Je revoyais hier, par hasard mais avec bonheur, l'entretien avec Marguerite Duras dont Bernard Pivot avait fait un Apostrophes spécial, à la sortie de L'Amant en 1984. Je me suis alors souvenu d'une rencontre que j'avais faite avec elle quelques années plus tard. Je viens d'en relire le texte. Il me semble tenir la route, comme on dit. Et, comme Didier Jacob donne ses vintage en guise de blog pendant les vacances, je m'autorise la même chose. Voici l'interview, telle quelle.
Il faut relire la description que Marguerite Duras faisait elle-même de son visage au début de L'Amant: «J'ai un visage lacéré de rides sèches et profondes, à la peau cassée. Il ne s'est pas affaissé comme certains visages à traits fins, il a gardé les mêmes contours mais sa matière est détruite. J'ai un visage détruit.» Parce que la première vision qu'on a d'elle, quand on la retrouve dans son appartement parisien de la rue Saint-Benoît, est celle-là. Et puis, la vieille dame tassée commence à parler, ses yeux s'animent, elle redevient l'enfant admirative devant l'auto du bac, devant le Chinois de l'auto du bac. Des images retrouvées dans L'Amant de la Chine du Nord, un roman qui paraît chez Gallimard alors que le précédent, qui avait obtenu le prix Goncourt en 1984, avait été publié par Jérôme Lindon, le patron de Minuit. Et alors que Jean-Jacques Annaud termine le film, L'Amant - sortie prévue à la fin de l'année. Marguerite Duras est au-delà de toutes les conventions. Elle parle - parfois, elle demande l'avis de son compagnon-complice, Yann Andréa -, on l'écoute..
Très simplement, comme on le fait quand on se rencontre, on pourrait commencer par cette question que beaucoup de gens se posent ou se sont posée à votre sujet: comment allez-vous?
Ça va. J'ai une canule, mais ça va. Je peux parler. Rien ne peut plus arriver, le haut de ma trachée a été remplacé. Vous reconnaissez ma voix, là?
Oui, c'est bien la vôtre. Vous avez repris un sujet déjà deux fois écrit...
Une histoire. Ce n'est pas un sujet, c'est une histoire.
Pourquoi être revenue sur cette histoire? Le texte préliminaire n'explique pas tout...
C'est Annaud qui est arrivé un jour d'Indochine, il venait travailler ici, avec moi, et il m'a dit: J'ai réussi à le voir, tu sais, l'amant chinois. Ce n'était pas du tout dans ses attributions. Et j'ai dit: Qu'est-ce qu'il est devenu? Il m'a dit: Il est mort. Voilà.
Et alors?
Ça s'est cassé avec le cinéma. J'ai dit que je ne pouvais pas continuer parce que ça ne m'intéressait pas beaucoup. La vulgarisation nécessaire de l'histoire, je veux dire la banalité qu'apporte le cinéma, que doit engendrer le cinéma...
N'importe quel cinéma?
Sauf le mien, peut-être, parce que c'est un cinéma d'écrivain. Ça m'a empêché de continuer ce travail qui m'embêtait un petit peu. D'après Annaud, je n'avais jamais aucune bonne idée de cinéma. Mais j'arrivais déjà avec un bagage mondial. Il est malin, quand même: il a pris L'Amant. Qui n'aurait pas pris L'Amant?
Mais vous ne portez pas de jugement sur son travail?
Non, pas du tout. Ça m'indiffère un peu.
Du point de vue strictement romanesque, il est intéressant que vous repreniez une histoire, parce que vous pouvez considérer que le lecteur connaît déjà certaines choses, et faire l'économie de leur description détaillée. Avez-vous volontairement joué avec la mémoire du lecteur?
C'est allusif, ce n'est pas très net. Il y a deux mémoires dans L'Amant de la Chine du Nord: celle du lecteur et celle de l'écrivain.
Le saviez-vous en écrivant?
Je ne m'étais pas formulé les choses.
Que savez-vous quand vous écrivez?
Je suis dans l'enchantement, je ne peux pas vous dire.
Connaissez-vous le genre d'écriture qui convient à un livre au moment où vous le concevez? Si on lit trois fois la même histoire, on constate qu'elle est écrite chaque fois d'une manière très différente. Est-ce une évolution ou une nécessité de l'instant?
Je n'ai jamais su ça.
Vous êtes de plus en plus proche d'un - pas «du», mais «d'un» - langage parlé.
Dans le livre, ce charabia, c'est très bien.
Vous trouvez que c'est du charabia?
Je le trouve magique, mon charabia. Il est magique pour moi.
Savez-vous comment il fonctionne?
Je sais d'où je le tiens, quand même. Des copines, des camarades annamites, et des garçons. Et le Chinois était un Chinois. Donc je devais parler mal.
Auriez-vous retrouvé cela?
Non, je m'explique ça ainsi. On n'a pas idée d'écrire comme ça. Écoutez: quand on parle du style d'un écrivain, chaque écrivain a son style. Moi, j'ai le style charabia. Comme on dit judéo-chrétien, on peut dire latino-annamite. En même temps, j'étais première en français, tout le temps. Donc j'écrivais très bien. Parce que les professeurs - dites-le bien - auraient refusé des rédactions écrites comme ça. Je n'étais pas plus bête qu'une autre, je le savais très bien.
Vous parlez une fois, dans ce livre, de ce que vous cherchez à faire par l'écriture. Vous parlez de conversations chaotiques «d'un naturel retrouvé». Et le mot «retrouvé» est important.
J'ai écrit ça? Où ça?
Dans une note, page 203.
Oui, j'aime beaucoup cette note-là.
Mais vous ne vous en souveniez plus. Quand vous avez écrit un livre, il est déjà loin?
Oui. Ce matin, j'ai essayé d'en lire deux ou trois pages. J'étais très contente. Je l'ai terminé il n'y a pas longtemps. Il y a eu l'histoire Lindon. J'ai oublié de dire quelque chose, sur Lindon, à «Libération», je vous le dis à vous. Lindon a eu le manuscrit que j'ai ensuite donné à Gallimard. Il dit que le manuscrit était sale, illisible, il ment complètement, c'est un menteur. C'est le même manuscrit qui a été lu chez Gallimard. J'ai téléphoné chez Gallimard, j'ai dit: «C'est moi, Marguerite, je viens de rompre avec Lindon. Pour toujours. Je vous donne mon livre.» Je savais que tout Paris accepterait mon livre, il n'y avait que cette andouille qui s'est foutu dans cette situation. Après, on n'en parle plus, mais c'est un acte qu'on ne pardonne jamais, cette intrusion par un éditeur dans le rôle de l'écrivain, c'est-à-dire cette décision qui est à chaque ligne de l'écrit d'un écrivain. Changer ça quand on est éditeur! C'est comme s'il était mort pour moi. Voilà, on va faire comme si, on n'en parle plus.
Un de vos biographes date votre installation rue Saint-Benoît de 1939...
C'était en 1942. Pourquoi avoir ajouté trois ans?
Oublions l'anecdote. Mais êtes-vous fidèle aux lieux?
Non. Quand même, ça me fait problème de quitter, là. J'ai hérité d'un appartement, on va y aller. Avec Yann, on va y aller. Très près. Ça devient infernal, la rue. Ce n'est plus la rue Saint-Benoît, c'est la rue Bouygues.
Avez-vous besoin d'une atmosphère particulière pour vivre ou auriez-vous pu vivre n'importe où?
Non, pas n'importe où. Je ne sais pas, moi, comment je suis. Dis-moi, Yann. Est-ce que je peux vivre partout? Je n'ai jamais vécu n'importe où!
Et écrire? Y a-t-il des lieux privilégiés pour l'écriture?
Tout est privilégié: la table, le fauteuil, le stylo, le papier.
Vous êtes une maniaque?
Tous les écrivains. Ce que je ne peux pas supporter, avant tout, et c'est arrivé ici très souvent, c'est, à huit heures du matin, le marteau-piqueur sous les fenêtres. Et les motos, la nuit. C'est obscène. Ils font des rallyes, la nuit, à quatre heures.
Travaillez-vous à certains moments plutôt qu'à d'autres?
Ça me prend n'importe quand. Mais le matin c'est plus tard, parce que je me lève tard. Quand vous coupez le travail à trois heures du matin, vous ne dormez pas tout de suite. Alors, très vite, ça devient très fatigant. C'est très difficile.
Quand vous écrivez, comment arrivez-vous à cette sorte de langage parlé?
Je ne le fais pas exprès, vous savez. Il arrive sur moi, mais je ne le pense pas. Ça me vient comme ça, et puis je le mets.
Et ensuite, y a-t-il encore beaucoup de travail?
Quant à l'équilibre des chapitres, oui. Mais l'écriture elle-même... Quelquefois, je rajoute des choses. Mais je ne les modifie pas.
Dans L'Amant de la Chine du Nord, le censeur dit à l'enfant: «Dans la vie, continuez à faire ce que vous désirez faire, sans conseil aucun.» Croyez-vous à ce genre de... conseil?
Je le vis. Tous mes coups terribles, je les fais seule. J'ai acheté une maison à la campagne, je l'ai achetée toute seule. Un appartement à la mer, toute seule. Personne ne m'a accompagnée, personne n'osait prendre la responsabilité de l'achat. Toute ma vie, on a dit: «Elle est folle, Duras.»
Pascal Bonitzer avait écrit, dans le Magazine littéraire: Duras, c'est un scandale.
Ça me plaît, ça. Ça ne me gêne pas, au contraire. On dit: «Duras est libre, c'est la seule, elle est libre.»
Qu'est-ce qui vous donne cette liberté?
Je ne suis pas tout à fait d'ici, en France. Je suis encore une étrangère. Mais j'ai un amour fou pour Paris, un amour fou pour la France. Ce n'est pas contradictoire.
Ni dans L'Amant ni dans L'Amant de la Chine du Nord, on ne trouve le mot: «roman»...
Il y a «roman», ici.
Non.
Ils n'ont pas mis «roman»?
Non. Donc on lit cela comme la vie de Marguerite Duras. Est-ce que cela vous gêne ou est-ce que vous l'avez cherché?
C'est ma vie, mais très écrite - enfin, écrite. Ce n'est pas un journal, c'est de l'écriture. Parce que je crois qu'il n'y a pas de roman sans écriture. Il peut y avoir des mémoires, des récits... C'est difficile de distinguer ça.
Ceci, qu'est-ce que c'est?
Une mise en paroles, une mise en rythme, en cadence.
Au début de votre texte pour Hiroshima mon amour, vous disiez...
Qu'est-ce que je disais? Allez-y, allez-y!
«Tu n'as rien vu à Hiroshima.»
C'était culotté, ça. Je n'en reviens pas encore!
Et, il y a quelques années, dans un entretien, vous disiez que maintenant ce serait très différent, qu'avec la télévision, on verrait tout d'une autre guerre. Il y a eu une guerre, cette année, et de nouveau on n'a rien vu.
C'est vrai.
Ce fait vous inspire-t-il?
Pour l'écriture? La guerre du Golfe ne m'a pas du tout intéressée. Ce que j'attendais, c'était la mort de Saddam. Je l'attends toujours, d'ailleurs, c'est tout. Et j'avais peur qu'on tue les Juifs, c'est toujours pareil.
Plusieurs fois dans votre vie, vous avez été très proche des événements, vous avez fait du journalisme...
Je suis politique, vous savez, j'ai été au Parti communiste sept ans!
Vous semblez maintenant avoir pris du recul face à l'actualité ou bien vous avez envie de vous replonger de temps à autre dans ce débat quotidien?
Je m'empêche de faire des papiers.
Pourquoi?
Ça me prend du temps. Les gens sont sourds. C'est toujours contre quelqu'un que je fais de la politique. Elle ne m'intéresse plus du tout. Je ne crois pas à une seule parole de la droite. Tout est faussé, et souvent innocemment. Chirac, c'est un innocent. Quand il y a l'innocence, comme ça, ça se pardonne. Même celui qui gueule, Pasqua, il a de l'innocence. Les types terribles, ça commence avec Juppé. Ils crient, ce n'est même pas sincère. C'est un horrible spectacle. Moi, je suis mitterrandienne, vous savez, avant tout.
Au début du livre, avant lui, en quelque sorte, dans ces deux pages en italiques où vous expliquez pourquoi vous l'avez fait, vous écrivez que vous étiez occupée à autre chose et qu'en apprenant la mort du Chinois, vous aviez abandonné le travail en cours. À quoi étiez-vous occupée?
Je faisais des scripts, pour monsieur Annaud, et puis j'ai abandonné, en plein milieu. Je ne pouvais pas surmonter ça, l'ennui que ça me procurait d'adapter «L'Amant».
La dernière phrase de ce texte est énigmatique: «Je suis redevenue romancière.»
Non: «Je suis redevenue un écrivain de romans.» C'est incompréhensible, cette phrase. Ça arrive, comme ça. J'ai écrit cette phrase. Et après, je me suis dit: «Qu'est-ce que ça veut dire, où suis-je allée chercher ça?» Et j'aimais tellement le balancement de la phrase que je l'ai gardée. C'est dans le rythme de la phrase, naturel complètement, et je me suis dit: «Ça doit être vrai!»