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samedi 10 octobre 2020

Javier Cercas, un passé familial qui ne passe pas (entretien)

Quand on tente de décrire le passé, cela semble « aussi difficile que saisir l’eau dans ses mains », écrit Javier Cercas dans Le monarque des ombres. Traité avec autant de rigueur qu’Enric Marco, le personnage de L’imposteur, Manuel Mena était encore davantage un homme sur qui, comme l’écrivain le disait du précédent, il ne voulait pas écrire. Le danger se situait, cette fois, dans la proximité : ce fervent phalangiste au début de la Guerre d’Espagne appartenait à sa famille. Mais, comme Javier Cercas nous l’explique, il aime la complexité.

Avez-vous, comme vous le racontez, hésité avant de vous décider à écrire ce livre ? Pensiez-vous vraiment confier la documentation à quelqu’un d’autre ?

La réponse aux deux questions est oui. Le monarque est le premier livre que j’ai voulu écrire, parce que la première question complexe que je me suis posée dans la vie est liée au destin de Manuel Mena, son protagoniste – ou du moins, son protagoniste apparent – et, pour moi, écrire un roman consiste à formuler une question complexe dans sa plus grande complexité possible.  La meilleure réponse à la question de savoir pourquoi j’ai tant tardé à l’écrire se trouve dans le livre lui-même, qui décrit son propre processus de composition. J’ai tant tardé parce que la littérature est ce qui transforme le particulier en universel et il me semblait extrêmement difficile de rendre universelle une histoire aussi personnelle que celle de Manuel Mena. J’ai tant tardé parce que, quand j’étais jeune, je pensais pouvoir refuser mon héritage familial le plus sordide – celui de la guerre civile, celui de l’adhésion de ma famille à la cause franquiste, dont Manuel Mena est le symbole –, et je n’avais pas compris, alors, que ce que l’on peut faire de mieux avec son héritage c’est, d’abord, le connaître en profondeur – ce qui n’a rien de facile – et, ensuite, le comprendre – comprendre ne signifiant pas justifier mais précisément le contraire : cela consiste à se doter des instruments qui empêchent de commettre les mêmes erreurs. Pourquoi ? Parce que si l’on connaît et comprend l’aspect le plus sordide de son héritage, on peut le contrôler ; faute de quoi, c’est lui qui nous contrôle.

Vous écrivez plusieurs fois, sous diverses formes : « je ne suis pas littérateur et je ne peux pas affabuler ». S’agit-il d’un garde-fou à votre propre usage, pour éviter une possible dérive ?

C’est probable. J’alterne dans ce livre les voix de deux narrateurs (ou celle d’un seul narrateur dédoublé, si l’on préfère). D’un côté, la voix d’un historien, presque un notaire, qui tente de reconstruire avec la plus grande précision et complexité possibles une histoire du passé récent (l’histoire de Manuel Mena, de ma famille et de mon village natal pendant les années 1920 et 1930, qui sont un exact reflet de l’Espagne d’alors : « dépeins ton village et tu dépeindras le monde » a dit Tolstoï). Ce narrateur parle de moi à la troisième personne, me corrige, etc. ; c’est lui qui n’aime pas les littérateurs et qui affirme qu’il ne peut pas fabuler parce que les historiens ne peuvent pas fabuler. Mais, en alternance avec ce premier narrateur, j’en ai installé un deuxième qui s’appelle Javier Cercas et qui, comme je le disais plus haut, raconte le processus de composition du livre : mes doutes, mes perplexités, mes voyages pour réunir la documentation et interroger des témoins, etc. ; un narrateur plus souple que le précédent, qui a recours à l’humour et va même jusqu’à inventer certaines choses (très peu). Le roman surgit du dialogue entre ces deux narrateurs, entre le présent et le passé récent, et entre l’histoire et la littérature. Avant d’avoir trouvé ce mécanisme – qui me permettait de me mettre à distance de moi-même et de mon héritage tout en racontant la vérité et en me plaçant à l’intérieur de l’histoire – je n’avais pas trouvé le livre, je ne voyais pas le moyen de transformer le particulier en universel, de faire de l’histoire de Manuel Mena l’histoire de millions et de millions d’adolescents qui partent à la guerre dupés par les adultes, croyant que la guerre est noble et utile, et dupés aussi par des idéologies toxiques qui, à l’instar du fascisme dans les années 1930 ou de l’islamisme radical actuel, promettent le paradis et finissent par créer l’enfer.

Manuel Mena est un sujet passionnant mais délicat. On aimerait le détester franchement, ce n’est pas si simple. Avez-vous évolué de la même manière ?

En effet. Mon intention était, comme je l’ai dit, de comprendre et non de juger. Je crois que c’est notre obligation en tant que personnes, mais surtout en tant qu’écrivains. Et ce que j’ai compris ce sont certaines vérités embarrassantes, comme par exemple que les meilleurs individus, mus par les élans les plus nobles (l’idéalisme, la générosité, le courage), peuvent commettre les pires erreurs. C’est un constat à la fois évident et très difficile à accepter pour la plupart des gens qui généralement préfèrent le confort d’un mensonge beau et simple à l’embarras que cause une vérité complexe et désagréable. Voilà pourquoi beaucoup préfèrent le mensonge à la vérité ; et c’est toujours le mensonge qui l’emporte.

Vous analysez des documents parfois erronés. Mais la mémoire, écrivez-vous, est « encore moins fiable ». N’est-ce pas toujours le cas quand vous rencontrez les témoins d’une époque passée ?

Absolument. Et c’est pourquoi il ne faut ni sacraliser la mémoire ni cesser de soumettre à la critique les propos des témoins d’un fait. C’était le thème de mon précédent livre L’imposteur que Le monarque vient, au fond, compléter.

Les témoins sont essentiels pour la reconstruction du passé mais, comme la mémoire est fragile, ils peuvent se tromper (et même essayer de nous tromper délibérément, comme le faisait le protagoniste de L’imposteur). Renoncer à soumettre à la critique la mémoire des témoins, c’est renoncer à la vérité.

Pourquoi est-il si important d’écrire sur le passé ?

Parce que le passé – et surtout le passé pour lequel subsistent une mémoire et des témoins, qui est celui qui m’intéresse –, n’est pas encore passé : il est une dimension du présent ; et sans elle, le présent est mutilé. C’est pourquoi, même si parfois ce n’est pas évident, mes livres parlent toujours du présent : ils essaient, en fait, de démontrer que le présent est plus riche et plus complexe qu’il n’y paraît et qu’il englobe aussi le passé immédiat. Et que sans ce passé le présent manque de sens. Pour le reste, si elle ne nous aide pas à comprendre le présent – et à essayer d’éviter les erreurs du passé – l’histoire ne sert presque à rien.

lundi 21 septembre 2020

Lola rouge se joue de l’espace

Brûlant comme un premier amour, ce qu’un premier roman n’est pas à chaque fois. Ou brûlant comme un amour définitif, premier et dernier, après toi il n’y aura plus personne, et qu’y aura-t-il après le premier roman ? Poser la question, c’est savoir qu’il n’y a pas de réponse dans Requiem pour Lola rouge (au moins jusqu’au deuxième roman, depuis 2010 on est rassuré), mais reconnaître la frénésie manifestée par Pierre Ducrozet. Assez contagieuse pour laisser une trace, assez entraînante pour suivre un jeune homme amoureux jusqu’au bout du monde, dans une démarche imitatrice, puisque lui-même suit Lola partout, Lola perdue et retrouvée, depuis la nuit où il l’a rencontrée.

Mais peut-être rêvait-il et n’a-t-il plus cessé depuis. « Je ne sais plus si je rêve ou si je suis rêvé », écrit le narrateur, P. Que fume-t-il ? Avec quoi se pique-t-il ? C’est la littérature, peut-être, qui l’a mis dans cet état, il faudra se souvenir de ces lignes, glissées dans la deuxième page comme une promesse ou une menace : « Un ami m’avait passé un livre, les Chants de Maldoror, tu verras, m’avait-il dit. J’avais vu. Ça m’avait cramé les circuits. Les mots, des vipères – j’en finis par le déchirer, ce foutu bouquin, une nuit d’hiver à s’en esquinter la vie – page par page, oui, jusqu’à le jeter, ensanglanté, dans un coin de l’appartement. » Après ça, comment s’étonner que plus rien ne soit pareil ? Que Lola se pointe ? Qu’elle agace et soit indispensable, qu’elle traverse les murs et l’espace ?

Une musique rythmée, que l’on imagine jouée par un saxophoniste déhanché, finit d’emporter l’adhésion, à moins qu’elle soit au début de celle-ci. Tout est lié dans ce livre, le ton et des événements invraisemblables, l’invention verbale et la dérive sociale – P. est une sorte d’assistant-cambrioleur, dont une bande d’authentiques voleurs se sert pour faire ouvrir les portes, parce qu’il présente bien et peut inspirer confiance.

P. est un menteur congénital. D’où le fait, se dit-on avec l’impression d’avoir compris, qu’il a tout inventé. Sinon qu’il se ment d’abord à lui-même, depuis toujours, pour échapper au réel. Et, cette fois-ci, le réel lui échappe. Personne ne pourra le croire, forcément. Sauf le lecteur, qu’il bouscule agréablement. Voilà qui change de la routine. Traverser la rue devient une aventure, puisque peut-être Lola rouge sera sur l’autre trottoir et que, soudain, au lieu d’être à Montmartre, on sera à Lisbonne, ou au Vietnam. Et, l’instant d’après, sur la route de Bangkok. Parce que Lola a disparu entre-temps, bien sûr.

lundi 14 septembre 2020

Nicolas Mathieu raconte une tranche de réel

Nicolas Mathieu, 42 ans, né à Epinal, a le vent en poupe : son premier roman, Aux animaux la guerre, paru en 2014 dans la collection Actes noirs, a été adapté par Alain Tasma en six épisodes d’une série pour France 3 ; le deuxième, Leurs enfants après eux, toujours chez Actes Sud mais dans la série de littérature, lui a valu le Goncourt en 2018.

Les deux romans se déroulent dans la région d’origine de l’écrivain. La ville industriellement sinistrée de Heillange est le décor de Leurs enfants après eux. Sinistre, forcément sinistre, cette ville sur laquelle ne règnent pas Anthony et Hacine, deux personnages principaux que tout oppose. La rouille a envahi les aciéries désaffectées, les habitants sont aussi tristes que leur environnement, même si les jeunes écoutent Nirvana en 1992 et frémissent au parcours de l’équipe de France au Mondial de football en 1998. Ce sont les deux dates butoirs entre lesquelles le roman se déroule et l’ambiance ne s’est améliorée que de manière très superficielle.

D’ailleurs, tout le monde veut quitter Heillange puisqu’il n’y a pas d’avenir sur place, autre que la répétition des beuveries, du feu d’artifice du 14 juillet, de la baston, des amours pas très gaies. Certains voudraient réagir, comme le proclame Pierre Chaussoy : « le temps du deuil est fini. Ça fait dix ans maintenant qu’on pleure Metalor. À chaque fois qu’on parle d’Heillange, c’est pour évoquer la crise, la misère, la casse sociale. Ça suffit. Aujourd’hui, nous avons le droit de penser à autre chose. A l’avenir, par exemple. » Mais le président de l’association qui gère le club nautique pense surtout à sa propre carrière politique. Et se moque pas mal, au fond, de savoir si sa fille Steph, qui fascine Antony, est heureuse…

De ces dialogues de sourds, Hacine a cherché à s’enfuir. Faire fortune ailleurs, laisser tomber les entretiens qui ne débouchent jamais sur une embauche, passer du côté de l’illégalité grâce à la drogue qui se cultive bien au bled, blanchir l’argent ensuite – c’est là que ça coincera, pour un retour peu glorieux afin d’éviter de plus gros ennuis encore. Au fond, les histoires de moto volée, cramée, avec juste retour des choses au moment où l’on croyait le conflit apaisé, restent moins graves, tant pis si elles sont vécues sans enthousiasme.

Nicolas Mathieu raconte avec justesse la vie grise d’un groupe d’adolescents piégés par le lieu où ils n’ont pas choisi de naître. Son roman social qui ne se donne pas pour tel est une tranche de réel comme aucun sociologue n’oserait en écrire. Il faut être romancier pour le faire.

jeudi 23 janvier 2020

Jaume Cabré du roman à la nouvelle

Comme beaucoup d’autres lecteurs, nous avons découvert l’écrivain barcelonais Jaume Cabré avec la traduction de Confiteor, un roman ample et époustouflant de maîtrise technique autant que de finesse. Cette admiration a cependant un effet pervers : avant d’ouvrir la réédition en poche de Voyage d’hiver, on craignait la déception. Car comment pourrait-il réussir, en quatorze nouvelles, à reproduire la qualité d’émotion née du roman ? Plus étonnant, l’auteur lui-même a eu cette crainte, mais il le dit à la fin du volume et il a eu le temps de nous reconquérir : « Ce qui est curieux, c’est que je ne les ai jamais réussies du premier coup. […] Bien des fois, le thème, l’air et le conflit étaient les bons, définitifs : mais le ton était encore faux. Pendant des années, je me suis affairé avec une certaine perplexité à ce qui allait devenir ce livre, parce que j’avais des histoires ou des idées, mais ce que j’en tirais de concret ne parvenait pas à me convaincre. » Il a même cru qu’il n’était pas fait pour les nouvelles. Mais il a bien fait d’insister. Sans brasser les longs fleuves tumultueux qui se croisent dans Confiteor, Voyage d’hiver fait courir souterrainement des thèmes, des échos. Tout cela résonne en permanence et de plus en plus intensément au fil de la lecture.
La résonance est d’autant mieux audible qu’il est, d’abondance, question de musique. Dès le titre, on pense à Schubert. Et le voici, au premier rang d’une salle de concert, écoutant le récital du très contemporain Pere Bros. En voyant Schubert, le pianiste a bouleversé le programme, commençant par le dernier morceau qu’il devait interpréter. Celui où le compositeur méditait sur la mort (« la mort qui vient des brumes du Danube, d’abord lointaine puis terriblement proche »). Ce soir, on assiste peut-être à la fin d’un artiste : à l’entracte, Pere Bros annonce à son agent qu’il ne jouera plus après ce concert. Le contrat signé pour le Vatican, ce sera non aussi. La musique cède devant la place prise par son ami Zoltán. Elle cédera au moins après la deuxième partie, encore plus inattendue que la première : Contrapunctus, de Fischer, une pièce ni tonale ni modale, en sept variations, les audaces de Schönberg au temps de Mozart et de Beethoven…
Plus loin, dans d’autres textes, on retrouve Fischer. Et le Vatican. Et Schubert, à travers un de ses biographes. Gottfried Heinrich Bach, le simple d’esprit de la famille, capable lui aussi d’intuitions musicales géniales, ajoute un autre contrepoint. Zoltán, l’ami de Pere, le découvreur de la partition de Fischer, clôt le recueil, avec une incroyable histoire d’amour manqué.
Sous le signe du Voyage d’hiver naissent d’autres intrigues, dont aucune n’est totalement étrangère aux autres. C’est un collectionneur de livres n’intéressant personne, bientôt supplanté par sa femme de ménage devenue son assistante, qui compulse un traité sur les sons présent aussi chez les Bach, ceux-ci utilisant un marque-page qui chemine à travers le temps. C’est un Rembrandt devenu l’enjeu d’une lutte sans merci, symbolisée par Zéro, Un, Deux et Trois ignorant tous quel rôle ils jouent dans un contrat qui les lie à jamais.
Chaque nouvelle tient debout seule, elle n’a pas besoin des autres pour être admirable. Mais l’effet produit par un ensemble profondément irrigué de veines où courent la vie et la mort, l’art et la corruption, est une saisissante réinvention du réel. Jaume Cabré est aussi fait pour les nouvelles, c’est désormais une évidence.

vendredi 4 octobre 2019

Pauvre jeune homme riche !

L’humour et l’intelligence sont chez Percival Everett les ingrédients de base d’un cocktail redoutable. Son sixième roman traduit en français (le prochain, Tout ce bleu, sort la semaine prochaine) joue dès le titre sur les ambiguïtés et les paradoxes. Pas Sidney Poitier (traduit par Anne-Laure Tissut), c’est en effet le nom complet du personnage principal, héritage d’une mère excentrique qui mit son fils au monde après deux ans d’une grossesse en partie nerveuse dont personne n’attendait qu’elle débouche sur une naissance. Folle à lier, selon Pas Sidney lui-même, mais loin d’être idiote, elle a investi en 1970 dans une société peu connue, la Turner Communications, dirigée par Ted Turner. Celui-ci, impressionné par le sens des affaires d’une femme dont il adore les brownies et qui représente son rêve de toucher le peuple par les médias, emmène Pas Sidney vivre à Atlanta, près de lui, à la mort de sa mère. Le garçon a sept ans, il est à la tête d’une richesse colossale et obscène. Quand il décidera d’entrer à l’université, ce sera d’ailleurs grâce à un don important et non grâce à ses bonnes dispositions. Là, il suivra les étranges cours d’un certain Percival Everett.
Pas Sidney Poitier, Ted Turner (et Jane Fonda), Percival Everett… Aucun n’est exactement la personne réelle qui porte ce nom, et l’écrivain prend la peine de le préciser : « Les personnages de ce roman sont parfaitement fictifs […]. Ceci vaut aussi pour le personnage qui porte le nom de l’auteur. » Dommage : un professeur aussi décalé, qui fait basculer certains épisodes du roman dans l’absurde le plus réjouissant, mériterait d’exister.
Le nom du héros lui pose, évidemment, quelques problèmes. « Vous vous appelez pas Sidney Poitier, hein ? », lui dira-t-on plusieurs fois. Les bons phonèmes, avec une autre interprétation qui le plonge dans d’intenses réflexions. D’autant qu’il ressemble de plus en plus à l’acteur, jusqu’à se confondre avec lui dans la scène finale.
Autre problème, partiellement compensé par sa fortune : sa couleur de peau. Pas parce qu’il est noir, mais parce qu’il est très noir. Sa petite amie Maggie, quand elle le présente à ses parents, lui fait découvrir une hiérarchie subtile et perverse à laquelle il n’avait jamais prêté attention et qu’il se surprend à examiner avec attention. Son bref séjour chez les Larkin, interrompu brutalement quand il n’en peut plus de la situation incongrue dans laquelle il se trouve, constitue un autre chapitre savoureux, aux détails piquants.
En fait, Pas Sidney n’est à sa place nulle part. On l’arrête parce qu’il est noir. Sur un coup de tête, il offre à des religieuses de financer la construction d’une église, mais l’argent qu’il a retiré d’une banque suscite de dangereuses convoitises. Seuls Ted Turner (qui l’appelle Pou-ah) et Percival Everett lui seront fidèles jusqu’au bout. Peut-être pour de mauvaises raisons, mais peu importe. Le parcours du héros, qui revisite au passage quelques scènes de films célèbres, est de ceux dont on attend de plus en plus au fur et à mesure qu’il se heurte aux bizarreries de l’existence. On n’est pas déçu.

lundi 16 septembre 2019

László Krasznahorkai, l’art et la manière

Les 17 chapitres de Seiobo est descendue sur terre sont numérotés de 1 à 2584, on voit qu’il en manque et László Krasznahorkai aurait pu donner à son roman une dimension beaucoup plus impressionnante. L’écrivain hongrois, célébré dans le monde entier mais encore trop peu connu des lecteurs francophones bien qu’il soit un possible futur Nobel de littérature et que plusieurs éditeurs s’emploient à le faire lire, plonge dans les mystères de la création artistique à différentes époques et dans des pays variés.
Chaque chapitre est consacré à une œuvre d’art, à sa conception ou à sa perception, à moins que ce soit ce qu’elle est par elle-même, une sorte d’évidence qui ne s’explique pas, ainsi que le prouve l’Alhambra : « l’Alhambra ne nous apprend pas que nous ne savons rien de l’Alhambra, qu’il ne sait rien de ce non-savoir, puisque le non-savoir n’existe pas. Ne pas savoir quelque chose est un processus complexe, dont l’histoire se déroule dans l’ombre de la vérité. La vérité existe. Puisque l’Alhambra existe. Il est la vérité. »
Du Japon à l’Italie, de la France à la Grèce, les hommes font l’expérience de la confrontation avec cette chose indicible qu’on nomme souvent, faute de mieux, beauté. Ainsi que le fait David Foenkinos dans son récent Vers la beauté où il place son personnage principal, Antoine Duris, provisoire gardien de musée, face à une toile de Modigliani. László Krasznahorkai, dans des pages proches par la situation mais éloignées par la manière, pose aussi un gardien de salle, au Louvre, devant son œuvre de prédilection, la Vénus de Milo. Mais il ne se fait pas d’illusion sur la relation qu’il entretient avec la statue : « il y avait la Vénus de Milo, seulement et uniquement elle, comment pouvait-on imaginer qu’une relation puisse exister entre eux, pensait Chaivagne en regardant ses collègues avec son petit sourire ».
Il y a un drame au pied de l’Acropole dont un visiteur, venu à Athènes pour voir le seul Parthénon, n’aura jamais atteint le sommet, la faute au soleil et à la chaleur avant une fin aussi abrupte que la lame d’une guillotine. Il y a, à l’image de ce moment inattendu, d’autres types de surprises. Comme la brève descente sur terre, annoncée dans le titre, de Seiobo sous une forme humaine, inspiratrice d’une pièce de danse au Japon. Car les sources de l’art sont multiples et irriguent ce roman habité.

mercredi 13 mars 2019

Stevenson chasseur de trésor

Il y a eu des obstinés, qui sont restés plusieurs semaines et même, pour l’un d’entre eux, plusieurs années sur l’île Cocos, au large des côtes de l’Amérique centrale. Un caillou planté dans le Pacifique, couvert de brouillard et où il pleut dix mois sur douze. Mais dont une rumeur persistante fait la cachette d’immenses richesses enterrées là par des boucaniers et des flibustiers. Une île au trésor. Et peut-être même L’île au trésor du roman de Stevenson. De quoi titiller de nombreux aventuriers. Et de quoi nourrir le formidable récit d’Alex Capus, digne d’un roman d’aventures qui fait de l’écrivain écossais non seulement l’auteur d’un livre à succès mais aussi et surtout l’un de ces chercheurs en quête de fortune.
L’hypothèse est audacieuse et tient la route, bien qu’elle rompe avec la biographie de Stevenson. Les Samoa, où celui-ci a passé les cinq dernières années de sa vie, n’étaient pas le rêve ultime d’un voyageur qui n’avait aucune intention de s’éterniser dans la région. Il l’avait d’ailleurs écrit dans sa correspondance. En outre, et l’argument frappe, le climat convenait mal à un homme dont les poumons étaient ravagés par la tuberculose. La maladie n’avait reculé qu’à Davos, pas dans les mers du Sud…
Capus ajoute que Fanny, l’épouse de l’écrivain, n’appréciait guère son environnement et que Robert Louis Stevenson, s’il a beaucoup raconté ses expéditions dans la région, a laissé quelques trous dans la chronologie. Ils pourraient bien avoir été occupés par les visites d’une autre île Cocos, à deux mille kilomètres au sud et huit mille kilomètres à l’ouest de celle qui a mobilisé les chasseurs de trésors. Comme par hasard, les Samoa ne se trouvent qu’à deux cent soixante-sept kilomètres de celle-là. Imaginons donc, avec Alex Capus, que Stevenson se soit posé au milieu du Pacifique parce qu’il était convaincu de connaître le véritable endroit de l’île au trésor. Jusqu’à installer chez lui, dans la maison qu’il s’était construite, un gigantesque coffre peut-être destiné à accueillir « une ou deux cargaisons d’or et de pierres précieuses ».
L’auteur franco-suisse de langue allemande qui est parti sur les traces de Stevenson ouvre des perspectives inédites et séduisantes. Il le fait avec un sens de la narration qui happe le lecteur, toujours emporté par les belles légendes sur lesquelles s’impriment les silhouettes de personnages connus. Comme dans les meilleurs récits, celui-ci n’a pas vraiment de fin, puisque la quête s’est achevée sans autre résultat que ce livre traduit par Emmanuel Güntzburger, Voyageur sous les étoiles. Mais ce n’est pas rien.

jeudi 10 mai 2018

Pierre Ducrozet et le peintre Basquiat (entretien)

Le troisième roman de Pierre Ducrozet porte le titre d’un tableau de Jean-Michel Basquiat, le peintre américain mort en 1988 à 27 ans – comme une rock star. Eroica, le livre, est inspiré par la vie d’un créateur à la trajectoire éblouissante, qui a brûlé sa vie et son talent avec une folle dépense d’énergie, payant en fin de parcours un prix auquel les collectionneurs n’auraient pas estimé ses œuvres. On connaît l’issue, tragique. C’est pourtant l’extrême vitalité de l’homme qui transparaît à travers des pages que l’écrivain a mise au diapason de son personnage.
Comment en êtes-vous arrivé à Basquiat ?
Dans mes deux premiers livres, je ne m’étais pas posé la question du sujet et là, je me suis dit que cela m’aiderait de prendre appui sur une matière réelle pour ensuite décoller vers la fiction. J’admire et l’aime l’œuvre de Basquiat, ainsi que la personne. C’était déjà un personnage romanesque : il est complexe, il est contradictoire, parfois il est génial, parfois il est agaçant, il est d’une grande innocence et en même temps d’une grande ambition, d’une grande lucidité. Ensuite, l’idée qui préside au livre, c’est de laisser l’écriture se faire contaminer par la peinture, et voir ce que ça peut donner : un puzzle à la fois éclaté et, j’espère, composé. Jusqu’à présent, c’était surtout la musique qui m’avait influencé et elle reste importante. Mais je voulais voir ce que la peinture pouvait faire à mon écriture. A la fin, je me suis rendu compte aussi que je voulais sans doute, inconsciemment, prendre un peu de l’énergie de Basquiat.
L’écriture du roman paraît être à la fois fulgurante et perforante. Ces deux mots vous semblent-ils adaptés ?
Si c’est ça, c’est que ça a fonctionné. Il fallait que ce soit fulgurant comme il l’était dans sa peinture et dans sa vie. Perforant, c’est intéressant, parce qu’il y a l’idée d’ouvrir la peau, d’ouvrir le corps, qu’on retrouve souvent chez lui. Il sent que son corps ne tient pas complètement et il essaie de recoller les morceaux. Il y a toujours des morceaux d’os qui se baladent dans ses toiles.
Par ailleurs, c’est un peintre qui intègre les mots à ses tableaux. De quoi séduire un écrivain ?
En fait, il est aussi musicien et écrivain. Il commence en taguant des mots, comme un poète. Et toutes les toiles sont marquées de mots captés ici ou là, à la télé, dans des conversations. Pour moi, c’est le peintre Internet avant l’heure : il met tout en réseau. Ça peut être Vasco de Gama parce qu’il a ouvert un livre, et il le met en relation avec le pétrole, avec le maxillaire, avec tous les éléments du réel. C’est la définition de la modernité, de notre monde, et il est le premier, dans l’histoire de la peinture, à faire entrer le réel de plein fouet dans la toile.
Ce réel est envahissant jusqu’à devenir douloureux. Vous le montrez submergé par tout ce qui se passe autour de lui…
Il est extra-voyant, il entend tout, je dis qu’il est un chaman. C’est presque impossible à vivre et la drogue lui sert à se déconnecter, ou plus exactement à mettre une couche entre lui et le réel, ce qui permet de le rendre supportable.
En parlant de sa vie, vous intégrez de nombreux personnages, en particulier Andy Warhol. C’était essentiel ?
J’ai passé beaucoup de temps sur Warhol parce qu’il me fascinait et que je voulais faire entendre sa petite voix. Leur histoire est très belle et très importante pour les deux. Ils parlent beaucoup, jusqu’au moment où Basquiat pense que Warhol est en train de le vampiriser, ce qui n’était pas forcément le cas. Warhol mourra sans qu’ils se soient réconciliés, et Basquiat en est inconsolable.

mardi 1 mai 2018

Véronique Bizot dans une grande maison glaciale


Comme dans Rouler, de Christian Oster, roman paru simultanément en édition originale, quelqu’un prend le volant. Mais Paul a un but : malgré le « rhume colossal » qui lui embrouille le cerveau, il se rend dans la maison familiale, à trois cents kilomètres, pour vérifier, comme son frère jumeau Odd le lui a demandé dans un courrier, « que le robinet d’un lavabo du second étage, à propos duquel il conservait un doute, a bien été purgé avant son départ. »
Le décor dans lequel Paul, épuisé, se réfugie sur un canapé avec une boîte de kleenex, est glacial malgré le feu qu’il allume. Il est aussi empli de souvenirs. C’est dans ce fauteuil de vieux velours jaune que s’asseyait le père jusqu’à son départ, cinq ans avant qu’un avis de décès arrive de Malaisie. C’est dans cette maison que les six enfants ont grandi avant de prendre leur destin en mains, avec plus ou moins de réussite – une des trois sœurs est internée, les deux autres sont mariées, Harald semble avoir connu une belle ascension sociale, au contraire d’Odd qui est un naufragé de l’existence.
Malgré la neige, Paul se rend au village, fait un bout de chemin en tracteur. On le prend pour son frère, il ne pense pas à contredire, engoncé dans une mollesse qui ne doit pas être seulement la conséquence du froid et du rhume. Mais ceux-ci participent à la manière dont les pensées du narrateur s’effilochent et entrecroisent leurs trajectoires, appelant des images du passé et se nourrissant d’hypothèses vagues. Parmi lesquelles celle-ci s’impose avec un peu plus de force que les autres : Odd, qui est parti sans donner d’informations sur ce qu’il avait l’intention de faire, est peut-être en route pour la Malaisie où il chercherait des traces du séjour qu’y fit leur père…
Tout à la fin, le roman retombera sur ses pieds, avec une explication limpide et une liquidation définitive du passé. On en sort lesté du poids de plusieurs vies, condensées en une centaine de pages qui éclairent sur les personnages en même temps qu’elles posent, entre eux et nous, un obstacle translucide à travers lequel les jeux d’ombres ne précisent pas tout. Un peu comme si, dans la maison froide, Paul projetait son haleine sur une vitre et que celle-ci s’y figeait dans une sorte de brouillard.
Un avenir est un livre magique. Inutile d’essayer d’y trouver une trame romanesque qui servirait de point de repère. Le territoire s’affirme dans le flou dont il fait sa matière, instable et changeante, à la manière d’un paysage qui se modifie au fur et à mesure qu’on l’examine. Véronique Bizot utilise une langue déhanchée et assez souple pour servir son projet.

lundi 11 septembre 2017

L’homme qui avait inventé sa vie

Jusqu’où un homme est-il capable de mentir sur sa vie et comment un écrivain, s’emparant de la vérité et du mensonge, peut-il concevoir un livre qui ne soit pas un roman tout en reposant, pour l’essentiel, sur une fiction construite par le personnage lui-même ? Javier Cercas commence par cet avertissement : « Je ne voulais pas écrire ce livre. » Puisqu’il est là malgré tout, il a fallu que l’idée chemine jusqu’à son aboutissement à travers les difficultés.
Le personnage existe : Enric Marco, né en Espagne en 1921, qui, jusqu’en 2005, passait pour un survivant des camps nazis. Il était devenu président de l’Amicale de Mauthausen, il avait été un syndicaliste en vue – et apprécié. Un historien, révélant l’imposture sur laquelle reposait l’essentiel de sa notoriété, a fait de cet homme un proscrit, un salaud : il n’a été dans un camp nazi que bien après la guerre, comme visiteur, et tout ce qu’il racontait dans ses nombreuses conférences reposait sur ses lectures.
Comme d’autres, parmi lesquels Claudio Magris ou Vargas Llosa, Javier Cercas a éprouvé une certaine fascination, mêlée de répulsion, pour Enric Marco. Celui-ci étant toujours vivant, il l’a rencontré longuement, avec l’intention de le placer face à ses mensonges et d’éclaircir l’invention de cette vie romanesque à travers un roman sans fiction, à la manière de Truman Capote ou d’Emmanuel Carrère, qu’il cite comme des modèles.
Roublard génial, voire professionnel, embobineur ou emberlificoteur hors pair, sacré charlatan, diplômé ès création et usage de la confusion, fabulateur exceptionnel, comédien prodigieux, séducteur et menteur, il n’y a jamais trop de mots pour décrire la manière dont Enric Marco manipule certains éléments de la vérité afin d’en faire le socle de sa gloire. Gloire, dira-t-il souvent, dont il ne tire d’autre profit que le bien collectif. Car, s’il n’avait pas été là pour le faire, qui aurait parlé aux Espagnols des camps de la mort de la Seconde Guerre mondiale ?
Souvent irrité par le bonhomme, Javier Cercas multiplie les précautions. Citant le récit qu’Enric Marco fait de sa vie, l’écrivain glisse immédiatement : « ou il dit que », car le doute est présent à chaque instant. Et tout n’est pas vérifiable…
L’imposteur est la biographie d’un homme trop parfait pour être vrai. Et la confrontation du biographe avec son sujet, en vue de faire avouer à celui-ci quelques-unes des libertés qu’il a prises avec les faits. Jusqu’à, parfois, le faire craquer : laissez-moi au moins cela, dit en substance Enric Marco quand il se rend compte qu’il ne restera plus rien de son personnage après que Javier Cercas en aura démonté toutes les tricheries.
L’imposteur est le roman possible d’un sujet impossible, une réflexion sur le vrai et le faux autant que sur l’art de la fiction, une formidable plongée au cœur du travail littéraire. Et le plus beau livre que nous avons lu depuis un certain temps.

dimanche 4 juin 2017

Un enfant soldat dans la maison d’une ministre de la Culture

Emmanuel Dongala n’a pas toujours été publié chez Actes Sud. Johnny Chien Méchant était paru au Serpent à plumes il y a une quinzaine d’années. Mais c’est en « Babel », la collection de poche de la nouvelle ministre française de la Culture, que reparaît ce roman. L’écrivain congolais y est accueilli depuis 2010.
C’était avec Photo de groupe au bord du fleuve, un livre puissant qui remporta plusieurs prix littéraires, et qui a été suivi, cette année, par La Sonate à Bridgetower. Emmanuel Dongala est donc maintenant comme chez lui à l’enseigne d’Actes Sud, dont la patronne, Françoise Nyssen, vient d’être nommée à la tête du ministère de la Culture. D’une certaine manière, elle occupait déjà ce poste à Arles, où la maison d’édition fondée par son père il y a quarante ans s’était adjoint sous sa direction une librairie, un cinéma, une salle de concert…
Il est donc plaisant de saluer, à l’occasion d’une réédition parue ce mercredi, une nomination intervenue le même jour. Sans oublier, bien entendu, le livre dont on avait l’intention de parler, et auquel on revient tout de suite.
Ahmadou Kourouma avait donné voix, dans Allah n’est pas obligé, à un de ces enfants soldats que les guerres africaines consomment sans modération. Avec Johnny Chien Méchant, Emmanuel Dongala en invente un autre, à peine plus âgé (seize ans), et lui adjoint en contrepoint une Laokélé, quinze ans, appartenant au long cortège des réfugiés dans leur propre pays.
On pourrait l’oublier : en principe, une guerre, même civile, surtout civile, se justifie. Même celle-ci : « Lorsque les combats avaient commencé, nous, on savait seulement que, comme d’habitude, deux leaders politiques se battaient pour le pouvoir après des élections que l’un disait truquées et que l’autre disait démocratiques et transparentes. » Reste à savoir pourquoi s’engager de l’un ou de l’autre côté. Le hasard joue un rôle presque aussi grand que la nécessité, les motivations réelles étant loin d’être politiques, loin aussi des discours officiels pour le peuple et la liberté. Johnny lui-même donne ses raisons : « Pour nous enrichir. Pour faire ramper un adulte. Pour avoir toutes les nanas qu’on voulait. Pour la puissance que donnait un fusil. Pour être maître du monde. »
Dans ce contexte, tout est permis, l’autorité des chefs étant la seule limite, à moins que ce soit leurs caprices. Johnny relate ses exploits avec la fièvre de pouvoir qui l’anime, et qui contamine l’écriture de Dongala pour mieux rendre compte de cette folie.
Comme il faut bien que d’autres la subissent, la population civile est ballottée selon les avancées de l’un ou l’autre clan. Chaque victoire étant ponctuée de pillages, Laokélé n’a rien de plus pressé, à l’annonce de prochaines vicissitudes, que d’enterrer les maigres biens de la famille, de charger sur une brouette sa mère amputée des deux jambes et de prendre la route avec son jeune frère.
La route est encombrée d’autres fuyards qui ignorent la meilleure direction à prendre. Le flot est mouvant, le chaos est total. Dongala donne l’impression de filmer la foule caméra à l’épaule, dans le tremblé du reportage saisi sur le vif. On s’y croirait. Et rien n’est drôle, en particulier pour Laokélé que nous suivons dans les plans rapprochés.
Laokélé est plus mûre que son âge. La résistance aux événements lui a tanné la peau, sans entamer sa sensibilité. Elle est impressionnante de maîtrise d’elle-même, et le sera jusqu’au bout, dans une dernière scène racontée deux fois, des points de vue du jeune garçon et de la jeune fille puisqu’il fallait bien que l’alternance des voix se conclue par leur rencontre.
Sur un sujet douloureux, Emmanuel Dongala, que ses précédents livres avaient déjà placé parmi les écrivains africains francophones de premier plan et qui a prouvé depuis celui-ci la constance de son inspiration de haut vol, réussit un roman saisissant de réel. Tout y est, d’une guerre qui ressemble à tant, à trop d’autres et qui implique aussi une communauté internationale parfois bien virtuelle. Johnny Chien Méchant restera, parce qu’il est d’une rare justesse de ton ou de tons, entre les deux personnages principaux, une transposition romanesque exemplaire de l’histoire immédiate.

dimanche 5 février 2017

Le deuxième roman de Caroline De Mulder

Caroline De Mulder avait frappé les esprits avec son premier roman, Ego tango, couronné par le prix Rossel en 2010. On s’y était laissé entraîner par le vertige qui gagnait l’héroïne au rythme d’une écriture dansante – forcément dansante – et très tenue. Le tango, bien sûr… On avait donc attendu le deuxième roman, publié deux ans plus tard et aujourd’hui réédité au format de poche, avec un peu de crainte, tant la première barre avait été placée haut. Mais Caroline De Mulder prouvait décidément qu’elle a le tempérament d’une véritable écrivaine. Elle ne refuse pas l’obstacle. Elle le domine au contraire avec une élégance à laquelle il faudra s’habituer, un mélange de force rageuse et d’impressionnante souplesse. Retour gagnant, donc, avec Nous les bêtes traquées.
C’est une femme, encore, qui raconte. Marie ne danse pas mais se débat entre attirance et répulsion pour Max, l’homme qui l’a tirée du trou où elle se trouvait pour l’entraîner dans une impasse. Max est un homme assez agité, voire fébrile. Il a peut-être des raisons de l’être, car cet avocat s’attaque à des intérêts auprès desquels sa vie ne pèse pas lourd. Il craint donc en permanence d’être empoisonné et jette sans cesse de la nourriture. Une sorte de garde du corps le protège, à moins qu’il ait été placé là pour le surveiller. Les menaces sont imprécises mais rôdent autour du couple formé presque par hasard, et au moins par raccroc.
Il y a du thriller dans la trame du roman. Mais la piste de l’intrigue est masquée par une accumulation de détails qui finissent par prendre plus d’importance que le fil conducteur. C’est à travers ces détails que nous percevons le désarroi de Marie, les certitudes de Max, leur dérive commune – qui les entraîne sur des chemins divergents. En filigrane, Caroline De Mulder joue avec les enjeux réellement en cause dans certaines actions humanitaires détournées de leur sens. Et c’est de la même manière, en filigrane, qu’elle joue avec les aspects narratifs du texte, si bien que celui-ci épouse parfaitement la forme de son sujet fuyant, caché. Sa capacité à trouver la meilleure manière de construire un récit et de lui donner de la chair à travers les mots était une des grandes qualités d’Ego tango. Il fallait en trouver l’équivalent dans un autre monde. C’est fait aussi, dans une totale maîtrise qui fait adhérer sans réserves à Nous les bêtes traquées, avec la certitude rassurante qu’il y avait là, dès ces deux premiers romans, le début d’une œuvre riche d’immenses possibilités. On ne s’est pas trompé puisqu’elle a, depuis, largement confirmé les espoirs qu’on plaçait dans son œuvre naissante.

vendredi 19 août 2016

Bufallo Bill revu et corrigé par Eric Vuillard

Qu’est-ce que la version officielle de l’Histoire ? Une manière de la raconter pour faire croire aux hommes, comme à des enfants, qu’on leur dit la vérité et que la vérité est bonne. Pour démonter ce mécanisme, Eric Vuillard devient horloger, fouillant d’un regard précis les entrailles d’une montre, ajustant ici des rouages qui tournaient n’importe comment, là un ressort à la détente lâche, constatant à la fin, quand tout est en place, que l’instrument ne donne pas tout à fait la même heure qu’avant.
Congo avait déjà appliqué la méthode qu’on retrouve dans Tristesse de la terre. Le sous-titre, Une histoire de Buffalo Bill Cody, désigne la clef avec laquelle l’auteur va ouvrir la montre et exhiber son fonctionnement erratique. Ou, si l’on préfère, avec laquelle il va prouver pourquoi l’Histoire officielle est un récit biaisé : « Le spectacle est l’origine du monde », écrit-il en ouverture…
Avant la première phrase, on se sera arrêté, comme on le fera à l’entrée de chaque chapitre, sur une image. L’Indien emplumé qui posait pour la photo ouvre une collection de chromos destinée autant à l’édification des masses qu’à leur divertissement. Le Wild West Show, avec Buffalo Bill en tête d’affiche et Sitting Bull en vedette qu’on ose à peine dire américaine, participe de cette double démarche. Et attire les foules : quarante mille spectateurs assistent quotidiennement aux deux représentations, le spectacle se transporte jusqu’en Europe où son succès est comparable.
La troupe est monstrueuse : plusieurs bateaux ont été nécessaires pour faire traverser l’océan à ses huit cents personnes, aux chevaux, aux bisons, aux éléments des chapiteaux, aux décors, etc. Elle se trouve en France au moment où Buffalo Bill, ce héros qui avait inventé et laissé répandre sa légende, apprend que s’est produit, en décembre 1890 à Wounded Knee, un massacre qui deviendra une bataille dans l’imagerie populaire. Le passage d’un mot à un autre n’a rien d’anodin : Eric Vuillard les utilise dans deux chapitres distincts. D’un côté, la réalité. De l’autre, sa transformation après passage dans la moulinette de l’Histoire officielle.
Tristesse de la terre est un livre bref et brillant, là où on aurait pu attendre un gros essai. L’écrivain décrit, relate, glisse une incise, termine sur un chapitre consacré à Wilson Alwyn Bentley, qui consacra sa vie à photographier des flocons de neige, le givre, la rosée, sujets très éloignés de l’agitation du Wild West Show, avec ses coups de fusils, ses attaques, le sang qui coule. C’est la même terre, en moins triste.

vendredi 27 mai 2016

Jaume Cabré, la complexité au naturel

Il faut l’avouer : voici un roman autour duquel on a beaucoup tourné avant de se décider à le lire vraiment. Il y avait sa taille et son poids, bien sûr, mais on a déjà vu et lu plus long, plus lourd. Il y avait surtout le concert unanime d’éloges entonné par les lecteurs, professionnels ou non, qui avaient franchi le pas. C’était presque trop, jusqu’à faire naître l’impression d’une œuvre surévaluée, mais comment savoir sans vérifier ?
Un beau jour – le jour fut beau, en effet, même s’il a duré plus d’un jour –, on y est entré. Après quoi il ne reste qu’à ajouter un éloge aux éloges, parce qu’en effet on n’en est pas sorti : Confiteor est un grand, un très grand livre.
En fait, on comprend assez vite que Confiteor est une construction romanesque inhabituellement ambitieuse et même, sur le plan formel, d’une audace peu fréquente. Essayons de fixer quelques points de repère – alors qu’ils ne sont pas d’une grande utilité une fois qu’on est lancé dans un récit où tout s’impose avec naturel. Adrià, le personnage principal, qui est aussi le narrateur, ou du moins celui dont la voix domine à travers le truchement de Bernat, son meilleur ami, parle parfois de lui à la première personne, puis passe sans prévenir au « il ». De la même manière, c’est sans s’annoncer qu’une époque dont on était très éloigné arrive ou revient d’un coup au premier plan. Au fil d’un ouvrage qui joue sans cesse à nous surprendre, on se trouve presque simultanément à Auschwitz, à Barcelone aujourd’hui ou presque, à Rome dans les années soixante, dans les œuvres les plus puissantes de la littérature et dans la création pure susceptible d’émouvoir même quand elle est imaginaire.
Sous les aspects d’un bric-à-brac qui pourrait égarer, Confiteor (dont il faut peut-être donner le sens en français : « je reconnais, j’avoue ») est un livre organisé à la perfection, mais souterrainement, sous les couches du temps qui donnent de l’épaisseur aux thèmes et sous-thèmes dont on ne finit pas d’épuiser la richesse.
Suivons deux lignes mélodiques, dont personne (pas nous, en tout cas) n’osera dire qu’elles sont les principales tant elles sont tressées avec les autres, qui aideront à comprendre de quoi il s’agit. Parlons donc d’un violon et d’un amour.
Le père d’Adrià, vaguement antiquaire ou collectionneur, en tout cas passionné par les objets anciens dont l’existence peut être reliée à des faits marquants de l’histoire de l’intelligence et de la sensibilité, possède un violon enfermé dans un coffre. Ce violon, il rêve d’en faire l’instrument de la gloire de son fils quand celui-ci sera devenu un musicien de talent. Sinon qu’Adrià n’est pas particulièrement doué, beaucoup moins en tout cas que Bernat – qui rêve, lui, d’être écrivain. Mais c’est une autre histoire, tout en étant la même. Et ce violon singulier, marqué par le sang et qu’on viendra un jour réclamer à Adrià, est lié à la succession des cruautés dont l’humanité s’est montrée capable au cours des siècles, en passant par Auschwitz.
Tout cela n’est pas sans rapport – répétons-le, tout est lié – avec l’amour d’Adrià pour Sara. Amour comblé autant qu’amour impossible, en raison des circonstances, des origines juives de Sara, du parcours du violon, des fautes du père d’Adrià qui retombent sur celui-ci, dans un vaste tourbillon où le lecteur est entraîné sans aucune chance d’en sortir. D’autant que le mode de fonctionnement de ce tourbillon ne lui est donné que petit à petit. C’est seulement en refermant le livre – et avec l’envie presque physique, comme un besoin, de le recommencer aussitôt – qu’il comprendra quelle place avait chaque élément de cet ensemble.
Confiteor est un roman sournois, intelligent, on en sort effaré d’avoir connu, une fois dans sa vie, une telle expérience de lecture.

mercredi 9 mars 2016

L’homme blanc égaré dans un autre monde

Marc Trillard connaît par cœur les failles dans lesquelles l’homme s’engouffre la tête la première, sans calculer les conséquences de ses choix. Il a promené ses personnages un peu partout, cherchant et trouvant dans les chocs culturels le miroir déformant qui les renvoie à une réalité masquée – un peu à la manière d’un Francis Bacon en peinture. Il invente à peine : il s’est lui aussi beaucoup promené dans le monde et y a observé la folie qui gagne souvent l’homme blanc confronté à des civilisations, des situations auxquelles il ne comprend rien.
Au Cameroun, voici un directeur d’Alliance française de province, en poste depuis un peu moins de deux ans. Marc, que tout le monde appelle Mike, est une fois encore plongé dans une violence qui semble, ici, participer du quotidien. Et semble aussi un prolongement, certes quelque peu grossi, des heurts fréquents avec les membres de son comité – ils préféraient, à l’évidence, la souplesse de son prédécesseur. « Dans le langage commun et selon l’intensité de l’hostilité qu’on lui manifeste, ce serait : on voudrait ne jamais l’avoir vu débarquer à Buea ; on voudrait le voir démissionner aujourd’hui ; on recevrait comme une vraie bonne nouvelle l’annonce d’une maladie qui le retiendrait durablement alité, non, qui le renverrait en France aussi longtemps que possible, ou mieux, pour toujours et à jamais ; on serait tout près de provoquer cette maladie qui n’arrive pas et Dieu sait si la chose est aisée au pays du poison. »
Et puis, il y a celles qui donnent leur titre au roman, Les mamiwatas. « Ces créatures qui vivent indifféremment sous l’eau et sur terre. Ces chimères mi-femme mi… » Leurs pouvoirs sont immenses, et en particulier leurs pouvoirs maléfiques. Marc, esprit rationnel puisqu’occidental, ne devrait rien avoir à en craindre. Sinon que la raison vacille quand les événements semblent donner raison à la croyance locale.
Heureusement, à moins que ce soit malheureusement, il y a eu Gloria, la jeune femme qui lui donnait du plaisir et le sentiment d’une toute-puissance compensant, au moins pour partie, les inconvénients de son séjour. Gloria, qui avait d’abord donné Sonia comme prénom. Gloria, dont Marc s’est approché si près qu’il a perdu tout sens critique. Gloria, qui demande seulement le plaisir de sa compagnie, rien d’autre. Mais aussi Gloria en piège glorieux, en filet qui se resserre petit à petit sur sa proie conquise, un Marc incapable de se passer d’elle, incapable de voir ce qu’il n’a pas appris de la vie…
Naïf, Marc ? Sans doute. Mais comment en irait-il autrement ? Les codes ne lui ont pas été donnés, dans une société où « le moteur à produire des mensonges » se met en marche pour survivre, ou pour vivre un peu mieux – et ce n’est bien sûr pas un hasard si les émeutes qui ont éclaté sont provoquées par la faim.
Marc Trillard ne rend pas transparent un monde opaque pour l’Européen. Mais il en désigne les zones les plus troubles à ses yeux.

lundi 24 août 2015

Claro revisite l'Histoire du monde

Dans la rentrée littéraire qui déferle, on trouve un étonnant Crash-test signé Claro. Mais aussi, du même auteur, au rayon des livres au format de poche, la réédition de Tous les diamants du ciel, roman paru en 2012.
Claro est reparti pour un tour du manège enchanté (et infernal) sur lequel il revisite l’Histoire du monde. Antoine était mitron à Pont-Saint-Esprit en 1951, quand les habitants de cette commune furent saisis de transes provoquées peut-être par une fournée de pain où l’ergot de seigle aurait mal tourné, à moins que la CIA s’en soit mêlée. Sur ce fait divers authentique aux interprétations multiples, un rêve d’écrivain, Claro nous fournit quelques détails plus loin.
Puisqu’il y a des diamants dans le ciel et que Claro a écrit Black Box Beatles, il faut bien qu’une Lucy intervienne dans le roman, car… Lucy in the Sky with Diamonds. Le LSD n’est d’ailleurs pas étranger à ce qui arrive à Pont-Saint-Esprit – au moins dans une interprétation des faits –, ni à ce qui va suivre. Dans la deuxième partie, alors qu’on a quitté, toujours en 1951, la France pour New York, voici donc Lucy. Si son arrivée est prévisible, la suite l’est beaucoup moins. Avant de se poser à Paris pour y ouvrir le premier sex-shop, Les Sept Délices, dont Antoine pousse la porte un samedi soir de l’automne 69, Lucy n’a pas vécu que 18 ans. Elle a surtout traversé des aventures qui ressemblent à une époque dont elle est à la fois témoin et actrice. Sa mémoire pèse, au contraire de celle d’Antoine dont d’ailleurs nous ne saurons rien entre ces deux dates avant qu’il se raconte à Lucy. Mais son récit est entaché de doutes sérieux.
On ne sait trop sur quel pied danser, entre deux personnages dont la présence aux autres est loin d’avoir le même sens. Mais on danse avec allégresse, sur les frémissements d’une écriture qui s’avance souverainement : « Ne revenons pas sur toutes ces choses, qui sont passées, passées et dépassées, à quoi bon les remuer, les réchauffer, pouah, on n’en veut plus et c’est mieux ainsi, car regardez dehors : l’automne est là ! » Et c’est ainsi tout le temps, dans une joyeuse pétarade dont le brouhaha est celui de cette trentaine d’années pendant lesquelles tout semblait possible : les errements les plus inquiétants de la guerre froide comme les rebondissements individuels sur les multiples possibilités d’une société de consommation qui ouvre sans limites de nouveaux marchés.
Sous le brouhaha, on entend cependant clairement les paroles plus discrètes de deux personnages qui avaient besoin de se rencontrer pour se croire complémentaires.
Qui se souvient de Pont-Saint-Esprit et de la curieuse épidémie de 1951 ?
En fait, il s’agit d’un drame qui a beaucoup marqué la France d’après-guerre. Le fait que l’intoxication ait été causée par le pain quotidien, autrement dit un aliment traditionnel et religieux, a contribué à accentuer le traumatisme. Bien sûr, ce « fait d’été » a fini par tomber plus ou moins dans l’oubli. Mais il y a quelques années, H.P. Alabarelli a émis l’hypothèse que l’affaire du pain maudit était due à une expérience d’une des cellules de la CIA chargée d’expérimenter le LSD sur des populations civiles. Cette transsubstantiation du pain en drogue m’a évidemment fasciné.
Vous utilisez autant les faits que les rumeurs. Sur le même plan ?
Dans cette affaire de pain maudit, de CIA, et dans un contexte paranoïaque, les frontières entre réel, possible, probable et faux sont brouillées. Il y a ce qu’on sait et ce qu’on peut inférer, deviner, extrapoler. La guerre froide a eu cette particularité de changer la simple trouille en fantasme. L’espionite, les gadgets, les opérations secrètes, le double jeu, tout ça a pour but d’empêcher le citoyen de faire la part entre la menace réelle et la menace possible. On n’a aucune preuve certaine que la CIA ait « dosé » la ville de Pont-Saint-Esprit, mais le seul fait que la chose soit techniquement possible suffit à en rendre le spectre prégnant.
Où se niche ce qu’on pourrait appeler la poésie du texte ?
C’est une question compliquée. C’est même LA question. Le problème du roman, dans la mesure où il cherche à traiter le réel sous l’angle narratif (et descriptif, dialogique…), c’est que très vite il s’oublie comme invention langagière pour n’être plus que rendu, restitution. La force de la chose racontée l’emporte sur l’approche, la vision, l’appréhension. On tient par exemple un sujet intéressant, et on confie à ce sujet la responsabilité du récit. D’où les impasses du roman, en particulier du roman bourgeois (le modèle dominant) qui réduit l’aventure du livre au déroulement de l’action (et à son commentaire abâtardi). La « poésie » – et par ce mot j’entends ici les forces subversives de la langue – joue, peut jouer dans le roman le rôle d’un contre-pouvoir. Ce qui manque souvent au roman, c’est justement la menace poétique. Je suis plus influencé par Rimbaud que par Balzac quand j’écris un roman, pour schématiser.

mercredi 22 juillet 2015

La mort d'E.L. Doctorow

Un roman à succès (et à adaptations) a peut-être masqué la richesse de l'oeuvre d'E.L. Doctorow, mort hier à l'âge de 84 ans. Ragtime a été transposé au cinéma et en comédie musicale après avoir obtenu le National Book Award, une des grandes récompenses littéraires américaines. Cet ouvrage avait été traduit en français en 1976, et plusieurs fois réédité depuis.
Mais, avec une douzaine de romans, quelques recueils de nouvelles et d'essais, E.L. Doctorow ne peut être réduit à ce seul livre. En voici trois autres, histoire d'insister sur la diversité de son imaginaire.

Le « milieu » new-yorkais des années trente vu par les yeux d’un adolescent qui en apprend les règles pour accéder à la richesse alors qu’il venait de la pauvreté n’est pas moins sordide que d’autres romans noirs, aux images souvent transposées au cinéma, nous l’ont montré. Mais Doctorow donne à son livre une dimension qui déborde largement le cadre d’un documentaire : Billy Bathgate, le héros du livre, doit perdre son innocence et trouver de nouvelles règles de vie pour survivre dans l’univers qui lui a été plus ou moins imposé – en réalité, le gamin de quinze ans était tout à fait consentant, mais ce n’est pas lui qui a décidé d’entrer dans le gang de Dutch Schultz, c’est celui-ci qui l’a ramassé dans la rue parce que ses jongleries l’amusaient. Et à partir de là, Billy aura à cœur de mériter la confiance qui a été placée en lui, il se demande pourquoi et surtout jusqu’à quand, car le vent tourne facilement dans cette bande.
Il aura d’ailleurs l’impression de trahir son chef le jour où miss Lola, la belle miss Lola, qui fut la compagne d’un autre gangster avant que Dutch Schultz n’en fasse sa maîtresse dans le même temps qu’il se débarrassait d’un homme devenu dangereux, répondra par des gestes très précis – et très agréables – à l’émotion qu’elle fait naître en lui.
Tout cela va très vite, et Doctorow ne laisse pas un seul temps mort dans son récit. Les événements se succèdent jusqu’à un final tonitruant, au terme duquel Billy Bathgate, qui est encore un enfant, est déjà un homme.
Roman initiatique de la meilleure veine, même s’il trempe dans la cruauté au quotidien, le dernier livre de Doctorow est de ceux qui prennent le lecteur par surprise puis le tiennent en haleine : on croyait n’avoir affaire qu’à un roman d’action, et on découvre tout autre chose… Ce qu’on peut appeler, tout simplement, de la littérature.


La marche (2007)
1864 : le général Sherman déferle avec ses hommes sur les Etats confédérés. Les abolitionnistes du Nord ont décidé de rompre définitivement le joug de l’esclavage dans le Sud. Noble cause, par conséquent. Mais le livre de Doctorow, s’il s’inscrit dans ce contexte, n’est pas un roman historique. Les personnages qui l’habitent possèdent, à l’intérieur du vaste mouvement collectif d’une armée, leurs préoccupations propres et leur vie intime. De la foule hétéroclite qui semble guidée par une volonté supérieure surgissent des silhouettes singulièrement agitées.
La logique d’une guerre se perd dans la guerre : « Ce n’était pas une guerre pour l’aventure ni pour une cause solennelle. C’était la guerre dans ce qu’elle avait de plus pur, une rage insensée coupée de toute cause, de tout idéal, de tout principe moral. C’était comme si Dieu avait décrété que cette mêlée informe et enchevêtrée de forces décérébrées était sa réponse à la présomption des hommes. »
Plus tard, à la fin du roman, quand cesseront les combats, la guerre se transformera en mots…
Dans l’action désordonnée qui pousse les hommes sur un rythme chaotique, Doctorow ressemble à un réalisateur omniprésent, l’œil à chaque détail de toutes les scènes, trouvant un sens même à ce qui paraît n’en avoir aucun. Le désir s’exacerbe dans les marges d’un encadrement militaire : la proximité du danger fait naître l’urgence. Urgence de tuer. Urgence d’aimer. Urgence de s’enivrer. Et la marche victorieuse d’une armée n’est pas très différente d’une déroute.
William Tecumseh Sherman, le général, est lui-même empli de doutes, même s’il est convaincu par la nécessité de son action. Comment celles et ceux qu’il entraîne avec lui ne seraient-ils portés que par des certitudes ? Beaucoup ne savent pas ce qu’ils font là, fétus minuscules enlevés par un souffle puissant, celui du roman comme de l’Histoire, vers une destination encore inconnue.
Pearl, la petite esclave, la négresse à la peau blanche, est de ces êtres à l’avenir indéterminé. Mais elle est un des personnages les plus attachants du livre. Au fur et à mesure que son caractère s’affirme, qu’elle envisage un but précis, que le hasard place en face d’elle des hommes prêts à l’aider – et plus si affinités –, elle suit une ligne de moins en moins hésitante.
Elle n’est pas la seule à retenir l’attention. Deux déserteurs confédérés qui ont changé d’uniforme jettent des regards inattendus sur le conflit. Un chirurgien visionnaire et très doué abat un travail de géant. Une fille de juge s’embarque dans une aventure incongrue pour elle. Un photographe qui suit les troupes tente de les rattraper pour immortaliser Sherman, mais trouve sans cesse de nouveaux sujets…
Tout cela dans la fureur et la peur, la fumée et la puanteur, le sang et le sexe. Un grand roman qui raconte, plus que la Guerre de Sécession, la folie des hommes. Doctorow est un écrivain dressé à hauteur de ses grands sujets.

Homer et Langley, deux frères, vivent dans un hôtel particulier de la Cinquième Avenue à New York. Le premier est aveugle, musicien moins doué qu’il le voudrait et rêve de femmes. Le second, gazé dans les tranchées de la Grande Guerre, à la fin de laquelle leurs parents sont morts de la grippe espagnole, a l’esprit un peu dérangé. Il accumule les objets les moins utiles, transforme petit à petit la maison en un gigantesque bric-à-brac.
Cela prend toute une vie d’initiatives malencontreuses et de rencontres improbables. Un gangster passe par là, les habitués d’un bal privé, des pompiers pour un incendie, deux fois… L’adresse d’Homer et Langley ressemble de moins en moins à un  lieu d’habitation et de plus en plus à un débarras où tout s’écroule comme s’écroulent les espoirs des deux frères. Aucune reconstruction ne sera plus possible. L’histoire de cette déchéance menée avec un impressionnant esprit de système hisse Doctorow au niveau de Kafka, pour l’absurde et la drôlerie.

dimanche 10 mai 2015

La pagaille à Avignon et dans les cœurs

Eté 2003 : le Festival d’Avignon, gagné par les grèves des intermittents du spectacle, est une vraie pagaille. Le In est annulé, le Off se déchire entre les partisans d’un arrêt complet des représentations et ceux qui croient au théâtre comme la meilleure arme contre tous les pouvoirs. Odon Schnadel le pense et tient à donner la pièce de Paul Selliès, auteur inconnu – et mort – qu’il monte cette année. Tant pis s’il doit aller contre ses principes et fermer les portes aux manifestants qui cherchent à interrompre le spectacle.
Claudie Gallay a choisi une atmosphère de confusion. L’amour est une île, à la manière dont Avignon peut sembler être une île quand on s’en éloigne – ou quand on vit, comme Odon, sur une péniche. Mais Avignon est surtout ici le lieu d’affrontements publics et privés.
Côté public, les médias en avaient largement rendu compte à l’époque et Claudie Gallay fait l’économie des détails, se contentant de quelques descriptions marginales pour nous remettre dans l’ambiance.
Côté privé, les nœuds du roman placent face à face des personnages entre lesquels les mensonges pèsent lourd. Odon Schnadel se trouve à mi-chemin de deux femmes qui ont bien des raisons de se détester.
Mathilde, qu’on appelle maintenant la Jogar, a été l’amour de sa vie. Elle l’est peut-être encore. De retour à Avignon après cinq ans d’absence pendant lesquels sa carrière a explosé, la transformant en star, elle revoit certains de ses proches, qui craignent un peu les effets du succès sur son attitude. Elle croise Odon, d’abord de loin, comme avec inquiétude. Il n’y a pas eu que de l’amour entre eux mais aussi le don d’un texte que Mathilde a retravaillé pour le faire sien et qui a été à la base de son succès.
Marie, l’autre femme, n’appartient pas au milieu artistique. Elle est venue au Festival parce qu’elle avait vu à l’affiche une pièce de son frère, Paul Selliès. Elle ne connaît pas Nuit rouge. Elle se souvient en revanche d’avoir dactylographié un autre texte, Anamorphose, que Paul avait envoyé à Odon Schnadel. Pris par d’autres activités, celui-ci avait trop attendu avant de téléphoner à l’auteur, qui entretemps était mort dans des circonstances que Marie lui expliquera.
Marie, personnage torturé qui se livre en permanence à un rite d’automutilation, cherche un responsable de la mort de Paul. Elle en trouvera plusieurs, avec une circonstance aggravante : ils ne ressentent aucune culpabilité.
Claudie Gallay installe lentement les éléments d’un drame qui prendra, au final, des proportions inattendues. Elle joue avec les codes du théâtre, oppose la bonne foi à la ferveur créatrice. Et manque un peu sa sortie, trop démonstrative pour qu’on croie à sa sincérité. Mais elle a, pendant la plus grande partie du roman, touché les plaies et partagé les douleurs.

vendredi 8 mai 2015

Lola Lafon en apesanteur

Comment s’approprie-t-on un mythe contemporain ? En le réinventant, ce que Lola Lafon a réussi à plusieurs titres dans La petite communiste qui ne souriait jamais. Le mythe a surgi, apparemment de nulle part, en juillet 1976 à Montréal, pendant les Jeux Olympiques. Nadia Comaneci, gymnaste roumaine de 14 ans, affole les juges, les spectateurs du monde entier et jusqu’aux panneaux d’affichage électronique. Ceux-ci ne sont pas prévus pour afficher la note parfaite, la note impossible : dix. Il faudra corriger dans l’urgence, parce que la petite fille bondissante s’apprête à recommencer. Peut-être l’effet provoqué par ces prestations exceptionnelles s’est-il, presque quarante ans après, un peu estompé. C’est sans importance : la romancière nous fait revivre ces moments comme s’ils survenaient pour la première fois et l’émotion est intacte, installée au début du roman.
Reste à comprendre comment le miracle a pu se produire et pourquoi il ne s’est pas vraiment renouvelé. Lola Lafon endosse le costume réaliste d’une enquêteuse, sur les traces de Nadia Comaneci avant et après Montréal, et aussi celui plus éthéré d’une rêveuse qui communiquerait avec son héroïne pour la faire réagir à ce qu’elle écrit. La romancière a prévenu le lecteur dans un avant-propos : « L’échange entre la narratrice du roman et la gymnaste reste une fiction rêvée, une façon de redonner la voix à ce film presque muet qu’a été le parcours de Nadia C. entre 1969 et 1990. » Au fil des pages, on oubliera cet avertissement, se prenant à croire aux messages et aux coups de téléphone de Nadia. Ceux-ci jouent un rôle essentiel dans la structure du roman, non seulement par la proximité qu’ils installent entre la narratrice et l’héroïne mais aussi parce qu’ils permettent d’exposer le point de vue d’une jeune Roumaine qui a fait carrière sous la tutelle du Conducator local, Ceausescu. Exemple de dialogue tendu entre les deux protagonistes :
« A travers vous, le pouvoir faisait la promotion d’un système. La réussite totale du régime communiste, l’apothéose de la sélection : l’Enfant nouvelle surdouée, belle, sage et performante », dit la narratrice qui provoque un rire agacé et une réplique cinglante : « Ah oui, bien entendu ! Les Roumains vendaient le communisme. En revanche les athlètes français ou américains, aujourd’hui, ne représentent aucun système, n’est-ce pas, aucune marque !!… »
Puisque Lola Lafon fait les questions et les réponses, elle fournit les différentes facettes de la réalité supposée. L’entraînement intensif d’une fillette de sept ans, âge auquel Nadia a commencé la gymnastique, l’infinie souffrance dans laquelle se passent les journées – mais souffrance acceptée et atténuée par l’usage des médicaments appropriés. La gloire et la douleur confondues pour la grandeur d’un pays et de son inamovible dirigeant, au moins jusqu’en 1989.
La biographie de Nadia Comaneci se déroule, comme nous la connaissons par ailleurs. Mais rien, même pas son corps qui change quand elle devient femme, ne peut effacer les moments de grâce que Lola Lafon restitue par de la peinture écrite : « Nadia plonge, sa jambe en arabesque derrière elle, un long soupir tracé au pinceau. » On ne demande pas à la romancière de faire exploser le système de notation. Mais elle n’est pas loin de la perfection en décrivant le corps en mouvement de la jeune, trop jeune, championne olympique. Et tout ce qui l’entoure.