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mardi 1 décembre 2020

Le Goncourt d'Hervé Le Tellier


La rumeur n’avait pas tort, qui traçait une voie royale à Hervé Le Tellier vers le Goncourt avec L’anomalie, son dernier roman. Ou vers tout autre prix littéraire qui lui aurait plu, car il était présent dans la plupart des premières sélections. Le point de départ de l’ouvrage est piquant, le traitement ne l’est pas moins, il y a lieu de se réjouir de la possibilité d’une excellente lecture, pour les lauriers c’est fait. Victor Miesel, l’écrivain qui est un des personnages – et qui écrit L’anomalie – a vu un précédent livre, Des échecs qui ont raté, retenu « dans les premières listes du Médicis, du Goncourt et du Renaudot, pour disparaître quinze jours plus tard des deuxièmes sélections ». C’est lui qui a consolé son éditrice, Clémence Balmer…

Comme tous les passagers et les membres d’équipage du vol AF006 Paris-New York, Victor Miesel a traversé la lessiveuse d’un gigantesque front nuageux, le 10 mars 2021. Le commandant Markle a mené son Boeing 787 à bon (aéro)port. Tout le monde a été secoué, les vitres blindées sont étoilées des impacts de grêlons mais, au final, tout le monde s’en tire bien.

Sinon que, trois mois plus tard, la même scène se reproduit presque à l’identique : même vol, même équipage, mêmes passagers, traversée de l’orage et, au moment de la reprise de contact avec le sol, l’avion est dérouté vers un autre aéroport. A peine au sol, l’appareil et ses occupants sont pris en charge par l’armée. Enquêtes, interrogatoires… Les personnes qui avaient atterri en mars ont, depuis, continué à vivre leur vie (à un suicide près), celles qui arrivent aux Etats-Unis en juin, les mêmes, ont un trou de trois mois dans leur existence. C’est bien une anomalie, une situation imprévue.

Elle mérite de battre le rappel des chercheurs qui ont élaboré, après le 11 septembre 2001, les scénarios envisageant les moindres dysfonctionnements possibles du trafic aérien. Résultat : tout est maintenant sous contrôle et les meilleures décisions à prendre sont détaillées, pour chaque cas, dans un copieux mémorandum. Qui pourtant ne satisfait pas encore le Pentagone : « Et si nous sommes confrontés à un cas n’obéissant à aucune situation étudiée ? » Va pour un protocole 42 que Tina et Adrian ajoutent à leurs travaux, avec une seule recommandation : faire appel aux scientifiques qui ont planché sur le sujet, bien qu’ils avaient envisagé leur réponse à l’improbable comme une blague de potaches.

Tout le roman a aussi l’air d’une blague, mais d’une blague dont l’auteur, comme le pouvoir devant le dédoublement du vol 006, prend les conséquences très au sérieux. Quelques aventures individuelles sont détaillées, elles ne manquent pas de sel. A commencer par ce que devient Blake, le tueur professionnel d’un premier chapitre qui nous avait lancé sur la fausse piste d’un polar…

Sur une idée de roman fantastique, Hervé Le Tellier a construit un roman qui se coule dans le réalisme de situations inédites, avec des pointes d’humour et une gravité engendrée par une remise en question de la condition humaine.

mardi 27 octobre 2020

La dernière sélection du Goncourt, surprise ou non?

A lire la moitié des noms d’éditeurs présents dans la dernière sélection du Goncourt, il n’y a pas de surprise : Gallimard et Grasset, comme d’habitude.

A lire l’autre moitié de ces noms, quelque chose d’un séisme (mini-séisme, n’exagérons rien) a dû se produire pendant les mois confinés-déconfinés (reconfinés ?) de 2020 qui ont bousculé l’édition et retardé le calendrier de ce prix littéraire : Emmanuelle Collas et Verdier, comme jamais (pas sûr pour Verdier cependant, même si je n’ai pas le souvenir d’un livre paru là-bas et qui se serait trouvé auparavant dans le dernier carré du Goncourt).

Mais, bien sûr, ce n’est pas la répartition par maison d’édition qu’il faut analyser. Seules les mauvaises langues prétendent que les mêmes sont, à peu de choses près, toujours récompensées (à quoi les vertueux leur répondent qu’elles sont les premiers choix des auteurs et autrices). Et, quand un éditeur moins fréquenté remporte le gros lot, les mêmes mauvaises langues affirment qu’il s’agit, pour l’académie Goncourt, de s’acheter à peu de frais un gage de virginité. Renouvelé de loin en loin, très rarement pour tout dire.

Donc, allons à l’essentiel : les livres.

La sélection est celle-ci :

  • Les impatientes de Djaïli Amadou Amal (Emmanuelle Collas)
  • L’anomalie de Hervé Le Tellier (Gallimard)
  • L’historiographe du Royaume de Maël Renouard (Grasset)
  • Thésée, sa vie nouvelle de Camille de Toledo (Verdier)

Mon choix est clair : Hervé Le Tellier mérite le Goncourt cette année.

D’autant que le roman de Maël Renouard, vers lequel j’aurais pu pencher également, a toutes les chances d’obtenir ce jeudi le Grand Prix du roman de l’Académie française (mais il est déjà arrivé qu’un roman soit couronné par les deux jurys, n’est-ce pas, Jonathan Littell ?).

Quant à Thésée, sa vie nouvelle, c’est très beau mais je suis resté un peu froid devant la douleur du narrateur.

Et si c’était Djaïli Amadou Amal ? Quel symbole ! Une femme, noire, d’Afrique, musulmane, qui parle de la polygamie vue de l’intérieur ! Le courage ne suffit pourtant pas au lecteur que je suis. Il eût fallu, aussi, un talent que l’écrivaine n’a pas (encore ?).

jeudi 15 octobre 2020

Prix Landerneau des lecteurs : Lola Lafon

On a presque terminé Chavirer, le nouveau roman de Lola Lafon, et on l’est, chaviré, depuis un certain temps, quand arrivent deux phrases à l’air d’une profession de foi. L’idée est attribuée à Enid, une documentariste, mais elle est sans aucun doute ancrée aussi dans l’esprit de l’autrice : « Aux étudiants en cinéma, elle affirme continuellement qu’elle n’a pas de méthode à leur transmettre. Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. »

Par quoi Lola Lafon était-elle donc hantée quand elle a écrit Chavirer ? Par l’air du temps, certainement, celui que souffle le hashtag #MeToo, mais aussi par le besoin de construire un récit plus nuancé que les témoignages ne le sont souvent sur ce terrain miné. Son personnage principal, Cléo, est certes une victime. Mais « une mauvaise victime ». Et voilà comment dépasser l’air du temps pour entrer dans l’esprit d’une adolescente qui n’a pas tout compris aux codes dont elle dépend, qui utilise les zones d’ombre pour s’y réfugier et devenir, du même coup, complice des prédateurs.

Cela pourrait être un parcours presque réussi. Cléo a treize ans en 1984, ses parents l’ont poussée à prendre des cours de danse pour qu’elle ne reste pas affalée devant la télé. Cléo n’appartient pas à la meilleure société de sa ville de banlieue, le cours privé de Madame Nicolle l’amène à côtoyer les élèves d’un collège huppé, à les entendre évoquer, comme si c’était naturel, « un week-end en Normandie, des vacances aux Baléares, un séjour linguistique aux États-Unis. La voiture de maman, celle de papa. La femme de ménage, la nounou. L’abonnement à la Comédie-Française et au théâtre des Champs-Élysées. »

Quand Cléo est détectée par Cathy, une chasseuse de talents, qu’elle voit miroiter la possibilité d’une bourse grâce à laquelle sa vie ressemblera à un rêve éveillé, elle emprunte sans se poser de questions le chemin qui s’ouvre devant elle. Devenir pro, prendre la lumière… « Le futur ressemblait à une ivresse. »

Sinon qu’après l’ivresse vient la gueule de bois. La fondation Galatée ne choisit que l’excellence après des entretiens qui suivent l’acceptation du dossier. Pour celui-ci, une photo est nécessaire, dont Cathy s’occupe en rétribuant Cléo – un billet de cent francs, le premier d’une longue série – pour le temps qu’elle y a passé. D’ailleurs, cela en valait la peine : un membre influent du jury a été séduit par le dossier (ou par la photo ?) et veut rencontrer Cléo. Les premiers pas vers la gloire supposent d’être détendue, souriante, les suivants mettent en valeur la fraîcheur, l’envie d’être dévorée, la bouche, la langue, les doigts « comme des insectes agacés exaspérés de ne pas réussir à aller là où ils s’acharnaient à aller quand même ».

Cléo sent bien que quelque chose n’est pas normal. La honte la gagne, mais ne faut-il pas en passer par là ? D’une certaine manière, « désirer vraiment la bourse, était-ce désirer les doigts ? »

L’engrenage est puissant, y échapper demanderait une force de caractère ainsi que la conscience des faits, et Cléo n’a ni l’une ni l’autre. Manipulée, elle manipule à son tour, recrute la chair fraîche qu’elle a été, en faisant miroiter les mêmes espoirs que Cathy lui avait laissé entrevoir.

Tout cela est une histoire tragique de piège, de demi-consentement, d’autorité malfaisante, de soumission plus ou moins volontaire. Chavirer navigue dans des eaux ambigües au sein desquelles le bien et le mal se confondent dangereusement, à un âge précoce où il est impossible de discerner les limites qui n’auraient pas dû être franchies.

Cléo grandira, elle dansera, même sans bourse, mais l’épisode de la fondation Galatée, pendant lequel elle fut autant victime que coupable, restera une tache durable sur son passé. Malgré celle-ci, Lola Lafon parle merveilleusement de ces danseuses utilisées à peu près comme du bétail décoratif, dans les ballets de Michel Drucker ou dans des salles de spectacle. On sue et on souffre avec elles en même temps qu’on partage leur intimité. Le réel nous happe.

Et pourtant, la plus belle réussite de la romancière est de faire ressentir la violence faite par les hommes aux petites filles en n’en disant presque rien. L’ellipse règne en outil efficace de la suggestion. C’est derrière les mots du livre que s’avancent les pincements au cœur qui saisissent à la lecture.

samedi 10 octobre 2020

Javier Cercas, un passé familial qui ne passe pas (entretien)

Quand on tente de décrire le passé, cela semble « aussi difficile que saisir l’eau dans ses mains », écrit Javier Cercas dans Le monarque des ombres. Traité avec autant de rigueur qu’Enric Marco, le personnage de L’imposteur, Manuel Mena était encore davantage un homme sur qui, comme l’écrivain le disait du précédent, il ne voulait pas écrire. Le danger se situait, cette fois, dans la proximité : ce fervent phalangiste au début de la Guerre d’Espagne appartenait à sa famille. Mais, comme Javier Cercas nous l’explique, il aime la complexité.

Avez-vous, comme vous le racontez, hésité avant de vous décider à écrire ce livre ? Pensiez-vous vraiment confier la documentation à quelqu’un d’autre ?

La réponse aux deux questions est oui. Le monarque est le premier livre que j’ai voulu écrire, parce que la première question complexe que je me suis posée dans la vie est liée au destin de Manuel Mena, son protagoniste – ou du moins, son protagoniste apparent – et, pour moi, écrire un roman consiste à formuler une question complexe dans sa plus grande complexité possible.  La meilleure réponse à la question de savoir pourquoi j’ai tant tardé à l’écrire se trouve dans le livre lui-même, qui décrit son propre processus de composition. J’ai tant tardé parce que la littérature est ce qui transforme le particulier en universel et il me semblait extrêmement difficile de rendre universelle une histoire aussi personnelle que celle de Manuel Mena. J’ai tant tardé parce que, quand j’étais jeune, je pensais pouvoir refuser mon héritage familial le plus sordide – celui de la guerre civile, celui de l’adhésion de ma famille à la cause franquiste, dont Manuel Mena est le symbole –, et je n’avais pas compris, alors, que ce que l’on peut faire de mieux avec son héritage c’est, d’abord, le connaître en profondeur – ce qui n’a rien de facile – et, ensuite, le comprendre – comprendre ne signifiant pas justifier mais précisément le contraire : cela consiste à se doter des instruments qui empêchent de commettre les mêmes erreurs. Pourquoi ? Parce que si l’on connaît et comprend l’aspect le plus sordide de son héritage, on peut le contrôler ; faute de quoi, c’est lui qui nous contrôle.

Vous écrivez plusieurs fois, sous diverses formes : « je ne suis pas littérateur et je ne peux pas affabuler ». S’agit-il d’un garde-fou à votre propre usage, pour éviter une possible dérive ?

C’est probable. J’alterne dans ce livre les voix de deux narrateurs (ou celle d’un seul narrateur dédoublé, si l’on préfère). D’un côté, la voix d’un historien, presque un notaire, qui tente de reconstruire avec la plus grande précision et complexité possibles une histoire du passé récent (l’histoire de Manuel Mena, de ma famille et de mon village natal pendant les années 1920 et 1930, qui sont un exact reflet de l’Espagne d’alors : « dépeins ton village et tu dépeindras le monde » a dit Tolstoï). Ce narrateur parle de moi à la troisième personne, me corrige, etc. ; c’est lui qui n’aime pas les littérateurs et qui affirme qu’il ne peut pas fabuler parce que les historiens ne peuvent pas fabuler. Mais, en alternance avec ce premier narrateur, j’en ai installé un deuxième qui s’appelle Javier Cercas et qui, comme je le disais plus haut, raconte le processus de composition du livre : mes doutes, mes perplexités, mes voyages pour réunir la documentation et interroger des témoins, etc. ; un narrateur plus souple que le précédent, qui a recours à l’humour et va même jusqu’à inventer certaines choses (très peu). Le roman surgit du dialogue entre ces deux narrateurs, entre le présent et le passé récent, et entre l’histoire et la littérature. Avant d’avoir trouvé ce mécanisme – qui me permettait de me mettre à distance de moi-même et de mon héritage tout en racontant la vérité et en me plaçant à l’intérieur de l’histoire – je n’avais pas trouvé le livre, je ne voyais pas le moyen de transformer le particulier en universel, de faire de l’histoire de Manuel Mena l’histoire de millions et de millions d’adolescents qui partent à la guerre dupés par les adultes, croyant que la guerre est noble et utile, et dupés aussi par des idéologies toxiques qui, à l’instar du fascisme dans les années 1930 ou de l’islamisme radical actuel, promettent le paradis et finissent par créer l’enfer.

Manuel Mena est un sujet passionnant mais délicat. On aimerait le détester franchement, ce n’est pas si simple. Avez-vous évolué de la même manière ?

En effet. Mon intention était, comme je l’ai dit, de comprendre et non de juger. Je crois que c’est notre obligation en tant que personnes, mais surtout en tant qu’écrivains. Et ce que j’ai compris ce sont certaines vérités embarrassantes, comme par exemple que les meilleurs individus, mus par les élans les plus nobles (l’idéalisme, la générosité, le courage), peuvent commettre les pires erreurs. C’est un constat à la fois évident et très difficile à accepter pour la plupart des gens qui généralement préfèrent le confort d’un mensonge beau et simple à l’embarras que cause une vérité complexe et désagréable. Voilà pourquoi beaucoup préfèrent le mensonge à la vérité ; et c’est toujours le mensonge qui l’emporte.

Vous analysez des documents parfois erronés. Mais la mémoire, écrivez-vous, est « encore moins fiable ». N’est-ce pas toujours le cas quand vous rencontrez les témoins d’une époque passée ?

Absolument. Et c’est pourquoi il ne faut ni sacraliser la mémoire ni cesser de soumettre à la critique les propos des témoins d’un fait. C’était le thème de mon précédent livre L’imposteur que Le monarque vient, au fond, compléter.

Les témoins sont essentiels pour la reconstruction du passé mais, comme la mémoire est fragile, ils peuvent se tromper (et même essayer de nous tromper délibérément, comme le faisait le protagoniste de L’imposteur). Renoncer à soumettre à la critique la mémoire des témoins, c’est renoncer à la vérité.

Pourquoi est-il si important d’écrire sur le passé ?

Parce que le passé – et surtout le passé pour lequel subsistent une mémoire et des témoins, qui est celui qui m’intéresse –, n’est pas encore passé : il est une dimension du présent ; et sans elle, le présent est mutilé. C’est pourquoi, même si parfois ce n’est pas évident, mes livres parlent toujours du présent : ils essaient, en fait, de démontrer que le présent est plus riche et plus complexe qu’il n’y paraît et qu’il englobe aussi le passé immédiat. Et que sans ce passé le présent manque de sens. Pour le reste, si elle ne nous aide pas à comprendre le présent – et à essayer d’éviter les erreurs du passé – l’histoire ne sert presque à rien.

jeudi 1 octobre 2020

Œdipe en Turquie

Cem a seize ans, son pharmacien de père a disparu. Non en raison de ses opinions politiques qui lui avaient valu un noble emprisonnement quelques années plus tôt. Mais pour une autre femme que la sienne. Le lycéen, qui rêve de devenir écrivain, qui aide d’ailleurs un libraire, ne se fait aucune illusion sur l’homme qui l’a engendré. Pour gagner un peu plus d’argent qu’à la librairie, Cem va accompagner un puisatier sur un chantier qui s’éternise, dépenser ses jeunes forces à chercher de l’eau qu’on ne trouve pas, et provoquer, la faute à la fatigue, un accident dont il fuit les conséquences – choisissant d’ignorer d’ailleurs ce qu’elles sont, tant il craint le pire.

Le travail qu’il a accompli là change tout dans sa vie. D’abord, il a trouvé en Maître Malmut un père de substitution : sévère, mais juste. Ensuite, il a rencontré, dans ce qui n’est pas encore un faubourg d’Istanbul, une femme rousse avec laquelle il fait l’amour et qui occupera ses pensées bien plus longtemps que prévu. Enfin, tout est en place pour rejouer une histoire que Cem a lue quand il puisait ses lectures dans les rayons du libraire, celle d’Œdipe.

Le mythe a donné naissance à bien des œuvres, pas seulement littéraires d’ailleurs. Il est si lourd de sens qu’il peut donner naissance à de multiples interprétations sans jamais perdre sa charge fondamentale où se mêlent le destin et les rapports familiaux.

Orhan Pamuk s’en est emparé à son tour dans son nouveau roman, La femme aux cheveux roux (traduit par Valérie Gay-Aksoy). Comme il se doit, le récit s’avance derrière des masques d’apparence anodine – si un premier amour est anodin, ou la fuite d’un père, ou un accident, ou une vocation contrariée. Il est, quoi qu’il en soit, implacable. D’autant que se superpose, à la tragédie d’Œdipe, celle de Rostam, tirée d’une épopée iranienne : le père y tue le fils, comme dans une image en miroir qui trouble la vision globale – et trouble en particulier Cem, obsédé par les deux récits. « C’est à cette période-là que, dans le cours de la vie ordinaire, je pris l’habitude de comparer les pères et les fils que je rencontrais avec Œdipe et Rostam », reconnaît-il dans un roman dont il est le narrateur.

Son intérêt ne faiblissant pas, alors qu’il est marié avec Ayse sans espoir de descendance, son épouse commence à partager cette lecture du monde : elle y « voyait une rêverie autour du fils que nous n’avions pas eu ». Au moins, pas de fils pour Cem, donc pas de meurtre programmé, ni Œdipe ni Rostam. En principe…

Orhan Pamuk est un romancier retors – et fascinant. On peut lire son livre comme une histoire d’amour. Ce n’est pas faux. On peut en tirer des leçons sur les strates du sol, le savoir du puisatier, celui de l’ingénieur. La femme aux cheveux roux est cela aussi, et bien d’autres choses. Mais, surtout, un courant souterrain l’anime, qui emporte personnages et lecteurs dans un même flux dont la direction se précisera petit à petit.

mercredi 30 septembre 2020

La faute à pas de chance – ou à Chris Offutt

Tucker n’a pas encore dix-huit ans et, en 1954, sa longue marche l’a amené au Kentucky : il rentre chez lui après avoir participé à la guerre de Corée. L’expérience qu’il n’aurait pas connue sans mentir sur son âge en s’engageant l’a mûri. « C’était la guerre de Truman, pas celle de Tucker, mais il avait tué et avait failli se faire tuer, et il avait vu des hommes trembler de peur et pleurer comme des enfants. » Il possède 440 dollars et onze médailles, ainsi qu’un embryon de morale et une détermination absolue.

La bravoure manifestée au combat se réveille quand il tombe sur un viol : l’oncle de Rhonda s’est arrangé pour se retrouver seul avec elle, son désir accru par le jeune âge de sa nièce – elle a quinze ans. Tucker, généreux guerrier, sauve la belle et laisse la vie sauve au criminel, il est de la famille. Presque de la sienne puisque l’événement rapproche tant les jeunes gens qu’ils se marient.

Dix ans plus tard, dans la deuxième partie du roman, Hattie, assistante sociale, accompagnée de son chef Marvin, se rend chez Tucker et Rhonda. Le premier est absent – il est au travail, on saura lequel plus tard. Rhonda déprime, c’est logique : seule Jo, parmi leurs quatre enfants, ne souffre d’aucun handicap. Deux petites filles prostrées et un garçon d’une dizaine d’années complètent une famille que Hattie fréquente régulièrement et qu’elle estime surtout malchanceuse. Tandis que Marvin, qui la découvre, est choqué et envisage pour les enfants un placement immédiat…

D’une part, cette existence à l’écart du monde, selon des normes peu communes et correspondant, malgré tout, à un certain équilibre interne. D’autre part, le représentant de l’ordre social et moral, imaginant qu’il suffit de déplacer des enfants pour que la paysage retrouve une apparence paisible.

Le débat est posé, mais il ne se prolongera qu’en filigrane de la trajectoire qui conduit Tucker, transporteur d’alcool illégal pour un gros bonnet de ce trafic, vers la case prison. Où il fera un séjour plus long que prévu, ce qui ennuie tout le monde : lui-même, bien entendu, son boss, qui le paie pour cela, et Rhonda, désormais sans ses enfants.

Les Nuits appalaches, de Chris Offutt, sont noires comme un roman de la même couleur. Elles sont néanmoins traversées d’une humanité qui, pour ne pas s’embarrasser de douceur (c’est un euphémisme), ne déroge à certains principes. On est à la fois horrifié et séduit.

mardi 29 septembre 2020

Vincent Message place « Cora dans la spirale »


Vincent Message, avec son troisième roman, poursuit une démarche cohérente où l’imagination se met au service d’une interprétation du monde – de notre monde contemporain. Cora dans la spirale est l’histoire d’une jeune femme aspirée par un système de management qui vise à l’efficacité totale, à la rentabilité maximale, et tant pis pour celles et ceux qui ne se montrent pas à la hauteur ou ne sont pas assez malléables pour se plier avec docilité aux lois du moment.

Chez Borélia, une compagnie d’assurances en pleine transformation – plus tard, on pourra dire restructuration –, l’entreprise familiale a cédé aux sirènes d’un groupe plus important. « Big is beautiful », n’est-ce pas ? Cora voit venir les changements avec un peu de crainte car elle vient de rentrer d’un congé de maternité – et la petite Manon, si elle enchante sa vie avec Pierre, ne simplifie pas l’organisation de la vie quotidienne. Mais, forte de ses qualités reconnues dans le secteur du marketing où elle se trouve, elle imagine traverser sans trop de mal l’inévitable tempête.

Bien entendu, rien ne se passe comme prévu. La marche d’une entreprise est un rouleau compresseur qui fait peu de cas des individus et les états d’âme ne sont rien devant les buts poursuivis. Que Cora tombe amoureuse de Delphine, membre de la mission de conseil chargée d’optimiser le fonctionnement des différents secteurs, qu’elle s’attache à aider un réfugié malien en quête de paix après la guerre qu’il a fuie, ainsi que d’une autorisation de séjour en France, ce ne sont que des détails dans une histoire globale.

C’est pourtant à ce genre de détails que Mathias s’attache quand il tente de reconstituer, longtemps après des événements dont on apprendra pourquoi ils le touchent de près, ce qui est arrivé jusqu’au drame. De celui-ci, n’en disons pas rien, car il est longtemps annoncé, menace à l’horizon, et, à l’évidence, il se concrétisera le moment venu – laissons-le donc venir, il est assez brutal pour justifier l’attente.

D’autant que cette attente est nourrie d’une vie examinée sous tous les angles, comme s’il s’agissait de rédiger un portrait long format. Très long format. Les aspirations de Cora étaient bien plus grandes que le territoire sans cesse rétréci que lui ont laissé les années. « 30 ans seulement, et de moins en moins de vies possibles », a-t-elle écrit dans un des carnets qui retracent par bribes quelques épisodes du passé, avec les hauts et les bas d’une sensibilité parfois exacerbée. Mais qui nous touche à chaque instant.

lundi 21 septembre 2020

Lola rouge se joue de l’espace

Brûlant comme un premier amour, ce qu’un premier roman n’est pas à chaque fois. Ou brûlant comme un amour définitif, premier et dernier, après toi il n’y aura plus personne, et qu’y aura-t-il après le premier roman ? Poser la question, c’est savoir qu’il n’y a pas de réponse dans Requiem pour Lola rouge (au moins jusqu’au deuxième roman, depuis 2010 on est rassuré), mais reconnaître la frénésie manifestée par Pierre Ducrozet. Assez contagieuse pour laisser une trace, assez entraînante pour suivre un jeune homme amoureux jusqu’au bout du monde, dans une démarche imitatrice, puisque lui-même suit Lola partout, Lola perdue et retrouvée, depuis la nuit où il l’a rencontrée.

Mais peut-être rêvait-il et n’a-t-il plus cessé depuis. « Je ne sais plus si je rêve ou si je suis rêvé », écrit le narrateur, P. Que fume-t-il ? Avec quoi se pique-t-il ? C’est la littérature, peut-être, qui l’a mis dans cet état, il faudra se souvenir de ces lignes, glissées dans la deuxième page comme une promesse ou une menace : « Un ami m’avait passé un livre, les Chants de Maldoror, tu verras, m’avait-il dit. J’avais vu. Ça m’avait cramé les circuits. Les mots, des vipères – j’en finis par le déchirer, ce foutu bouquin, une nuit d’hiver à s’en esquinter la vie – page par page, oui, jusqu’à le jeter, ensanglanté, dans un coin de l’appartement. » Après ça, comment s’étonner que plus rien ne soit pareil ? Que Lola se pointe ? Qu’elle agace et soit indispensable, qu’elle traverse les murs et l’espace ?

Une musique rythmée, que l’on imagine jouée par un saxophoniste déhanché, finit d’emporter l’adhésion, à moins qu’elle soit au début de celle-ci. Tout est lié dans ce livre, le ton et des événements invraisemblables, l’invention verbale et la dérive sociale – P. est une sorte d’assistant-cambrioleur, dont une bande d’authentiques voleurs se sert pour faire ouvrir les portes, parce qu’il présente bien et peut inspirer confiance.

P. est un menteur congénital. D’où le fait, se dit-on avec l’impression d’avoir compris, qu’il a tout inventé. Sinon qu’il se ment d’abord à lui-même, depuis toujours, pour échapper au réel. Et, cette fois-ci, le réel lui échappe. Personne ne pourra le croire, forcément. Sauf le lecteur, qu’il bouscule agréablement. Voilà qui change de la routine. Traverser la rue devient une aventure, puisque peut-être Lola rouge sera sur l’autre trottoir et que, soudain, au lieu d’être à Montmartre, on sera à Lisbonne, ou au Vietnam. Et, l’instant d’après, sur la route de Bangkok. Parce que Lola a disparu entre-temps, bien sûr.

lundi 14 septembre 2020

Nicolas Mathieu raconte une tranche de réel

Nicolas Mathieu, 42 ans, né à Epinal, a le vent en poupe : son premier roman, Aux animaux la guerre, paru en 2014 dans la collection Actes noirs, a été adapté par Alain Tasma en six épisodes d’une série pour France 3 ; le deuxième, Leurs enfants après eux, toujours chez Actes Sud mais dans la série de littérature, lui a valu le Goncourt en 2018.

Les deux romans se déroulent dans la région d’origine de l’écrivain. La ville industriellement sinistrée de Heillange est le décor de Leurs enfants après eux. Sinistre, forcément sinistre, cette ville sur laquelle ne règnent pas Anthony et Hacine, deux personnages principaux que tout oppose. La rouille a envahi les aciéries désaffectées, les habitants sont aussi tristes que leur environnement, même si les jeunes écoutent Nirvana en 1992 et frémissent au parcours de l’équipe de France au Mondial de football en 1998. Ce sont les deux dates butoirs entre lesquelles le roman se déroule et l’ambiance ne s’est améliorée que de manière très superficielle.

D’ailleurs, tout le monde veut quitter Heillange puisqu’il n’y a pas d’avenir sur place, autre que la répétition des beuveries, du feu d’artifice du 14 juillet, de la baston, des amours pas très gaies. Certains voudraient réagir, comme le proclame Pierre Chaussoy : « le temps du deuil est fini. Ça fait dix ans maintenant qu’on pleure Metalor. À chaque fois qu’on parle d’Heillange, c’est pour évoquer la crise, la misère, la casse sociale. Ça suffit. Aujourd’hui, nous avons le droit de penser à autre chose. A l’avenir, par exemple. » Mais le président de l’association qui gère le club nautique pense surtout à sa propre carrière politique. Et se moque pas mal, au fond, de savoir si sa fille Steph, qui fascine Antony, est heureuse…

De ces dialogues de sourds, Hacine a cherché à s’enfuir. Faire fortune ailleurs, laisser tomber les entretiens qui ne débouchent jamais sur une embauche, passer du côté de l’illégalité grâce à la drogue qui se cultive bien au bled, blanchir l’argent ensuite – c’est là que ça coincera, pour un retour peu glorieux afin d’éviter de plus gros ennuis encore. Au fond, les histoires de moto volée, cramée, avec juste retour des choses au moment où l’on croyait le conflit apaisé, restent moins graves, tant pis si elles sont vécues sans enthousiasme.

Nicolas Mathieu raconte avec justesse la vie grise d’un groupe d’adolescents piégés par le lieu où ils n’ont pas choisi de naître. Son roman social qui ne se donne pas pour tel est une tranche de réel comme aucun sociologue n’oserait en écrire. Il faut être romancier pour le faire.

dimanche 13 septembre 2020

« Merci », le mot-clé du dernier roman de Delphine de Vigan

En refermant Les gratitudes, le dernier roman de Delphine de Vigan, on quitte des personnages tous positifs et pourtant le livre est formidable. L’autrice ne doit pas avoir grande considération pour l’affirmation d’André Gide : « Ce n’est pas avec de bons sentiments qu’on fait de la bonne littérature. » Affirmation balayée avec assurance.

Pour l’essentiel, ils sont trois protagonistes dont deux prennent en charge la narration à tour de rôle : Marie et Jérôme. Ils sont jeunes mais se croisent – sans se rencontrer – dans une maison de retraite Ehpad (Etablissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, selon la terminologie française). Ils y rendent visite, à des moments différents, à une vieille dame, Michka. Celle-ci s’est beaucoup occupée de Marie qui, sans elle, aurait été laissée à elle-même à une époque où elle avait besoin d’une famille. Quant à Jérôme, les heures qu’il passe dans la chambre de Michka ont une motivation professionnelle : il est orthophoniste et tente de rééduquer celle qui a perdu une partie de ses moyens d’expression.

Michka avait compris tout de suite, même si la façon qu’elle avait eu de le dire à l’opératrice appelée dans un moment de panique : « Je suis en train de perdre. » Perdre quoi ? Le dire est d’autant plus difficile que c’est l’outil même de la parole qui se déglingue. Ce qui domine, quand Marie arrive chez elle, avant l’installation à l’Ephad, c’est la peur. La peur ne la quittera plus, car Michka conserve une certaine lucidité envers son avenir. En témoigne ce bout de dialogue avec Jérôme, lors de sa première visite :

« — Ça ne va pas s’arranger, n’est-ce pas ?

— Quoi donc ?

— Tout ça. Tout ce qui s’en va, s’enfuite, comme ça, à toute vitesse. Ça ne va pas s’arranger ? »

Devant l’évidence, Jérôme ne pourra pas nier : « On peut ralentir les choses, mais on ne peut pas les arrêter. »

La situation est terrible, surtout pour une femme qui fut correctrice dans un journal. Sentir les mots lui échapper est tragique et, pour nous qui lisons comment elle remplace un terme par un autre, c’est un crève-cœur. Heureusement, l’effet comique produit par les dérapages verbaux de Michka est irrésistible : on devine tout ce qu’elle veut dire avec son vocabulaire involontairement créatif et un sourire naît souvent devant ses phrases, ce qui allège l’atmosphère.

L’humanité profonde de chaque personnage resplendit, souveraine. Diminuée mais pas idiote, Michka demande à Marie de lancer une recherche sur une famille qui l’a hébergée quand elle était encore enfant, pendant la Seconde Guerre mondiale. Il s’agit, même tardivement, de dire « merci ». Un mot qui compte, ou pas, selon qu’il est prononcé distraitement ou vient du fond de l’âme, et auquel sont consacrées les premières pages du roman : « Vous êtes-vous déjà demandé combien de fois dans votre vie vous aviez réellement dit merci ? Un vrai merci. L’expression de votre gratitude, de votre reconnaissance, de votre dette. »

Les gratitudes, au fond, ne parle que de cela : les dettes contractées auprès d’autres personnes, et pas toujours remboursées. Michka, Marie et Jérôme se doivent beaucoup les uns aux autres. Ils le savent, la romancière leur donne l’occasion de l’exprimer, parfois avec maladresse mais toujours avec honnêteté. Après Les loyautés et peut-être avant d’explorer les ambitions, Delphine de Vigan poursuit l’exploration de ce qui nous anime.


jeudi 10 septembre 2020

Le Congo belge de Barbara Kingsolver n’est pas celui de Tintin

Dans son gros roman à cinq voix, Les yeux dans les arbres (traduit par Guillemette Belleteste), l’Américaine Barbara Kingsolver emmène une famille au Congo belge, en 1959. Par quel hasard ? Celui qui y a fait vivre, comme elle le révèle dans un avant-propos, ses parents : « Des gens qui, en tant que personnels de santé, ont été attirés au Congo par la compassion et la curiosité. » Mais, précise-t-elle, les personnages de son roman n’ont rien à voir avec sa famille. Heureusement pour elle : Nathan Price, le père du roman, est un pasteur intransigeant et, donc, peu commode. Il fait penser souvent à ces coopérants partis vers des pays émergents, comme on ne le disait pas encore à l’époque, emplis de la volonté farouche d’imposer la civilisation, la seule civilisation possible – la leur – à ceux qui, selon eux, souffrent de ne pas la connaître. Oubliant au passage que ce qu’on ne connaît pas ne peut pas manquer.

Nathan Price est de ces hommes-là, fort de ses convictions baptistes imposées déjà à sa famille, soit son épouse Orleanna et ses quatre filles – Rachel, l’aînée, Leah et Adah, les jumelles, Ruth May, la plus jeune. De la Géorgie à Kilanga, il y a bien plus qu’un voyage, si compliqué soit-il – on se régale des pauvres stratagèmes par lesquels il faut passer pour emporter les suppléments de bagages. Il y a surtout un changement de monde, avec les manifestations extérieures qui lui sont liées : une autre langue, un autre paysage, un autre climat, une autre nourriture, une autre manière de vivre. Avec, aussi, des différences invisibles pour qui ne veut pas les voir : des croyances bien installées, d’excellentes raisons pratiques pour renoncer à certains rites, des structures sociales répondant à une culture ancienne, etc.

Il va de soi que le pasteur n’a aucune intention d’en tenir compte. Son projet consiste à répandre la bonne parole sans plier. Quelles que soient les difficultés. Certes, il apprend vite quand il s’agit d’adapter le mode de culture aux conditions locales. Mais, s’agissant de la foi et de ses représentations rituelles, il sera inflexible, au risque de s’attirer la réprobation générale.

La figure de Nathan Price domine le roman mais nous n’entendons sa voix que rapportée par son épouse ou ses filles. Celles-ci, surtout, racontent leur vie sous l’angle qui correspond à leur caractère individuel. Rachel est dotée d’une intelligence moyenne et s’intéresse à des choses futiles. Leah et Adah sont surdouées bien que la seconde souffre d’un handicap depuis sa naissance. Ruth May est trop jeune pour avoir été moulée par la société américaine et est la plus à l’aise dans le village congolais. Leurs tons variés, parfois même leurs interprétations différentes des mêmes événements, fournissent au roman une épaisseur peu commune puisqu’une réalité unique est envisagée sous plusieurs formes et cela correspond, somme toute, assez bien à la distance créée par l’étrangeté du Congo pour des Américaines.

En 1960, c’est l’indépendance. Lumumba est élu, le Katanga fait sécession, Lumumba est assassiné, Mobutu prend le pouvoir, ce sera le début d’une nouvelle ère dont Leah, restée sur place, sera le témoin. Mais la famille, entre-temps, a explosé. A force de résistance, le pasteur a réussi à démolir tout ce qui pouvait l’être, et toujours avec cette même merveilleuse inconscience. Ruth May est morte, les autres femmes n’ont échappé aux dangers qu’avec beaucoup de chance, le père s’est enfoncé dans la forêt… A l’image d’un pays que, pour une fois, elles imitent dans leur ensemble, l’unité des femmes se défait, chacune suivant son destin en fonction de ses aspirations.

Les yeux dans les arbres est un roman passionnant dans lequel le choc entre les cultures provoque catastrophes et prodiges, et dont les personnages vivent des moments historiques sans s’en rendre compte. Mieux instruit, le lecteur ne s’y trompe pas et prend la mesure des limites humaines. Celles que refusait le pasteur Price.

dimanche 23 août 2020

Le Prix Maison rouge aux crabes rouges de Dorothée Janin

C’est un prix littéraire encore marginal, mais la plupart de celles et ceux qui l’ont baptisé Maison rouge, du nom d’un établissement de Biarritz, possèdent une réputation (une surface ?) qui lui promet une notoriété croissante, s’il dure. Le jury se compose de Philippe Djian, Frédéric Beigbeder, Frédéric Schiffer, Isabelle Carré, Dominique de Saint Pern, Diane Ducret, Claude Nori et Jean Le Gall. En outre, ils avaient élu l’an dernier l’excellent Chroniques d’une station-service, d’Alexandre Labruffe. Le choix de 2020 n’est pas mal non plus : L’île de Jacob, de Dorothée Janin.

Dans l’île en question, qui s’appelle Christmas Island, le narrateur est arrivé adolescent, en compagnie de son père. Il y avait là des mines de phosphate et des crabes rouges, espèce locale envahissante mais protégée. Des millions de crabes rouges, que Werner Herzog était venu filmer, fasciné comme nous le sommes dans la description que fait la romancière de leur présence. Quand ils se mettent en mouvement, ils couvrent tout, on n’entend qu’eux. Un bruit qui continue de hanter le narrateur, longtemps après : « maintenant quand je suis sur le continent et que j’entends des rats fouiller les poubelles – j’habite un quartier très propre, très bien, mais toutes les nuits c’est pareil – il faut que je me force pour ne pas penser que ce sont des crabes. »

Plus un gamin, pas encore un homme, le garçon rêve de rencontrer là une fille, « au moins une jeune asiatique bienveillante à mon égard ». Le désir court tout le temps qu’il passe sur l’île, mais il est pollué par d’autres préoccupations. La présence de Jacob Cazaly, réputé sexy, auréolé d’une réputation de tombeur – « des kilotonnes de touristes », des Allemandes dont les maris étaient à la pêche au gros – et tout à coup replié sur la protection (ou la garde rapprochée) de Nisaï. Elle venait du Sri Lanka, elle avait échoué sur Christmas Island comme beaucoup d’autres clandestins qui finissaient enfermés au « centre d’accueil et de traitement de l’immigration ». Car l’île était devenue une prison australienne, un territoire éloigné sur lequel les règles du droit d’asile n’avaient pas cours.

On pouvait indéfiniment détenir les gens qui étaient là en attendant de décider quoi en faire et où les renvoyer. Selon les cauchemars de saison dominaient les Tamouls, les Hazaras d’Afghanistan, les Kurdes. Ils étaient un peu plus nombreux que les habitants de l’île, leur nombre augmentait chaque année.

Des réfugiés, des crabes en sursis, un homme plein de mystères et, à y regarder de près, peut-être menaçant, c’est plus qu’il n’en faut pour déstabiliser le narrateur et appeler, en écho d’une catastrophe écologique globale, une catastrophe intime dont Vicky, présente à cette époque, retrouvée plus tard, prend peut-être la mesure. Ou pas.

samedi 22 août 2020

Vinca Van Eecke, le rêve fracassé

Pourquoi la jeune narratrice du premier roman de Vinca Van Eecke, Des kilomètres à la ronde, s’entiche-t-elle d’une bande de loubards de province, forts en gueule, toujours les premiers pour faire du bruit dans les rues et échapper mine de rien au système dans lequel ils sont sans le savoir déjà enfermés puisqu’ils sont du genre à travailler tôt ? Et pourquoi ça dure, pourquoi est-ce encore avec eux qu’elle brûle ses cours du lycée après avoir réussi le bac ? « Peut-être parce que les contraires se subjuguent », avance-elle avec précaution, et parmi d’autres « peut-être », dans un prologue qui donne le ton. Plus tard, l’explication se fait plus précise, bien qu’elle soit incapable de la transmettre à sa mère qui s’inquiète de ses fréquentations : « la grâce ».

Une intelligence du mouvement, une connivence au monde, qui faisaient que, de tout temps, les gens comme moi, voués à s’asseoir dans des amphithéâtres, avaient été subjugués par les gens comme eux et cherchaient leurs mots pour décrire ce truc indéfinissable après lequel on soupirait sans fin.

Ils s’appellent Phil, son frère Buddy le bègue, Mallow, Jimmy, José, Reno et Chuck, pour la plupart – Jimmy est l’exception – ce sont des surnoms qui tentent de dire ce qu’ils veulent être, dans la lignée d’une mythologie nord-américaine. Prolongée, ça tombe bien, avec la découverte des Doors et du destin brisé de Jim Morrison.

Mais la belle insouciance n’a qu’un temps, il faut bien un jour redevenir sérieux – les accidents de la vie sont là pour rappeler que celle-ci ne se déroule jamais selon le programme que l’on pensait suivre sans fin. On a traversé la moitié du roman sur un rythme allègre, sans se poser de questions (à peine la narratrice est-elle effleurée, parfois, de légers doutes), et voilà que le poids d’un cercueil semble marquer un basculement définitif vers autre chose. Est-ce que ça s’appelle grandir, la rencontre avec le malheur ?

Frottés au même macadam depuis des années, nos enthousiasmes ne produisaient plus que de vagues étincelles.

Roman de formation, Des kilomètres à la ronde dit, et de belle manière, de la manière qui râpe quand c’est nécessaire, l’indispensable rêve de l’adolescence tenu encore à bout de bras pendant quelques années d’une vie d’adulte – et comment le rêve se fracasse sur le réel, laissant des traces qui oscillent entre nostalgie et cicatrices, à moins qu’il s’agisse de la nostalgie des blessures qui ont causé ces cicatrices.

Par certains aspects, plus discrets mais présents malgré tout, c’est aussi le roman des oubliés de la société française, dans une région – en lisière du Morvan – qui laisse peu de possibilités de participer à la compétition sociale à laquelle d’autres, ailleurs, se livrent avec tant d’énergie. L’énergie est présente chez ces jeunes aussi, mais ils ne trouvent pas, parce qu’on ne leur en donne pas l’occasion, de meilleure manière d’être dépensée qu’en vaines activités dévoreuses de temps. On brûle, mais on brûle en vain.

vendredi 21 août 2020

Le Prix Stanislas à Laurent Petitmangin, côté obscur

Le premier roman de Laurent Petitmangin, Ce qu’il faut de nuit, arrive précédé d’une agréable rumeur : les éditeurs étrangers se l’arrachent, c’est la divine surprise. Du genre qu’avaient provoqué Gaël Faye en 2016 ou Adeline Dieudonné deux ans plus tard ? Allez savoir… Ma boule de cristal ne me dit rien à ce sujet, mais je l’ai lu et je n’en pense que du bien. Le Prix Stanislas, attribué hier, lui sera en tout cas remis le 12 septembre à Nancy.

Fus, qui s’appelle Frédéric mais qui a été rebaptisé ainsi à cause du Fußball, y joue, au foot, le dimanche. Y va, aussi, voir Metz, dont il est fan avec son père, quand l’équipe joue à domicile. Fus est le moteur du récit, ce qu’il est et ce qu’il deviendra en forment la colonne vertébrale. Son petit frère Gillou a un début de vie plus lisse, tourné vers l’excellence. Leur mère est morte d’un cancer, c’est leur père, qui travaille à la SNCF et à travers les yeux duquel nous allons suivre toute cette histoire, qui s’occupe d’eux. Comme il peut, pas trop mal, en fait. Même s’il sera amené à se poser bien des questions à ce sujet.

Il a tracté, il a collé, parcours de militant socialiste en héritage familial qui n’empêche pas la sincérité. Il en est pourtant revenu, sans pour autant avoir changé d’idées, et se contente de retrouver de temps en temps ses potes à la section, autour d’un gâteau. Seul le jeune Jérémy a remis un peu de carburant pour que la flamme ne s’éteigne pas, lui qui cherche à tracer sa voie vers la politique, y faire carrière, peut-être, suivi par Guillou qui lui emboîte le pas.

Quant à Fus, il a vaguement décroché, pris une voie de garage avant d’emprunter des chemins de traverse plus hasardeux. Il s’éloigne, il se fait des potes, passe du temps avec eux, revient un jour avec un bandana marqué d’une croix celtique.

« Fus, c’est quoi cette croix ? – Pa, j’en sais rien, c’est juste un bandana prêté par un pote. – Fus, si tu ne le sais pas, je vais te le dire, c’est une croix celtique ! Une croix celtique ! Bon Dieu, Fus, tu portes des trucs de facho maintenant ? – Pa, calme-toi, c’est un bandana d’ultra, pas de facho. Ça vient de la Lazio, de leur virage nord. C’est leur truc de reconnaissance. C’est Bastien qui les collectionne. »

À l’exact opposé de son socialiste de père, Fus fraie avec le FN, trouve que ces types ne sont pas si mal, une gêne s’installe même avec Jérémy, son ami de toujours. La dérive est active : Fus aussi colle des affiches, comme avait fait son père, mais pour le camp d’en face, les ennemis, les racistes.

Quoi qu’on fasse, quoi qu’on veuille, c’était fait : mon fils avait fricoté avec des fachos.

L’idée n’est pas facile à accepter, la suite le sera encore beaucoup moins, quand les débats d’idées, fussent-elles simplistes, se transforment en haine, en baston, en coups qui font vraiment mal – et que germe l’idée d’une vengeance.

Dit comme ça, le roman peut paraître binaire. Mais, entre le blanc et le noir (le bien et le mal ?), s’installe une zone de gris, faite de silences, de progressive acceptation, de concessions mutuelles. Jusqu’au moment, du moins, où il sera trop tard pour revenir en arrière, sans qu’il soit possible de comprendre à quel moment les choses se sont articulées jusqu’à cela – que je ne vous dirai pas, et qui fait un choc quand on l’apprend abruptement avant d’en découvrir les détails.

J’avais finalement compris que la vie de Fus avait basculé sur un rien. Que toutes nos vies, malgré leur incroyable linéarité de façade, n’étaient qu’accidents, hasards, croisements et rendez-vous manqués. Nos vies étaient remplies de cette foultitude de riens, qui selon leur agencement nous feraient rois du monde ou taulards.

Dans un monde qui se défait, les liens familiaux ont perdu une grande partie de leur signification et ne suffisent en tout cas pas à rattraper celui qui va tomber. Peut-être le phénomène n’est-il pas nouveau. Il est, quoi qu’il en soit, décrit ici avec une efficacité que l’écriture hachée de Laurent Petitmangin renforce, avec une forte influence de l’oralité.

mercredi 19 août 2020

Amélie Nothomb et le pouvoir de la littérature

À chacun ses pudeurs. Donate, qui appartient à « la catégorie des gens perpétuellement offensés », place la sienne dans son tiroir à légumes. Après tout, pourquoi pas ? Sa colocataire de dix-neuf ans, trois de moins que Donate, a envie de rire, mais c’est peut-être nerveux. Car le coup des courgettes déplacées (pour faire de la place à des brocolis) n’est pas le premier indice que donne cette fille de son caractère. « Donate était chiante au dernier degré ». Diagnostic sans appel, à la cinquième page du nouveau roman d’Amélie Nothomb, Les aérostats.

Ce sera donc plus léger que l’air ? On va voir, en tout cas Donate est lourdingue. Si son portrait, à petites touches, composé essentiellement de dialogues, est en revanche plutôt drôle, je préfère ne pas avoir connu cette emmerdeuse.

Mais, en face, à dix-neuf ans, étudiante, qui ? Amélie Nothomb elle-même, dans ses années universitaires à Bruxelles ?

Oui, la lecture suscite d’emblée des questions. Pour être honnête, celles-là ne sont posées que pour retarder la principale, qui précède la lecture et à laquelle il ne sera apporté de réponse qu’après avoir tourné la dernière page : alors, il est comment le Nothomb 2020 ? Pas mal ? Tiré en longueur ? Génial ? Et sur quelle idée ?

On va voir ça…

La narratrice, en tout cas, ne s’appelle pas Amélie Nothomb mais Ange (prénom épicène, fait-elle remarquer plus loin) Daulnoy, elle étudie la philologie, des trams passent sur le boulevard, elle aime lire, ses relations à l’université sont limitées, elle aime rentrer tard (sans faire de bruit, ça réveillerait Donate), à pied, après être allée, seule, voir un film. Les quelques éléments biographiques fournis au fil du récit l’éloignent de la romancière, et tant mieux, il n’y aura pas à suivre un jeu de piste épuisant en cherchant des indices.

Très vite, il est question de littérature. De littérature et de vie, ce qui se joue entre l’une et l’autre, comment elles se superposent, se contredisent, créent des échos parfois trompeurs.

L’étudiante a été engagée pour suivre un lycéen qui souffre de dyslexie et dont les difficultés à lire désespèrent le père qui l’imagine déjà échouant au bac. Pie, c’est son prénom, est une boule de problèmes, sa dyslexie n’est pas le pire. Et Ange l’évacue en moins de temps qu’il n’en faut pour le concevoir, quand elle lui impose la lecture du Rouge et le Noir. Un coup de baguette magique, une méthode peu conventionnelle pour faire basculer l’adolescent dans le monde merveilleux de la fiction écrite – merveilleux pour Ange, qui baigne dedans depuis qu’elle est petite, beaucoup moins pour Pie qui doit, contre son gré, forcer ses inclinations. Pie rêve d’aérostats, de zeppelins, et préfère les chiffres aux lettres.

Un peu comme son père, d’ailleurs, bien que tout le reste les oppose frontalement. Le père, qui paie grassement mais tient son petit monde sous une surveillance pénible, est un cambiste prétentieux, qui prétend faire confiance à Ange mais désapprouve à peu près tout ce qu’elle entreprend pour faire évoluer Pie. Sa femme, qu’Ange rencontrera plus tard, est un personnage insignifiant, le genre d’épouse dont il avait besoin, pense le fils qui la méprise…

Les échanges entre Ange et Pie à propos des livres que celle-là fait lire à celui-ci sont vifs et permettent à Amélie Nothomb de faire passer l’essentiel dans les dialogues, encore une fois. Y compris ce qui doit être son idée de la littérature.

Quand j'entends des lecteurs dire « J'adhère à Madame Bovary », je soupire de désespoir.

Mais le temps est trop court, ou trop peu sensible, ce qui revient au même à la lecture, pour ce qui s’y passe. Comment croire dans un personnage de seize ans qui bascule aussi soudainement de l’impossibilité de lire un livre à des remarques pertinentes sur les grandes œuvres ? Comment croire aux glissements opérés dans les relations d’Ange avec Donate, Pie et un professeur d’université ? La trame est séduisante, elle aurait gagné à être mieux nourrie entre les fils trop visibles.

Pire : la fin ressemble à une entourloupe, comme si Amélie Nothomb n’arrivait pas à finir, ou à gagner, une partie d’échecs et balayait toutes les pièces d’un revers de la main. Je me sens grugé des développements qui auraient pu se glisser dans la succession des jours, orphelin des « crevés » (un mot à prendre au sens que lui donnent les couturiers et les couturières) si bien décrits mais absents du roman.

Dommage.


Cette note s'ajoute, comme un nouveau chapitre à un long feuilleton, dans la nouvelle édition de Amélie Nothomb, regard critique, publié l'an dernier par la Bibliothèque malgache dans sa collection littéraire.

La mise à jour est disponible en même temps que Les aérostats.

0,99 euros ou 3.000 ariary

ISBN 978-2-37363-082-4

lundi 17 août 2020

La fidélité aux principes, selon Paolo Giordano

La vérité sur les gens ? Elle n’existe pas, découvre-t-on aujourd’hui, quand bien même Teresa croyait très bien connaître Bern, Nicola, Cesare, Giuliana, Danco et Tommaso. Surtout Bern, personnage central dont l’histoire est la plus complexe et la plus fascinante dans Dévorer le ciel, le roman de Paolo Giordano (traduit par Nathalie Bauer), en même temps que le garçon est le préféré de Teresa.

De l’adolescence à l’âge adulte (ou ce qui y ressemble pour eux), les personnages du roman forment une bande qui progresse de la légèreté à la gravité. Ils endossent l’effervescence de leur jeunesse avant d’investir leur énergie dans un mode de vie libertaire dans lequel ils croient. A moins qu’ils fassent surtout semblent d’y croire parce que cela les arrange d’ignorer les injonctions de la société et de transgresser par plaisir la plupart des règles. L’amour et la violence font bon ménage. Jusqu’à un certain point seulement. Car les mentalités évoluent, en cette fin de XXe siècle, moins rapidement que la course au désir dans laquelle sont lancés trois garçons et une fille.

Celle-ci, Teresa, quand elle croise pour la première fois Nicola, Tommaso et Bern, a quatorze ans. Elle est émerveillée par la manière dont ils ont pris possession de la piscine que son père n’entend pas ouvrir au public. La propriété, c’est le vol, semblent affirmer sereinement les trois garnements destinés à un bel avenir de voyous – ou de modèles, l’un n’empêchant d’ailleurs pas l’autre. Les affranchis fascinent la jeune fille, déjà emportée avant même de le savoir elle-même dans une aventure collective où elle connaîtra le meilleur et le pire.

Paolo Giordano, célébré à 26 ans dès son premier roman, La solitude des nombres premiers (traduit en 2009), poursuit son exploration, commencée à ce moment, des rapports ambigus jusqu’au conflit entre les aspirations individuelles et les conventions sociales. Les individus qu’il plonge dans les contradictions ont désormais une profondeur grâce à laquelle son lecteur les accompagne sans éprouver le besoin de juger leurs comportements. Lancés sur une trajectoire en partie imprévisible, ils sont des chevaux fous capables de remettre en question tout ce que l’on croyait acquis : seules leurs certitudes ont quelque valeur à leurs propres yeux. Cette cohérence les conduit vers des dangers qu’ils n’ignorent pas mais dont les conséquences ne les effraient guère : plutôt mourir qu’être infidèle à ses principes.

Pour en témoigner, Teresa porte une parole vibrant d’authenticité. Elle est bien celle à qui on s’attachera le plus facilement.

jeudi 13 août 2020

L’Amazonie de Patrick Deville

Sans désemparer, Patrick Deville poursuit l’immense projet d’une série de romans « sans fiction » qui embrassent le temps et la géographie, dont Amazonia est le septième volume. Cet ensemble est enfin nommé, dans la liste des ouvrages du même auteur : « Le projet Abracadabra ». Et bien nommé. Car il y a une part de magie dans la manière dont l’écrivain nous emporte, de 1860 à nos jours, dans d’affolants tours du monde. Ceux-ci tiennent autant d’une manière ancienne de raconter, avec son lot d’aventures improbables, que d’une éblouissante modernité par les rapprochements saisissants effectués entre des faits contemporains entre eux ou par des échos lointains retentissant jusqu’à notre époque, avec la présence de l’auteur pour témoin.

Le titre du dernier roman en fixe le décor, très présent dans les débats qui agitaient le monde au moment de sa sortie, et il est d’ailleurs question au passage du dérèglement climatique qui, l’année dernière, « provoquait un été caniculaire dans l’hémisphère Nord, des incendies partout »… Quant à Bolsonaro, dans sa campagne soutenue par les évangélistes, il « annonçait la disparition prochaine du ministère de la Culture, ainsi que l’ouverture des terres indiennes à l’industrie forestière. » Patrick Deville n’est pas devin, mais il voit clair. Plaçant par ailleurs dans le même sac les églises évangélistes déjà citées et les organisations non gouvernementales qui « sont la plupart du temps de simples escroqueries au service de leurs actionnaires ».

Amazonia est cependant moins bâti sur des thèmes qui nourrissent (ou pourrissent) la conscience écologique d’aujourd’hui que sur les longs faisceaux d’une activité humaine intelligente traduite par de troublantes simultanéités entre l’art et l’industrie. Quand Jules Verne écrit, en 1860, son premier roman, Paris au XXe siècle, la bourgade d’Iquitos est fondée dans la forêt amazonienne, « avancée triomphante de la civilisation industrielle. » Le même Jules Verne mettra, par la pensée, les pieds dans la région avec un autre roman, paru en 1881, La Jangada. Il en est alors, poussé par son éditeur, à chanter les louanges du Progrès. Avec quelques nuances : « Les progrès ne s’accomplissent pas sans que ce soit au détriment des races indigènes. »

Ne tentons pas d’embrasser, comme le fait Patrick Deville, la matière immense d’Amazonia. D’autant que cela conduirait à passer à côté de l’essentiel : la complicité entre père et fils lors de ce voyage accompli ensemble, en partageant paysages, lectures et réflexions.

mercredi 12 août 2020

Isabelle Carré, première de cordée

Fortes du succès rencontré il y a deux ans par Les rêveurs, le premier roman d’Isabelle Carré, les Éditions Grasset anticipent la « vraie » rentrée littéraire – la semaine prochaine, ça déboule – avec Du côté des Indiens, annoncé dans le programme d’août pour le 19, et soudain avancé d’une semaine. Je ne veux pas penser aux problèmes de logistique posés par cette décision dont j’ignore si elle a été tardive, mais dont je n’ai pris connaissance qu’hier après-midi. Bah ! il y avait toute la soirée et une partie de la nuit pour lire, ce que j’ai fait. Ce matin, je suis fatigué et je me dis que j’aurais pu mieux occuper le temps passé avec Bertrand, Anne et Ziad ainsi que, dans une moindre mesure, avec leur voisine Muriel.

Car le livre est bancal, composé de pièces juxtaposées au petit bonheur la chance plutôt que construit dans son ensemble. Envisagé séparément, chaque fragment présente un intérêt, davantage lié au sujet qu’il traite sous un angle souvent inhabituel – la solitude, la trahison, la fuite, le harcèlement sexuel dans le milieu du cinéma, etc. – qu’à une écriture sans grand relief. Les uns derrière les autres, ces mêmes fragments laissent un goût d’inachevé, comme s’il avait manqué quelque chose (du temps ?) pour leur permettre de s’épanouir ensemble au lieu de se développer comme des corps indépendants, parfois encombrants.

« J’ai toujours été du côté des Indiens », dira Anne à son mari, Bertrand, pour justifier, en même temps que le titre, son envie de voir un western à la fin sanglante – ce sont les cow-boys qui meurent. Pourquoi cette préférence ? « Parce qu’ils vont perdre ! Quoi qu’il arrive, ce sont eux qui vont disparaître. »

Être du côté des Indiens, c’est être du côté des plus faibles, par principe, c’est honorable, ou, c’est plus délicat, parce qu’Anne elle-même se range dans la catégorie des perdants. La vie ne lui a pourtant pas si mal réussi, elle a passé des années heureuses avec Bertrand – un mariage assez tardif, alors qu’elle s’était habituée au célibat et à son travail chez Beauty Clean, soins de la peau, épilations, massages. Mais, malgré la présence de Ziad, dix-onze ans, ou en partie à cause de cette présence, Anne ressent le manque de ce qu’elle n’a pas. Quoi ? Difficile à dire, et quand elle se lancera dans l’aventure, cela ne se passera pas vraiment bien.

Bertrand, lui, a trouvé l’échappatoire à portée d’ascenseur. Muriel habite trois étages au-dessus, elle est devenue sa maîtresse avec un naturel confondant. Il faut dire que Muriel n’a jamais su dire non, comme le prouve le mauvais souvenir de son premier et unique tournage comme actrice dans un film, quand le réalisateur est devenu pressant, sans se demander un instant si elle avait envie de la même chose que lui.

Le temps que passe Muriel, désormais scripte, dans l’immeuble, Ziad, qui a compris le manège de son père et a trouvé le moyen d’y mettre fin, s’est lié d’amitié avec elle, a découvert un plateau de cinéma en l’accompagnant sur un tournage… Le monde est à lui, avec tous ses possibles, mais il semble surtout accablé par les événements familiaux.

Il y de quoi. Outre qu’il boite, Du côté des Indiens est un roman aux teintes sombres, dont on est plutôt soulagé de sortir intact – encore heureux qu’on ne se soit pas attaché à des personnages qui d’ailleurs ne le méritaient pas.

jeudi 9 juillet 2020

Abir Mukherjee, Prix Le Point du Polar européen

Le capitaine Sam Wyndham a traversé le pire de la Grande Guerre, a vu mourir autour de lui la plupart de ses camarades. Son demi-frère a disparu à Cambrai. La grippe espagnole a emporté sa femme. Plus rien ne le retient en Angleterre, même pas son poste à Scotland Yard, qui devient même un atout en faveur de sa nomination à Calcutta. Il prend ses fonctions dans la police impériale en 1919. Il y retrouve les compatriotes d’hommes qu’il a vu combattre et périr en braves à Ypres en 1915. Dans un contexte très différent : « Aujourd’hui, ici à Calcutta, la façon dont nous traitons leurs semblables dans leur propre pays me trouble. »
Un policier « indigène » est son adjoint. Banerjee est allé en pension et à l’université en Angleterre. Son choix d’entrer dans la police, au service des Britanniques, n’est pas apprécié par son père qui soutient la lutte pour l’indépendance. Mais le jeune homme a réfléchi à la question et il a des arguments à faire valoir quand Wyndham, désireux de comprendre, l’interroge à ce sujet : « Je crois qu’un jour nous pourrons effectivement obtenir notre indépendance. […] Si vous partez, monsieur, nous aurons besoin de compétences pour occuper les postes que vous laisserez vacants. C’est aussi valable pour faire respecter la loi que pour le reste. »
Wyndham est plein de bonne volonté. Les préjugés raciaux des colons ne l’encombrent pas. Ceux qui résident en Inde depuis des années et qui, bien entendu, croient y avoir tout compris, le prennent pour un naïf que le temps ramènera au bon sens. « Je crois comprendre que vous êtes nouveau à Calcutta », lui dit-on souvent, dans des formulations diverses. Une manière assez sèche de le renvoyer à son inexpérience du pays.
D’ailleurs, puisqu’il y a quand même une affaire criminelle dans L’attaque du Calcutta-Darjeeling, d’Abir Mukherjee (traduit de l’anglais par Fanchita Gonzalez Battle), seul ou presque, Wyndham doute de la culpabilité d’un opposant aux Britanniques dans le meurtre d’un haut fonctionnaire. Ce coupable arrange tout le monde, pourquoi chercher plus loin ? Il prétend avoir été gagné à la non-violence prônée par Gandhi ? Un pur mensonge, bien sûr !
Mais le Britannique a été assassiné près d’un bordel, l’attaque d’un train qui suivi n’a peut-être aucun rapport avec les actes supposés du révolutionnaire indien, et Wyndham, avec l’aide précieuse bien que parfois ironique de Banerjee, n’entend pas se contenter de fausses évidences. Ce qui met encore davantage en lumière le propos essentiel du romancier : démontrer brillamment l’injustice qui préside à la domination britannique.

lundi 29 juin 2020

Elizabeth Jane Howard, un dramaturge et ses personnages vivants

Un brillant attelage constitué de quatre personnages très différents les uns des autres conduit le roman d’Elizabeth Jane Howard, Une saison à Hydra. Il infléchissent chacun à leur tour, dans un ordre variable, la direction d’un récit qui mène de Londres à Athènes en passant par New York et Hydra. La transition entre eux se fait avec un pas de côté qui est aussi un léger recul pour réécrire la fin du chapitre précédent. Si bien que le roman avance par glissades et entraîne sans heurt sur un étonnant parcours. Celui-ci commence en demi-teinte, et on se demande, dans les premières pages, comment on pourra s’enthousiasmer pour une écriture parfaitement classique où rien dans la forme ne semble fait pour surprendre. Mais, en pénétrant dans les pensées des protagonistes, dont la plupart s’expriment à la première personne, l’intérêt grandit.
Seuls les chapitres consacrés à Emmanuel Joyce, le dramaturge britannique de 61 ans qui est le pivot du petit groupe, sont écrits à la troisième personne. Pour, probablement, marquer une distance avec l’auteur à succès qui souffre dans sa vie privée et bénéficie dans son travail d’une double personnalité : « l’avantage c’est qu’il pouvait débattre avec lui-même. »
Son épouse Lillian est une femme déchirée qui peine à trouver la sérénité. De santé fragile, elle a perdu sa fille Sarah à deux ans. Blessée par les infidélités de son mari, elle voudrait lui trouver une secrétaire qui ne serait pas amoureuse de lui, et dont il userait pour une liaison jetable. Gloria, qui vient d’être congédiée, a même fait une tentative de suicide. Lillian espère qu’il n’en ira pas de même avec Alberta, la nouvelle qu’elle a recrutée.
Dix-neuf ans, aucune expérience professionnelle ni sentimentale, Alberta reste très liée à son oncle et à son père pasteur. Elle leur écrit souvent et la plupart de ses impressions, au cours du livre, sont transcrites dans les lettres envoyées aux étapes au cours desquelles sa vie ne cesse de basculer.
Le quatrième personnage n’est pas le moindre : Jimmy, manager attentif à simplifier la vie d’Emmanuel, veille aussi sur l’humeur de Lillian et, désormais, sur l’apprentissage d’Alberta dont le statut évolue rapidement de secrétaire à premier rôle d’une pièce qui doit être montée à New York. Jimmy est le ciment du groupe.
Mais le ciment est devenu fragile. Jimmy envisage une vie privée, ce qu’il n’a jamais connu dans son existence. Au même moment, Emmanuel sent naître et croître une attirance pour Alberta. Et Lillian voit venir le danger…
D’Elizabeth Jane Howard, née en 1923 et morte en 2014, Sybille Bedford dit très justement dans son introduction qu’elle « réussit à nous faire voir ce qu’elle veut, d’une chèvre à une table dressée pour le dîner au bord de la mer, de l’expression d’un visage à un cendrier le matin. »