiller de ses larmes.
Émile Vandervelde, citoyen et ministre, est venu sonner du clairon. Il a rallié la pensée.
L’homme est plus droit. Le devoir ! on l’aurait toujours fait. Aurait-on toujours su que c’est une chose comme le ciel, que l’on voit peut-être, mais dont on n’a jamais pu toucher l’extrémité !
Albert Londres.

mercredi 19 novembre 2014

Prise de bec autour du Goncourt des Lycéens

David Foenkinos attise les passions, qui l'eût cru? Après le Goncourt des Lycéens qui succédait au Renaudot pour Charlotte, David Caviglioli a publié hier soir, sur le site de L'Obs, dans sa partie Bibliobs, un article, "Charlotte": le problème avec Foenkinos, que j'aurais volontiers signé si j'avais son talent. Je vous conseille vivement de le lire toutes affaires cessantes. Je lui ai en tout cas, lors d'une délibération secrète avec moi-même, décerné le Prix du Meilleur Article de la Rentrée sur David Foenkinos. D'avoir ensoleillé les premiers moments de ma journée, à une heure où le soleil se trouvait encore de l'autre côté de l'horizon, méritait bien ça.
Tout le monde n'a pas apprécié autant que moi, si j'en juge par le tweet posté en réponse par Bernard Lehut, journaliste littéraire à RTL. Jugez vous-mêmes.


Tout le monde a le droit d'apprécier les livres de David Foenkinos et, partant, les choix du Renaudot ainsi que du Goncourt des Lycéens. On a aussi le droit d'apprécier moins, de le dire, de l'écrire.
Mais s'il y avait, plutôt qu'un problème avec Foenkinos, un problème avec le Goncourt des Lycéens?
Avant d'expliquer pourquoi je me pose la question, il faut dire quand même, non pour désamorcer les remarques aigres-douces que cette note de blog suscitera peut-être, mais parce que je le pense sincèrement, pourquoi c'est bien, le Goncourt des Lycéens.
C'est bien parce qu'une génération réputée réfractaire à la lecture se trouve confrontée à de la littérature contemporaine et que les participants aux jurys, à différents niveaux, se passionnent, si j'en crois ce que je lis ici ou là (et j'ai très envie de le croire), pour leurs lectures.
C'est bien parce que, repensant à la manière dont j'ai abordé la littérature à l'âge de ces lycéens, je me rappelle que les enseignants donnaient l'impression de la présenter comme une langue aussi morte que le latin - car j'étudiais aussi, ou plutôt j'étais censé étudier le latin. Et voici, pour ces jeunes jurés, des livres publiés de frais ainsi que des rencontres avec des auteurs en chair et en os. (Je n'avais que l'os, à mon époque et dans mon milieu.)
C'est bien parce qu'un prix littéraire de plus reste, malgré tout le mal qu'on peut penser du système, une occasion de projeter un livre, des livres, dans l'actualité. Jamais je ne m'en lasserai, quels que soient ces livres et leurs mérites ou défauts respectifs.
MAIS...
Le revers de la médaille, ce sont peut-être bien les rencontres des candidats au Goncourt des Lycéens avec celles et ceux qui vont choisir entre eux.
Car enfin, qu'y a-t-il de plus important que le texte dans un livre? Celui qui l'a écrit a-t-il pour fonction d'en être l'auteur ou de le défendre? (J'ai failli dire: de le vendre.) La chair et l'os s'animent, sont plus ou moins sympathiques, et qui va me faire croire que cela n'influence pas le jugement des lecteurs, amenés à oublier les éventuelles scories d'un ouvrage parce que son auteur en parle si bien / qu'il est si beau / qu'il est drôle / qu'il a une présence... une présence, quoi, presque une aura?
Donc, le Goncourt des Lycéens est-il attribué à un roman ou à son auteur?
Vous me direz qu'il en va peut-être de même pour les prix littéraires traditionnels, le milieu de l'édition étant, comme tous les milieux, propre à engendrer amitiés ou inimitiés qui pèsent probablement au moment des votes.
Certes. Il n'empêche que le couronnement de David Foenkinos (et les votes pour Grégoire Delacourt) s'explique mieux quand on se pose des questions de ce genre.

mardi 18 novembre 2014

Encore David Foenkinos au Goncourt des Lycéens

Il n'en avait pas assez avec le Renaudot? Il fallait vraiment donner aussi à Charlotte le Goncourt des Lycéens? Dans une saison des prix littéraires qui ne se passait pas trop mal, cela fait un peu tache. Je vous ai déjà dit, il y a deux semaines, tout ce que je pensais du nouveau roman de David Foenkinos, je ne vais donc pas recommencer.
Mais quand même, les jeunes, ce n'est plus ce que c'était...
Hein? Il y a quelqu'un qui a dit: "Vieux con!"?
Si, si, j'ai entendu...
Lisez-le donc.
Je connais de bons lecteurs qui se sont arrêtés avant la cinquantième page. J'ai fait l'effort d'aller jusqu'au bout. Allez-y, vous m'en direz des nouvelles!
Mais, je vous en prie, ayez ensuite un petit, tout petit mouvement de curiosité pour prendre le temps de lire autre chose. Tiens, chez le même éditeur, par exemple, et si vous aimez la couverture blanche, il y a un roman d'Eric Reinhardt...

Sale affaire à Bruges

Bruges, la ville où Pieter Aspe confie des enquêtes au commissaire Pieter Van In, n’est pas morte, comme dans le roman de Georges Rodenbach. Mais on y rencontre des cadavres à chaque coin de rue, à commencer par une famille dans une villa cossue : deux enfants et leurs parents. Les premières constatations semblent montrer que le père a tué les autres avant de se pendre. Aucune certitude, bien entendu.
Van In écluse des Duvel et crache ses poumons chargés de nicotine et de goudron. Son adjoint, Guido Versavel, plus sobre, réserve ses excès à un amant de rencontre non protégée. Sa compagne, Hannelore Martens, juge d’instruction, soupire devant les excès du commissaire et se demande si elle ne ferait pas bien de le tromper. Mais les qualités humaines du flic sont à la hauteur de ses défauts, ce qui retient Hanelore près de lui – et le lecteur avec elle.
Il y a évidemment une enquête, qui nous conduira à tutoyer un ministre. D’accord, pas nous, mais Van In est si proche qu’il est facile de se croire avec lui, et de faire pareil. Tutoyons donc un ministre qui n’a pas que de bonnes manières et pour qui Van In est, on le lui a dit, un homme compréhensif capable de ne pas provoquer de vagues là où il vaut mieux rester en eaux paisibles. Deux précautions valent cependant mieux qu’une et, pour garder secrets certains aspects de sa vie, le ministre (que très vite on ne tutoie plus) est prêt à compromettre Van In. Qui, probablement, s’en fout.
De quoi ne se fout-il pas, le commissaire ? Pas de Hannelore et de leur enfant. Pour le reste, sa conception de l’humanité est assez ouverte pour y accueillir toutes sortes de personnes. Même une jeune collègue très excitée en sa présence – car il a une présence, Van In, personne ne peut le nier – appartiendrait à un cercle plus proche si les circonstances n’en décidaient autrement.
Quelques casiers de Duvel et quelques fausses pistes plus tard, l’affaire trouvera un épilogue brutal. Sinon qu’on ne sait toujours pas pour Versavel. Il faudra suivre le feuilleton puisque Le message du pendu est la onzième enquête de Van In en français et qu’il en reste un gros paquet à traduire. La femme tatouée, en grand format, vient de s'ajouter aux œuvres disponibles en français.